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Pour traduire le changement de valeurs qu’implique le nouveau portrait de l’élite dessiné par Kaosen, je ferai appel à la poésie de l’un de ses combattants, Makhmud Kush des Ifadeyen, qui, à l’aide d’un tableau aussi concis qu’inci-sif, résume toute la puissance de cette révolution. Ces vers sont extraits d’un long poème composé dans les dunes du Ténéré de la région de Termit, alors que Kaosen se trouvait dans le Damergou et que le commando auquel parti-cipait l’auteur, dirigé par Ibrahim ag Abakada des Ajjer, menait des actions destinées à approvisionner l’Aïr et l’Ajjer.

iyen Bâba énad wer namus wan tizufa L’un, Bâba le forgeron qui n’est pas celui des haches as yekla yetinan kamanda toute la journée s’entraîne au fusil.

ahan Taramit enta Awta Ils étaient à Termit lui et Awta.

mahé yadasan tén da tiwta Qui toucherait là-bas ce fléau diabolique wer arték éghaf-nét dagh igudda sans que tombe sa tête dans les dunes ? yemus tadaraka8 En voilà la preuve !

maydawa agzaman tu dagh igudda Ils ont égorgé Maydawa9dans les dunes tuwa-nét yekaltat Bâba Sa bosse, Bâba l’a prise,

yesawas yejagay kumanda et l’a fait fondre pour graisser le fusil éghaf-nét yekaltu Awta Sa tête, Awta l’a prise.

Ce poème met en scène des personnages et des situations qui associent des traits absolument contradictoires et incompatibles dans la logique ancienne.

Ainsi, l’artisan, Bâba, par définition pacifiste, mène des activités guerrières non pas occasionnellement mais à temps complet. Son compagnon d’armes est un noble, pilier de combat réputé, Awta. L’association de ces deux figures est terriblement efficace : elle constitue une force de frappe si redoutable que per-sonne n’oserait l’attaquer. Les deux hommes égorgent dans les dunes, c’est-à-dire dans l’essuf, “le monde non domestiqué”, un animal qui porte lui-même un nom étranger incarnant l’altérité sauvage échappant à toute contrainte et à tout contrôle : Maydawa, qui désigne en haussa le “chameau de brousse”, livré à lui même dans les pâturages lointains, hors du voisinage des campements.

Cette image est très forte : elle signifie que ces hommes, pour leur cause, sont prêts à tout sacrifier, même un animal que l’on ne consomme pas habituellement et qui, de plus, symbolise chez les Touaregs une valeur sacrée, c’est-à-dire l’esprit de la liberté brute (téderfa), sans entraves et sans limites.

Enfin, l’artisan s’empare de la bosse, part réservée ordinairement aux esshi-khen, lettrés musulmans qui ont le statut de “pauvres”, pour un usage non pas culinaire mais militaire, c’est-à-dire graisser son fusil. Quant à Awta, il prend la part des forgerons, c’est-à-dire la tête, acte impensable pour un noble mon-trant que désormais, les rôles sont interchangeables.

Après la mort de Kaosen, pendu par les Turcs en 1918, les résistants touaregs mènent leur ultime bataille. Ils savent que désormais, ils ne peuvent compter sur

8. Renvoie à l’idée d’évidence et d’éveil foudroyant.

9. Nom haoussa désignant le chameau géniteur (en Touareg : ameli) laissé en liberté dans les pâturages.

aucune alliance, ni aucune aide (l’aile de leur armée dirigée au Tibesti par Elmo-khtar Kodogo n’a pas répondu à leur appel car elle a été anéantie). Le récit du combat de Gutrun met en scène toutes les attitudes touarègues destinées à assu-rer, dans des registres différents, la pérennité de la société. Le théâtre de l’inévi-table défaite s’organise autour de quatre rôles.

Le premier est incarné par les “piliers de combat”, qui mettent genou en terre et choisissent de mourir en martyrs selon le modèle guerrier ancien pour que leur exemple nourrisse la mémoire collective et que leur sang irrigue ou alimente symboliquement les générations à venir. Ainsi fait, par exemple, Ekadey, qui avait accepté les nouveaux principes de guerre de Kaosen mais en ayant du mal à renoncer à sa vision hiérarchisée des responsabilités. Certains, comme Shey-kho, se brisent eux-mêmes la nuque (tarzu) sur le champ de combat pour démontrer à la fois leur mépris de la mort et attachement aux idées de Kaosen qui refusait que les combattants s’offrent comme cible à l’ennemi.

Le second est celui des “oreilles de chacal” qui ne se rendent pas, bien que la défaite soit consommée, préférant se retirer dans le maquis pour continuer à torsader la corde de la résistance jusqu’à l’extinction : c’est le cas de l’amenukal Tagama qui part avec un petit nombre de combattants dans le désert en sachant qu’il n’a aucune chance d’échapper à l’ennemi (Tagama sera arrêté, empri-sonné et étranglé dans sa cellule par un officier français10).

Le troisième comportement est d’accepter la soumission pour protéger la

“semence” (iri) de la résistance, c’est-à-dire les enfants, qui retournent au pays, escortés par plusieurs guerriers.

Le quatrième rôle est attribué à ceux qui ont disparu (imetinkal) sans que l’on retrouve leur corps ni que l’on sache où ils sont partis, comme Kati des Ikaz-kazen, “pilier de combat” converti à la stratégie de Kaosen, ou Elkhurer des Iwel-lemeden, ou Bâba le forgeron guerrier, ou encore Fona des Kel Tafidet, l’un des hommes les plus importants parmi les “oreilles de chacal” – et qui en fait sera arrêté plus tard, en 1927, par les Anglais à Kano alors qu’il venait de reprendre contact avec les Touaregs, puis extradé sur la demande des Français à Niamey où il décédera peu après son emprisonnement11. L’interprétation de ces dispa-ritions s’élabore autour d’un motif messianique que l‘on retrouve également au sujet des martyrs et des saints : en effet, ces combattants disparus, dont la pré-sence n’est plus perceptible car ils ont pénétré dans le monde de l’invisible, sont censés revenir un jour pour sauver la société. Leur éclipse dans un espace inac-cessible est destinée à reconstituer une nouvelle résistance qui permettra dans un futur non défini de délivrer le pays. C’est pourquoi ils représentent “les braises qui ne s’éteignent pas” ou les étoiles destinées à “consteller la mémoire”, selon les termes utilisés pour les désigner et définir leur rôle.

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10. Voir à ce propos Fuglestadt 1976 ; Triaud 1995 : 940-942.

11. Voir Nicolas, 1950 : 465 ; Triaud, 1995 : 951-954.

Éperonner le monde 138

Après la guerre dirigée par Kaosen, le modèle d’élite qu’il a construit et qui remettait en cause les formes anciennes de l’honneur touareg s’est profondément implanté dans les milieux qui l’avaient suivi. Le contexte politique d’après-guerre dans les années vingt s’est complètement modifié : l’ordre colonial, ins-taurant une tribalisation généralisée du monde touareg, a cassé la structure confédérale, découpée en autant de chefferies administratives que de fractions et sous-fractions. Les rôles politiques ont profondément changé de nature, le chef dit “traditionnel” étant désormais redevable de ses actions devant le seul pouvoir colonial et non plus devant ses administrés.

Dans la pénombre de l’ordre colonial et les limites extrêmes qu’il impose, la recomposition des élites reconnues comme telles par la société va s’inspi-rer des principes avancés par Kaosen. Par exemple, nombreux sont les chefs qui acceptent de protéger leur communauté non plus sur le mode héroïque et guerrier, mais obligatoirement pacifique, en ravalant leur amour-propre comme l’avait préconisé Kaosen et en supportant stoïquement les humilia-tions de la soumission pour les éviter à leurs protégés : ce fut le cas par exemple d’Akedima pour les Ikazkazen Tshinwafara, ou encore de Balla Mussa et d’Elkhaj Ibrahim pour les Kel Ezareg, de Bubakrim pour les Afa-garwel, de Falena pour les Igermaden, de l’anastafidet Abdu Ekadey et d’autres qui réussirent à empêcher que les autorités coloniales interviennent directe-ment dans la gestion de leur communauté et se mêlent des affaires inté-rieures des tribus.

Dans ces années moroses de la “soumission”, la recomposition d’un projet de société se fait par un retour aux lieux de mémoire, aux gestes héroïques des ancêtres, aux monuments qui les célèbrent et représentent les marqueurs sym-boliques du territoire. Les modes d’expression du refus de l’ordre établi s’ins-tallent dans l’espace des soufis (ifaqar), gardiens des noyaux territoriaux et des nécropoles à partir desquels se rénove la mémoire. Le caractère radical et le sens de la lutte politique s’affirment à travers plusieurs manifestations liées à ces lieux, comme le culte des martyrs – guerriers ou saints – qui se sont sacrifiés pour défendre leur cause, le pèlerinage aux tombes et aux sites sacrés, les retraites dans les cellules des sanctuaires soufis, la fusion entre les déterminations politique et religieuse unies dans le même refus de l’autorité imposée, aboutissant à une sorte de mysticisme de la résistance où l’image du guerrier sacrificiel se double de celle du saint.

Pendant ce temps, l’administration coloniale consolide sa position : elle démet les chefs suspectés d’être de mauvais relais à sa politique, demandent des enfants à scolariser ou des hommes à enrôler dans les goums. Les anciennes élites politiques s’emmurent souvent dans une opposition farouche et essaient sous la contrainte de trouver des solutions de diversion : par exemple, elles envoient à l’école des Français soit des enfants considérés comme débiles ou attardés, soit les enfants de leurs serviteurs ou ceux venant de familles qui ne sont pas assez

influentes pour refuser12. Lorsque ces parades sont impossibles, la réaction est de compenser la perte en donnant un autre enfant à l’école des ifaqar, faisant alors conjuguer le savoir des nobles et le savoir des lettrés qui étaient restés jus-qu’ici distincts et complémentaires dans l’Aïr. Au fur et à mesure que la menace externe pèse sur le système social et politique touareg et s’attaque aux rouages intimes de la société, le mode de refus de l’occupant et de sa logique va mêler de plus en plus intimement les registres politique et religieux. Le terme ifaqar en vient à désigner à cette période tous ceux qui, dans les tribus, résistent à l’ordre colonial.

Cette fusion entre les deux ordres n’a de sens que dans ce contexte particu-lier. C’est pourquoi les responsables politiques touaregs de l’Aïr (par exemple chez les Ikazkazen) combattront énergiquement tout prosélytisme de la part de religieux musulmans venus d’ailleurs (surnommés isaqabaren, parce qu’ils por-tent leurs livres sur le dos) car cela était susceptible de compromettre l’enpor-tente politico-religieuse instaurée entre les lettrés et les guerriers.

Un dernier type d’élite guerrière subsiste durant cette période (jusque dans les années quarante), représentée par les combattants qui ont choisi la vie clan-destine du maquis, ne fréquentant les campements qu’à la nuit tombée. Peu à peu s’esquisse un nouveau portrait de combattant solitaire, individuel, reclus dans les marges, ne sortant de la montagne que pour accomplir des attaques

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12. Par exemple, les Ikazkazen ne comptent que deux scolarisés.

Visite aux tombes des saints et des martyrs, Agalangha, Aïr, 1999

Éperonner le monde – Nomadisme, cosmos et politique chez les Touaregs 140

“coupe-jarret” (aghtesaguz) : il s’agit du “bandit d’honneur” comme le célèbre Akhmed Igeraw de l’Aïr qui tua le chef redouté des goumiers et que les vers sui-vants évoquent :

Akhmad Igeraw Akhmad Igeraw,

ghur Tanut tameradu de Tanut en passant par

Ingal d Tagdayt ar Ghadames Ingal et Tagdayt jusqu’à Ghadames ghur Kidal ar Bilma de Kidal à Bilma,

Akhmad Igeraw Akhmad Igeraw

tatult nesen. (est) leur sangle.

Ainsi, ce qui représente l’élite d’un point de vue touareg après l’instauration de l’ordre colonial ne peut plus exister ni agir qu’en se camouflant, et son action s’exerce seulement dans un champ social fort rétréci. Le rôle de “bou-clier” de la société exige des attitudes inédites et ingrates, des tâches sacrificielles qui ne correspondent plus du tout au registre héroïque ancien. L’image du poing fermé sur un bouquet de lances qui symbolisait le rassemblement de la défense armée est remplacée par celle du “paravent” (esaber) qui entoure la tente et par celle de la “sangle”, dernier lien qui relie et soutient les angles du pays déchiré. En contrepoint, les poétesses stigmatisent ceux qui se contentent des fonctions autorisées et “mangent” leur société sous couvert du pouvoir colonial.

Qu’est-ce que l’identité ?

La définition de ce concept dans le Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie (Izard et Bonte, P.U.F. 1991) renvoie au terme fondateur de cette discipline : “ethnie”. Cette notion, au cours des dernières années, a fait l’objet d’un large débat en sciences humaines où la vision substantiviste du fait ethnique et donc de l’identité a été récusée au profit d’une approche interac-tionnelle qui s’attache à montrer que l’ethnie est une catégorie “négociée”, dont « la continuité dépend du maintien d’une frontière et donc d’une codi-fication constamment renouvelée des différences culturelles entre groupes voi-sins » (Taylor, op. cité, 243).

Dans un cheminement qui s’avère compatible avec ce paradigme, la philo-sophie touarègue offre, pour penser l’identité et l’altérité, un modèle théorique original et alternatif.