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ou les métamorphoses contemporaines du politique

Éperonner le monde 62

Les récits historiques étudiés exposent des stratégies politiques contrastées qui définissent une certaine conception de l’ordre politique. Ce sont à la fois les représentations du pouvoir, les structures et les institutions politiques, enfin les stratégies individuelles mises en œuvre chez les dirigeants Ikazkazen que je tenterai ici de mettre ici en évidence.

De la pénétration coloniale jusqu’à aujourd’hui, quatre étapes sont distin-guées. J’évoquerai rapidement les premières (déjà abordées dans le chapitre 1), c’est-à-dire la conquête, la révolte, la soumission, pour m’attarder sur la der-nière : l’indépendance. Chaque étape a suscité des parades politiques particu-lières et des mutations stratégiques du pouvoir. En dépit de l’appellation de

“droit coutumier” qui fige, sous une apparente immuabilité, les institutions pré-coloniales, ce sont les métamorphoses du politique et de ses rôles afférents qui se dégagent des différents discours historiques étudiés. Le “sens” même des fonctions politiques touarègues dites “traditionnelles” oscille et se transforme pour aboutir à une situation aujourd’hui inédite.

La conquête

À la fin du XIXesiècle, dans tous les territoires du pays touareg, les défaites militaires infligées par l’armée française s’étaient multipliées et avaient abouti, pour la région qui nous concerne, à l’occupation d’Agadez en 1904.

À ce sujet, un commentaire de Baba des Ikazkazen2, qui fut l’un des compagnons de Kaosen, dessine d’emblée les contours de l’espace politique per-tinent d’un point de vue touareg, énonçant les relations jugées vitales pour la col-lectivité. En effet, si le but d’intimidation de l’opération militaire française n’échappe pas à ce témoin, il pense que la stratégie des Français est avant tout

« d’interrompre les relations de pillages d’honneur » (aqqaten) entre d’un côté l’Aïr, l’Ahaggar, l’Ajjer et de l’autre les Iwellemmeden Kel Ataram. De même, il s’agit de supprimer, dit-il, « les coups de main (ikafalen) dans les pays du Sud qui n’étaient pas sous la protection touarègue ».

En premier lieu, se trouve ainsi énoncé ce qui est susceptible d’entamer la reproduction de la société, c’est-à-dire les relations d’échange – “négatif ” dirait-on entre les grands pôles cdirait-onfédéraux existant, trois (l’Ajjer, l’Aïr, l’Ahaggar) étant alliés contre un quatrième (la Tademekkat) dans des relations réciproques dont le pillage d’honneur était l’une des facettes. Ces rapports assuraient notam-ment la redistribution des biens et des pouvoirs.

D’autre part, la notion de “protectorat” fait son apparition à propos d’un type d’action qui lui est incompatible : une prédation (akafal), cette fois à sens unique, contre les pays du Sud qui ne faisaient pas partie du système politique touareg et qui, à cette époque, se trouvaient placés sous domination française.

1. Voir Claudot-Hawad et Hawad, 1988 et chapitre 1 ci-dessus.

2. Voir chapitre 1.

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Le cadre politique et social qui donne son assise à la société se trouve ainsi tracé : il inclut tous les grands pôles politiques du Nord-Est, Nord-Ouest, Sud-Est et Sud-Ouest, ainsi que les zones sédentaires qui constituent le protecto-rat touareg. Au-delà de cet espace politique, commence l’“extérieur” avec lequel aucune relation codifiée n’est établie.

Une situation de déséquilibre interne Après la défaite d’Egatragh au nord de l’Aïr en 1899, une partie des Ikazkazen – et parmi eux en particulier les Igerzawen – s’exile pour organiser une résis-tance à l’extérieur du pays, attitude qui s’oppose à une conception plus classique de l’honneur guerrier et de la suzeraineté exigeant de ne pas quitter le pays et de rester auprès de ses dépendants (appelés tilaqqawin : “pauvres”) pour les défendre et les protéger.

Concernant ce départ resurgit la question de l’organisation institutionnelle du politique : on apprend que cette absence provoque un déséquilibre dans la charpente de l’unité Ikazkazen.

En effet, les Ikazkazen de l’Aïr forment au début du siècle une confédéra-tion (taghma) dont le noyau dirigeant est constitué de quatre tribus (tawshit, pl. tiwshatin) sœurs – les Tshinwafara, Igerzawen, Afagarwel, Kel Ezareg – inté-grées aux ighollan de l’Aïr3. Le chef de la confédération, appelé ettebel, est recruté parmi les Tshinwafara qui sont l’ébawél – i.e. le noyau matrilinéaire – des Ikazkazen. Suivant la règle de succession utérine, les kel ébawél (“gens de l’ébawél ”) sont les héritiers légitimes du pouvoir. Opposée à ébawél ou encore tasa (“le ventre”), la notion d’aruri désigne “le dos” et dans le registre parental le côté paternel4. Chaque tribu apparaît liée aux autres par l’un des deux pôles de l’opposition ventre/dos. Le maillage de cette chaîne relationnelle entre tribus se dessine dans l’ordre suivant, exprimant dans un langage parental la hié-rarchie des ayants droit :

« Le dos des Ikazkazen, ce sont les Igerzawen. Les Tshinwafara conservent le rôle d’ébawél. Mais les Igerzawen sont l’ébawél des Afagarwel et les Afagarwel servent d’ébawél aux Kel Ezareg » (Ghayshena).

Autrement dit, les droits d’aînesse placent au premier rang les Tshinwafara, puis les Igerzawen, les Afagarwel et enfin les Kel Ezareg, ces derniers étant le plus éloignés du pôle des décisions politiques.

Ghayshena des Ikazkazen explique :

« Quand les Igerzawen se sont exilés pour ne pas avoir à partager la terre avec les Français, après notre défaite, les Tshinwafara se sont retrouvés seuls, sans dos (aruri). C’est depuis ce temps qu’ils se sont souciés de l’opposition entre le dos et le ventre à l’intérieur même de la tente pour la suc-cession » (Ghayshena).

3. Pour l’analyse du système politique de l’Aïr, voir chapitre 1 4. À ce sujet, voir Claudot-Hélène et Hawad, 1984 et 1987.

Pourquoi l’absence de “dos” est-elle perturbante et pourquoi avoir le souci de recréer cette opposition au sein de la tente héritière où les liens parentaux sont « entrecroisés comme dans un filet (tettet) », si bien que l’on ne peut plus distinguer le côté maternel du côté paternel ?

D’autres commentaires vont préciser la nature du pouvoir et sa répartition :

« À l’intérieur même de la tribu, poursuit Ghayshena, la tente forte est devenue l’ébawél de la tribu… Tout homme ou femme né dans cette tente, nous les considérons comme des kel ébawél, mais nous ne nommons chef dans cet ensemble que celui que nous avons choisi. Les hommes ont la chefferie de la guerre et de l’extérieur de la tribu, les femmes ont la chefferie de l’intérieur.

Ce n’est pas parce qu’on voit un homme à la chefferie que c’est lui qui a le pouvoir. Il faut pen-ser toujours que chez les Touaregs à l’intérieur d’un ettebel, il y a trois chefferies (tamenukala, sing) : la première est celle de la guerre, la deuxième celle de l’honneur (ezzebun) des femmes, la troisième celle des ultimes décisions à prendre, pouvoir détenu par une tente de l’ébawél qui est toujours dans l’opposition. À l’intérieur de chaque tente, les choses se divisent de la même manière ».

Autrement dit, le pouvoir ne se gère légitimement qu’à la condition de repré-senter un choix entre plusieurs positions contradictoires. Si l’opposition est absente, si la pluralité des possibilités n’existe pas, il est menacé de déséquilibre.

Par ailleurs, cette division tripartite du pouvoir établit une distinction entre la force militaire, la force morale qui légitime et la force exécutive.

Dialectique apparaît cette vision du champ politique où doivent s’équilibrer plusieurs partis ou, pour reprendre la métaphore de la tente, plusieurs “piquets”

et enfin, si l’on adopte la sémantique du corps humain, plusieurs “membres”.

Cette conception s’accorde en effet avec la représentation de l’ensemble toua-reg – applicable à chacune des parties qui le compose – comme une charpente dont l’équilibre repose sur plusieurs piquets : éhan ikarasan as meraw tigetawin d senat wer akaras as iyet, « La tente qui se bâtit avec douze piquets ne se bâtit pas avec un seul », dit le proverbe.

Que l’un des éléments s’effondre, et le toit bascule. D’où la nécessité de tout de suite recréer la pièce manquante, en restaurant son altérité.

Par ailleurs, le vrai “pouvoir” se situe souvent dans l’ombre. Les femmes jouent ce rôle d’éminence grise, “protectrices” de leur tente, de leur lignée.

Dans ce cadre, la “sœur” ou son substitut juridique au sein de la structure sociale apparaît comme le pair de l’homme et son soutien pour les décisions de politique interne et externe5. Chez les Ikazkazen du début du siècle, le personnage de Tesigalet, sœur du chef, illustre parfaitement cette fonction :

« Chez nous, à l’époque des Touaregs6, Adamber dirigeait l’ensemble des Ikazkazen et sa sœur était son égale dans le pouvoir, non seulement pour diriger les gens mais aussi dans les

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5. Voir à ce sujet, H. Claudot-Hawad, 1989.

6. C’est-à-dire quand les Touaregs étaient maîtres chez eux.

tégies de guerre et la politique. Pour déclarer la guerre, décider de fuir ou de se battre, c’était elle qui décidait » (Ghayshena).

Tesigalet avait-elle des attributions exceptionnelles? Non, répond Ghayshena : elle incarnait le rôle même de la femme touarègue :

« (Les femmes) nouent les relations de solidarité mais aussi celles d’hostilité et de négociation pour la paix ; elles envoient les cadeaux de solidarité souterrainement… Nous structurons leurs relations (des hommes) et rachetons leur honneur… Les femmes touarègues bâtissent une bonne réputation aux hommes de leur ébawél ».

Le débat politique Jusqu’en 1917, un débat intense oppose deux types de figures politiques.

D’un côté se situent les chefs à l’ancienne qui ont une vision hiérarchique de l’ordre social et pour lesquels le rôle endossé par chacun est déterminé par son appartenance à une catégorie sociale particulière. Dans ce cadre, si le devoir de protection des suzerains est affirmé, leur droit de domination sur les vas-saux ou les “pauvres” est également justifié. Dans l’autre camp, se trouvent des personnes – en général jeunes – qui, comme Kaosen, développent une théo-rie plus individualiste et égalitaire, accordant à chacun la place qu’il mérite, non pas en fonction de son rang social, mais de ses actions personnelles : c’est pourquoi Kaosen jugera légitime de piller les “collaborateurs” de l’occupant français même s’il s’agit de “protégés” touaregs7; c’est pourquoi également, il partira en exil pour organiser une résistance, laissant en arrière le pays et ses dépendants.

En fait cette discussion est fort ancienne dans la société et possède depuis longtemps des expressions concrètes dans l’opposition entre d’une part le système politique fortement hiérarchisé des Kel Ahaggar, Kel Ajjer et Iwellemmeden, et d’autre part les ighollan de l’Aïr (nés vers le XVe siècle), structure plus égalitaire où toutes les tribus étaient représentées à l’Assemblée politique, même si l’origine noble ou vassale des uns et des autres était recon-nue, historiquement et culturellement.

Dans le premier cas, le représentant de la confédération (amenukal) était recruté parmi les suzerains ; dans le second, c’était un étranger assimilé à un

“esclave”. On comprend que le rôle idéal de chef-arbitre ait pu être assumé avec moins de risque hégémonique par le deuxième personnage plutôt que par le premier, qui avait l’appui de sa parentèle guerrière.

Le nouvel ordre colonial Entre le début de la domination française et la révolte de 1917, la présence française s’est soldée par plusieurs interventions au niveau politique et éco-nomique.

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7. Par exemple, il n’hésitera pas à piller la tribu non guerrière des Igdalen ou encore les clients Haoussa du Damergou, geste hautement réprouvé par Adamber, le chef des Ikazkazen.

Les pressions françaises exercées sur l’amenukal, chef-arbitre de l’Aïr, abou-tissent très rapidement à la soumission de ce dernier – appelé “sultan” d’Aga-dez et certainement imaginé comme tel par les Français, mais cet acte de la part d’un arbitre par définition sans pouvoir n’a bien entendu aucune influence sur le reste de la société : Ousman, jugé incapable, est destitué ainsi que son suc-cesseur Ibrahim Dassouki, jusqu’à la nomination de Tagama (voir chapitre 2).

Par contre, l’hégémonie touarègue apparaît largement ébranlée dans ses protectorats : tout droit de suzeraineté sur les villages sédentaires est abrogé, mesures accompagnées d’une surveillance étroite de l’aristocratie guerrière, d’un contrôle des déplacements, de la suppression des assemblées, de l’arres-tation et de la destitution de nombreux chefs (ettebelen)8. Chez les Ikazkazen, Adamber, chef de la confédération, est emprisonné au terme de plusieurs déro-bades envers l’administration coloniale.

D’autre part, pour encourager l’émancipation des esclaves et entamer le pouvoir des hautes sphères de la société, des villages de “liberté” sont créés à partir de 1910 à Agadez, mais ils n’auront pas beaucoup de succès (Idrissa : 469).

Sur le plan économique, les entraves sont nombreuses. L’occupation précoce des ports caravaniers comme Tombouctou en 1894 et In Salah en 1899, puis du Damergou, atteignent l’un de leurs objectifs qui est, comme l’exprime sans ambiguïté un militaire, de « brider les Touaregs facilement et les affamer en leur coupant toutes les routes » (Lieutenant Colonel Salomon, in Idrissa : 671). Les tentatives des Français pour s’accaparer le trafic transsaharien se multiplient.

Ainsi, dès le début du XXesiècle, le Sahara touareg, par l’occupation française et divers découpages territoriaux, se trouve isolé d’importants centres d’échanges.

En 1907, les Français instaurent un système d’escorte des caravanes (qui va provoquer un développement des rezzous) et suppriment les taxes de passage pour les suzerains. Enfin, des réquisitions massives de bétail ainsi que d’hommes, pour l’exécution des “travaux publics”, sont largement pratiquées.

La scène politique Depuis la pénétration coloniale, dans toutes les confédérations dotées de chefferies à fort enjeu politique, la rivalité pour le pouvoir s’est exprimée en fonction de la position à adopter face à l’envahisseur, engendrant souvent un mécanisme de scission.

Chez les Ikazkazen comme dans le reste de l’Aïr,

« les chefs, eux qui utilisent la politique [c’est-à-dire la diplomatie par opposition à l’affron-tement guerrier], restent sur place pour maintenir avec les Français un semblant de contact qui laisse le temps de réunir les armes » (Fakando).

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8. Voir l’exemple des Kel Gress, in Idrissa : 396-97.

Ruse et évitement définissent les rapports avec l’occupant extérieur. Il s’agit de gagner du temps pour organiser une résistance efficace. Dès la première défaite contre l’armée étrangère, en 1899, s’est amorcé un mouvement d’exil vers l’est. Une partie des Ikazkazen – et en majorité la fraction des Igerzawen – part avec d’autres tribus de l’Aïr, du Damergou, de l’Alakouas… Ces exilés formeront autour de Kaosen, Akazkaz des Igerzawen, une armée de résistance qui reviendra au pays en 1916.