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Kaosen est le produit de la défaite mais aussi du modèle selon lequel l’élite ancienne s’est jetée dans le combat, avec détermination et sens du sacrifice.

Il a une vingtaine d’années quand il prend le chemin de l’exil après la bataille d’Egatregh dans l’Aïr qui s’est déroulée au passage de la mission Foureau-Lamy (1899).

Les contacts et la circulation des hommes et des armes à partir de l’Aïr s’orientent alors selon deux axes principaux : au sud-est vers le Kanem et au nord-est vers l’Ajjer. Entre l’Aïr et ces deux pôles, les va-et-vient sont constants.

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5. Kaosen fait partie de la fraction des Igerzawen dont les tentes sont agrégées à celles des Tshinwafara, groupe détenteur de la chefferie de la confédération des Ikazkazen depuis trois générations. Les Ikazka-zen de l’Aïr et en particulier les Igerzawen ont opéré à partir du XVIIesiècle une extension territoriale vers le sud pendant la guerre contre le Bornou, où une partie de leurs tentes s’est installée sur la ligne de front, dans le Damergou et dans l’Alakwas (au nord-ouest du lac Tchad). Cependant, les liens avec l’Aïr sont restés très denses jusqu’à récemment.

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Kaosen fait partie du flux qui suit la route de l’Alakwas et du Kanem. Parmi ses compagnons d’exil figurent beaucoup d’Ikazkazen du Damergou (appelés Imezzurag) et de l’Alakwas, qui sont déjà en relation avec la région voisine du lac Tchad ainsi qu’avec les Ouled Sliman avec lesquels ils entretiennent des relations tantôt d’hostilité, tantôt d’alliance. C’est après la bataille de Tana-mari en 1900 que les Ikazkazen du sud partent vers l’est par familles entières avec leurs serviteurs et leurs forgerons, drainant également d’autres groupes comme les Kel Gress et une partie des Kel Azawagh (notamment les Kel Tamezgidda).

Les exilés cherchent à se rapprocher des divers mouvements qui résistent à l’armée coloniale. La région où ils se dirigent commence à être sous l’influence de la Sanussiyya. Du côté touareg, des contacts avec la confrérie ont déjà été établis (notamment pour l’acquisition d’armes à feu) à travers les Kel Ajjer, qui depuis 1860 avaient cherché des alliés contre la menace ottomane.

Rapidement, les Touaregs dans la région du lac Tchad constituent une force militaire importante (3 000 guerriers à Bir Alali en 1901, sans compter leurs familles, selon Ferrandi, cité in Triaud 1987 : 53) et deviennent le bras armé de la Sanussiyya. La confrérie à la fois s’efforce de faciliter leur installation et d’utiliser à son profit leur capacité militaire, mais en même temps elle a une certaine réticence à leur fournir toutes les armes à feu qu’ils réclament.

Les Touaregs dans l’exil continuent d’affronter rudement l’armée française.

De nombreux accrochages et combats ont lieu, mais l’histoire touarègue ne retient dans sa chronologie que deux batailles marquantes qui se soldent par une défaite : celles de Luluwa (probablement Lioua près du lac Tchad) et de Guru (Gouro) auxquelles ont participé également des guerriers touaregs accourus de l’Aïr en renfort.

On sait par les Archives coloniales qu’à la bataille de Bir Alali en 1901, l’ar-mée française subit pour la première fois des pertes importantes grâce au chan-gement de stratégie des Touaregs : au lieu de s’exposer par une charge de cavalerie, ils se sont transformés en fantassins embusqués pour accueillir l’en-nemi avec des tirs fournis (Triaud 1987 : 24).

C’est après les deux combats de Luluwa et de Guru que le nom de Kaosen émerge de l’anonymat chez les Touaregs et qu’il commence à apparaître comme une figure de la résistance moderne, en référence d’abord à ses capacités stra-tégiques, tactiques (tarzamen, tadrabén) et diplomatiques. Dans son entou-rage immédiat, il était déjà connu pour son sens de l’organisation militaire. Il avait formé dans l’Aïr un petit groupe d’action armée (recruté dans toutes les catégories sociales parmi la “racaille”, disent les commentateurs, qui ne respectait pas les lois de la guerre d’honneur) favorisant dans ses interventions la mobi-lité et la rapidité. Sa réputation se forge non pas suivant l’image classique du guerrier “cœur de lion” (ewl n ahar) mais par rapport au zatén, c’est-à-dire le ratel (animal carnivore de la famille des blaireaux), connu pour ne jamais lâcher prise et qui traduit le caractère obstiné, tenace et têtu de Kaosen qui ne

renon-cera jamais à son but : constituer par n’importe quel moyen une armée moderne pour libérer le pays touareg.

Dans la mémoire touarègue, l’initiative des premiers engagements à l’inté-rieur même de la Sanussiyya est attribuée à Kaosen. Tandis que les chefs toua-regs entretiennent des rapports de partenariat et d’alliance avec la confrérie en assurant la défense armée de la région, Kaosen s’infiltre dans l’entourage immé-diat d’Elmahdi puis d’Elghabid, responsable des zones sahariennes et d’une par-tie de la Tripolitaine. Pour devenir un familier des lieux, il n’hésite pas à assumer un rôle que son rang de guerrier noble devrait en principe lui interdire : il devient palefrenier, “employé des Arabes” (anaghfir n Araben), s’occupant de nourrir, de dresser et de seller les chevaux. Cette image de Kaosen comme

“domestique” servira plusieurs fois d’anathème à ses détracteurs, mais Kaosen revendiquera toujours pleinement cette posture car elle illustre précisément la révolution qu’il cherche à instaurer : accepter tous les rôles nécessaires pour par-venir au but. « Non seulement, rétorque-t-il, j’ai été employé des Arabes, mais plus d’une fois j’ai ramassé le crottin des chevaux des Senoussistes et des Ita-liens, et tout cela pour vous libérer ».

Kaosen se fait rapidement remarquer par ses initiatives militaires et ses coups de main audacieux que l’histoire touarègue illustre par l’anecdote suivante.

Avant que la Sanussiyya et les chefs touaregs aient pris une décision au sujet des Ouled Sli-man dont une aile commençait à collaborer avec l’armée française (dans les années 1901-1902), Kaosen, personnellement, forma un commando, lança une attaque contre le groupe des Ouled Sliman et revint au siège de la confrérie. Les Ouled Sliman ne cherchèrent vengeance ni auprès des Touaregs, ni auprès de la Senoussia. Ils ignoraient qui était Kaosen. La seule chose qu’ils savaient était qu’il se trouvait dans l’enceinte de la zaweya. Ils envoyèrent une déléga-tion armée chez Elmahdi : « Nous sommes venus chercher notre agneau », lui annoncèrent-ils. Kaosen se chargea de les recevoir et y mit tout son talent. Il prit également soin de leurs chevaux avec dévouement. Le jour du départ de la délégation, il les escorta avec Elmahdi qui leur dit : « Je suis prêt à vous remettre votre homme ». Au moment où tous se saluaient pour le départ, Elmahdi désigna Kaosen en disant : « Votre agneau, le voici ». Les Ouled Sliman répondirent : « C’est impossible, on ne peut pas combattre un tel homme ».

Cette narration (Baba des Ikazkazen, 1989) met en relief l’efficacité de Kaosen sur le plan politique, militaire et tactique, mais dans un registre qui rompt avec le code ancien de l’honneur. Kaosen apparaît comme un homme de recours qui trouve toujours une solution quand la situation s’enlise, qui est rusé, inventif et insaisissable. Grâce à son éloquence et à ses dons de comédien, il parvient à retourner à son profit et à dominer des situations au départ défavorables. Il est capable littéralement de “se métamorphoser” (inabaday), c’est-à-dire de jouer un rôle qui lui est étranger. Sa force de caractère lui permet de passer dans le monde de l’altérité (dont il est normalement impos-sible, dans la conception touarègue, de revenir), sans s’y égarer ni perdre son identité (voir les chapitres 5 et 7).

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La formation rapide – en moins de deux ans – de combattants touaregs aux techniques de la guerre moderne est considérée comme son œuvre : tandis que l’armée touarègue poursuit son action au Kanem, Kaosen parvient parallèle-ment à faire enrôler comme soldats réguliers dans l’armée senoussie tous les jeunes combattants prêts à changer de stratégie guerrière. Il instaure ainsi avec la Sanussiyya un rapport de proximité, différent de celui qu’entretiennent avec elle les chefs militaires touaregs, c’est-à-dire une coopération entre des par-ties qui restent indépendantes et extérieures l’une à l’autre. En effet, l’armée touarègue continue à posséder ses propres dirigeants, sa logistique, et décide elle-même de ses stratégies.

Après la défaite de Gouro qui amène la Sanussiyya à se replier vers le nord et au fur et à mesure de l’avancée des troupes italiennes, Kaosen s’impose sur le plan militaire par sa capacité à inventer des solutions qui n’appartiennent ni à la guerre touarègue ancienne, ni à la guerre occidentale moderne. Il lance des actions de guérilla, aussi rapides qu’insaisissables, et prépare ses coups de main par des reconnaissances audacieuses. Il devient l’interlocuteur obligé de la Sanussiyya et des chefs touaregs.

Par exemple, après l’abandon du Tibesti par la Sanussiyya, l’histoire touarègue raconte comment Kaosen réussit à infiltrer en Tripolitaine le camp des Italiens en se faisant passer pour un sorcier du Sud (appelé du nom haoussa de boka).

Il propose ses services non pas en qualité de combattant mais de guérisseur et à nouveau de palefrenier. Une fois qu’il a repéré l’organisation du camp, les magasins d’armes et de munitions et qu’il a trouvé les relais utiles pour s’en emparer, il disparaît, retourne dans le Sud chez les Senoussis à Waw et rassemble un commando pour attaquer la garnison italienne dans la région de Mezda (une centaine de kilomètres au sud de Tripoli), entre 1912 et 1914. Ce coup lui per-met de récupérer un important stock d’armes.

Comme le dit Kaosen, « il faut faire à l’ennemi un nœud coulant pour le pous-ser dans le piège », tactique qui se fonde sur une connaissance intime de l’ennemi et de ses habitudes, permettant d’anticiper ses réactions, doublée d’une intervention rapide et imprévisible.

Face à l’inégalité du rapport de force, Kaosen adopte une méthode offensive et défensive qu’il appelle éznenéki, ce qui signifie avancer en ellipse comme une vrille qui pénètre dans la matière en biaisant la dureté des fibres. La “marche en vrille” est pour Kaosen la solution à toute situation de blocage et d’enfer-mement. Elle consiste par exemple à attirer l’ennemi dans une direction pour le prendre à revers ou lui échapper vers un axe inattendu. Cette tactique dif-fère à nouveau des manières de l’homme d’honneur qui, par définition, fait front et marche droit devant lui sans détour.

Enfin, cette méthode implique le recours à des solutions multiples. Il n’y a pas une seule voie pour arriver au but. Il faut “tendre la corde de la résistance”,

c’est-à-dire la prolonger, en torsadant habilement tous les brins disponibles, toutes les fibres usées (esawatus) pour fabriquer une corde solide d’un nouveau type. Ce mode d’action caractérise également la démarche philosophique d’un point de vue touareg et désigne la capacité de faire une théorie (esawetas)6.