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La recherche de la vérité par le récit : travailler avec la mémoire

Chef de la Brigade des mineurs, Genève

4. L’enfant victime et “son” audition

4.3 La recherche de la vérité par le récit : travailler avec la mémoire

Tout rappel d’un événement implique un travail de mémoire. Le fonctionnement de celle-ci peut-il constituer une entrave à la volonté d’un enfant victime de livrer son récit ?

Trop souvent, par ignorance des différents niveaux de développement de l’enfant, les adultes ne prennent pas en compte les spécificités de la mémoire enfantine : la parole de l’enfant est alors mise en doute car son récit n’a pas la cohérence d’un discours d’adulte. (Romano, 2009, p. 45)

La difficulté de la recherche de la vérité par le biais du récit de l’enfant tient effectivement aussi au fonctionnement du cerveau, comme le rappelle le Prof. Ansermet.108 Il nous suggère de nous questionner sur le rapport entre l’événement et le souvenir de celui-ci, le cerveau n’étant pas capable de “photocopier” un événement. Nous sommes pourtant tentés, dans le monde policier et judiciaire, de faire un lien (direct) entre la réalité des faits et la parole. Cependant, l’expérience vécue se perd dans son destin d’inscription : le fait même de la mettre en mémoire l’altère.

L’illusion de l’intervenant judiciaire est que l’on peut accéder simplement à la mémoire ; or, les interactions entre la mémoire des événements (hippocampique) et celle des émotions (amygdalienne) peuvent être sources de syndromes de fausse mémoire. Dans le pire des cas, on pourrait conclure que le sujet, victime

108

Ansermet François, intervenant lors du module 4 du Certificat Parole de l’enfant en Justice (IDE-IUKB) ; prise de notes personnelles, 4 & 5 décembre 2009

ou témoin, est dans le mensonge, si l’on ne prend pas en considération les récents apports scientifiques, qui nous éclairent sur les interactions entre ces types de mémoires. Le contenu du rappel des événements n’est donc pas totalement maîtrisé, ni maîtrisable par le sujet. Une situation traumatisante répétée, chronique, détruit le mécanisme de la mémoire des événements (effet néfaste du stress sur l’hippocampe) mais favorise des réactions émotionnelles perturbées (stimulation de l’amygdale par le stress), difficiles à mettre en lien avec une quelconque réalité historique. L’émotion coupe la parole parfois, le sujet est dans un état de sidération ; l’analyse du trouble qui barre l’accès à l’énonciation est tout aussi importante que l’énonciation elle-même. C’est dans ce domaine que l’intervenant judiciaire pourra être éclairé par un intervenant psychosocial, connaisseur de la “clinique de la sidération”.

Il est également important que l’enquêteur ait des connaissances sur le fonctionnement du psychisme humain confronté à un événement traumatisant, notamment les mécanismes de défense et le refoulement. Cela lui permet de comprendre que l’enfant qui ne parle pas, mais qui manifeste des symptômes compatibles avec un abus ou une maltraitance, peut avoir refoulé les faits eux- mêmes. Inutile donc de devenir suggestif dans la manière de le questionner, car son récit ne saurait nous apporter quelque élément pertinent à la manifestation de la vérité. Le Prof. Van Gijseghem nous enseigne que l’enfant que l’on rencontre dans ce genre de situations n’est tout simplement pas prêt à parler ; c’est pour lui une question de survie psychique.

De plus, lors d’événements traumatiques, tout ne peut être dit : la réalité dans son entier ne saurait être couverte avec des mots ; il reste un noyau d'indicible.

Lorsque la parole est possible, “la traduction en mots signifie une perte d’informations et aussi une altération” (Haas, 2003, p. 31) ; ce que confirme le Prof. Ansermet en précisant que quand on parle, on modifie les choses. Il y a dans la parole de l’équivoque, des malentendus, de l’homophonie, des glissements de sens, des mensonges, de la créativité, du roman. En plus, quand on parle, on met en jeu des processus inconscients qui peuvent parasiter la parole (p. ex. un lapsus).

Pour ce qui est de la capacité à rapporter de façon exacte un événement, il semblerait, selon les études effectuées (King & Yuille, 1987 ; Spencer & Flin, 1990), que :

[...] la quantité d’informations retenues varie selon l’âge :

- plus l’enfant est jeune, moins il fournit d’informations sur une situation donnée ;

Il apparaît que la collecte et le traitement de l’information comme son stockage dans la mémoire et les capacités de rappel sont liés au développement. [...] Le travail d’intégration d’un événement par la mémoire sera d’autant meilleur que la structure cognitive correspondante sera complexe et sophistiquée. Toutefois [la sophistication cognitive] peut aussi avoir un effet négatif dans le sens où les connaissances que possède une personne lors du rappel d’un événement peuvent conduire à l’invention de détails inexistants. Dans ce sens nous devons admettre le risque que : plus l’enfant est âgé, plus il est porté à se servir de l’information contenue dans son scénario personnel pour reconstituer un événement donné et y ajouter des détails qui, en réalité, pourraient ne pas avoir été présents dans son déroulement. [En conclusion] bien que le jeune enfant fournisse moins de détails, leur rappel est généralement aussi exact que celui de l’enfant plus âgé, les erreurs concernant habituellement la description physique (en particulier la taille, le poids et l’âge), la durée temporelle et les couleurs. (Berclaz & Dard, 2010, p. 18)

En conséquence, il peut donc être important de rassurer un enfant qui serait retenu de livrer un récit d’un événement du fait qu’il doute de sa propre capacité à se remémorer les faits ; le tri de ces informations, leur analyse critique et leur exploitation relèvent du travail de l’enquêteur et l’enfant devrait se sentir “déchargé” de cette responsabilité, qui ne doit pas constituer pour lui une entrave à s’exprimer.

Henriette Haas suggère encore d’être attentifs au phénomène de confusion quant à la source (source misattribution error), auquel les enfants sont plus sujets que les adultes : Le souvenir est précis, mais est-on sûr qu’il soit lié à un événement vécu ? Peut-il avoir été vu à la télévision ? ou avoir été relaté par un tiers ? La professeure en psychologie légale ajoute que ce phénomène peut être lié à un effet suggestif :

Une éventuelle suggestion des faits n’est pas forcément acceptée et intégrée tout de suite. Elle peut s’installer plus tard, dans une audition ultérieure, par le biais d’une mauvaise attribution des sources. Le sujet croit se rappeler quelque chose depuis toujours, alors qu’en fait, il ne se le rappelle que depuis la suggestion. (Haas, 2003, pp. 33-34)

Là encore, le travail de l’enquêteur sera d’identifier les possibles sources de suggestion.