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Une recherche pragmatique et cathartique

C- Pour une interprétation de la mémoire : de la rétrospection à l'introspection

1- Une recherche pragmatique et cathartique

Le récit mémoriel nécessite un but, un objectif : rendre hommage à Tony, à Emily, s’éloigner des quatre murs de la maison de retraite ou encore expliquer une situation, un sentiment propre au moment d’énonciation. C’est notamment le cas de Trawl où le passé est examiné afin de donner du sens au présent : « At the point! Did I find no friends at this

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school? Was I isolated there? Is this the point it begins, where I find the cause? » (88) Le narrateur s’intéresse aux souvenirs de son enfance afin d’établir les raisons de son isolement. Le substantif « point » suggère bien ici la dimension utilitariste du récit mémoriel : le narrateur oriente son récit de façon à obtenir des réponses. Ce questionnement frénétique, illustré par la multiplication des marques d’interrogation, fait de la recherche mnésique une recherche pragmatique qui n’a pour but que de donner du sens au présent : c’est l’expérience du chalut qui permet de mettre le passé au jour et de révéler les réponses que le narrateur cherche. La métaphore liminale du roman symbolise d’ailleurs ce pragmatisme. Philip Tew rappelle : « To trawl is to remember, fishing for meaning and significance in broad and yet often discriminate manner like that of the boat as it charts the seas and on which Johnson sails. » (2001, 32) L’expérience est bien un moteur de sens. Or, Tew souligne un point crucial de la recherche mnésique utilitariste : le narrateur est discriminant, il ne sélectionne que les souvenirs qui ont de l’intérêt dans sa quête d’éclaircissement. Il admet :

Why do I trawl the delicate mesh of my mind over the snagged and broken floor of my past? ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ In order to live, the question does not need to be asked, for me. ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ So this incident, squalid as it now seems, certainly is not as I would now behave these eight years later: but this is because doing it would bore me, because I know it would not give me release, would not be of any use that I would call use? So, this painful incident, what should I learn from its painful recall? (21)

Le narrateur évoque ici le moment où sa petite amie, Joan, l’a quitté pour un autre homme. Ce passage représente les pôles pragmatique et cathartique de la recherche mnésique. En effet, la question initiale illustre la définition donnée par Tew : la locution « in order to » reflète la dimension utilitariste du récit mémoriel, également renforcée par l’expression « would not be of any use ». Le roman s’ancre ainsi dans la nécessité, le besoin. L’analyse du passé se présente comme un besoin vital, existentiel (« to live ») qu’il s’agit de combler. De plus, l’expression « give me release » suggère une purgation des traumatismes du passé : la recherche mnésique est associée à une douleur profonde, ici illustrée par la répétition de l’adjectif « painful ». L’expression « the snagged and broken floor of my past » suggère que la tentative de reconstruction de l’identité ne peut avoir lieu que dans la perspective de raccommoder l’accroc laissé par le passé, ici symbolisé par l’adjectif « broken » : la métaphore liminale du roman est d’ailleurs vue comme un travail délicat de réparation. Ainsi, le roman s’articule autour d’un paradoxe : le narrateur s’attache à rouvrir des plaies afin de mieux les refermer ensuite. Toutefois, il est intéressant d’observer que pragmatisme et catharsis ne semblent pas toujours être liés. Le récit mémoriel donne lieu à des divagations du narrateur qui le poussent à s’éloigner de son but initial :

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As it is... it was very painful at the time, since in classic middleclass style she found someone else whilst still at least nominally attached to me, not engaged, that is to say, but attached, betrayed me, which hurt far more than her loss: I am glad I did lose her, now, and was not.... · · no matter. She is not relevant to this present enquiry, this present state. [...] No relevance, no interest, go on to something else. · · · · (142)

Le narrateur se rappelle de la trahison d’une autre de ses petites amies, Dorothy. On note une différence entre le souvenir de Joan et celui-ci : la douleur est mise au premier plan dans les deux passages mais l’importance, la signification de ces deux événements diffère. Si l’on pouvait remarquer une certaine corrélation entre pragmatisme et catharsis dans le premier passage, une dissonance est ici à l’œuvre. En effet, le narrateur s’attache dans un premier temps à mettre en avant la douleur ressentie au moment des faits, notamment à travers la multiplication de lexèmes tels que « painful », « betrayed » ou « hurt ». Le rythme saccadé suggère que le narrateur essaye de faire sens de cet épisode et aboutit à la conclusion que cette séparation fut finalement bénéfique, bien qu’il n’ait pu le voir ainsi auparavant. L’opposition entre le présent « I am glad » et le passé « was not » laisse penser que la rétrospection permet au narrateur de constater sa propre évolution. Toutefois, l’expression « no matter » a pour effet de congédier ce souvenir qui va à l’encontre du pragmatisme du narrateur. La négation des termes « relevance » et « interest » illustre son méthodisme : bien que ce souvenir l’ait conduit à apprécier un changement positif, il ne lui permet pas d’obtenir des réponses quant à son isolement et ne doit pas faire l’objet d’une plus longue analyse. Le souvenir de Dorothy est ainsi évacué, rejeté car jugé inutile, ce qui n’est pas sans rappeler la discrimination constatée par Philip Tew. La jeune femme est considérée comme un élément d’argumentation jugée peu convaincante. Le souvenir de Dorothy apparaît comme un moyen d’alimenter la réflexion personnelle et de distinguer ce qui est important, ce qui est pertinent. On note donc une dérivation du processus mémoriel : l’autre se présente alors comme un faire-valoir de la recherche mnésique dont le narrateur peut arbitrairement disposer. Cette instrumentalisation de l’autre, alors qu’elle semble volontaire dans Trawl, apparaît comme une conséquence indirecte et inconsciente du récit mémoriel présenté dans The

Unfortunates.