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Combler les « trous de mémoire » : le recours à la fiction

B- Falsification de la mémoire fragmentaire

1- Combler les « trous de mémoire » : le recours à la fiction

Comme indiqué ci-dessus, l’absence d’informations sur une période donnée peut entraîner une falsification de la mémoire. En effet, le narrateur de The Unfortunates établit un constat non seulement sur les défaillances de la mémoire mais également sur sa capacité à combler le manque d’informations par de la fiction. Il remarque :

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And the river from the valley, the little stream, rather, ran down through the rocks and flint pebbles and chalklumps of the beach, its estuary and mouth, all so unimpressive, or do I invent? Was there any sign of a stream there? It is easy to invent by mistake, not remember what was there, what is, truly, to be remembered? (« For recuperation… », 5)

Le narrateur essaye ici de recréer la ville de Brighton, où il avait l’habitude de se rendre avec Tony. On observe un contraste entre sa précision au début du passage et sa remise en question du souvenir par la suite. L’adverbe « rather » illustre un premier signe d’hésitation : le narrateur modifie son discours afin qu’il soit cohérent avec ses souvenirs. Toutefois, l’incertitude envahit le récit lorsque le narrateur va jusqu’à nier toute existence du ruisseau. L’imagination se pose dès lors comme une force antagoniste de la mémoire et du désir d’authenticité des narrateurs de Johnson car elle est bien désignée comme fortuite et non volontaire (« by mistake »). La fragmentation mémorielle peut donc être à l’origine d’une falsification du souvenir. Dans leur étude Les faux souvenirs (2013), Yves Corson et Nadège Verrier expliquent :

Que sont alors les faux souvenirs ? Ces fantaisies déconnectées de la vérité historique, également appelées « pseudo-mémoires » ou « illusions mnésiques », sont soit des souvenirs qui présentent des distorsions par rapport à l’expérience réelle, intégrant des interprétations et des inférences, soit de manière plus dramatique des souvenirs d’événements qui ne sont jamais advenus. (13)

Le récit mémoriel est ainsi soumis à un risque de distorsion de la vérité contre laquelle les narrateurs ne semblent pas toujours pouvoir lutter. La confession du narrateur de The

Unfortunates lui permet de ne pas être accusé d’une telle altération : sa remise en question

est un moyen de se préserver d’une éventuelle falsification.

Le narrateur de See the Old Lady Decently entretient un rapport différent à la véracité des souvenirs. On note tout d’abord que le récit d’Emily, tel que raconté par son fils, est incomplet : « I cannot imagine how my father won my mother. I cannot know how my father won my mother. » (85) Le narrateur ne dispose pas ici d’informations nécessaires pour raconter en détail la rencontre entre son père et sa mère. Le rythme binaire renforce l’opposition entre les verbes « imagine » et « know » : bien qu’ils soient tous deux utilisés de façon négative, le modal « cannot » ne renvoie pas à la même impossibilité. Dans le premier cas, il semble que le narrateur se refuse à imaginer la rencontre alors que dans le second, il met en avant l’impossibilité de savoir ce qu’il s’est passé, notamment parce qu’il n’était pas présent à ce moment-là. La seconde phrase découle de la première : il se refuse à réinventer l’histoire de ses parents parce qu’il ne peut pas la connaître avec exactitude.

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Néanmoins, la sincérité du narrateur est mise à l’épreuve lorsqu’il associe la rencontre de ses parents à la Grève Générale de 1926 :

The General Strike! The General Strike! My mother met my father during the General Strike!

It was a coincidence. I cannot claim they struck up an acquaintance on the barricades, were fellow fighters for working-class freedom, or part of the great world-wide movement of workers seeking to have a say in how their lives were governed, of the great revolution, of the Communist International.

No.

Should I be blamed for that?

But they did meet on the streets! (85)

La première partie du passage illustre l’enthousiasme du narrateur qui est rapidement anéanti par la réalité : la liste de possibilités qui suit représente toute l’étendue de l’imagination du narrateur. En effet, chaque proposition semble désigner un des scénarios qu’il avait envisagés. La mise à l’écart de la négation « no » symbolise sa déception et nie toutes les possibilités postulées plus haut. Il est également intéressant de noter que la négation survient avant la question posée par le narrateur, ce qui laisse la réponse à son accusation en suspens. Le narrateur regrette ainsi de ne pas pouvoir offrir un cadre exceptionnel à la rencontre de ses parents. L’exclamation finale apparaît dès lors comme une compensation d’un tel regret. Jonathan Coe remarque :

Stanley and Emily met in 1926: a date Johnson would later seize on hopefully, thinking it might mean they had bonded as class warriors at some demonstration during the General Strike. But the truth was more banal: Stanley had simply introduced himself to Emily one evening as she passed by the street corner where he was loitering with some friends. (43)

Le narrateur a tenté de conférer un caractère exceptionnel à une rencontre des plus banales : l’exclamation finale a donc bien pour but de redonner une dimension extraordinaire à la rencontre de ses parents. L’élaboration du récit mémoriel permet alors de façonner la manière dont se sont passés les événements : il ne s’agit pas de falsifier la vérité mais de la présenter de manière plus attrayante. De plus, on remarque un télescopage de la mémoire sémantique (celle des faits historiques) et de la mémoire épisodique (celle des événements personnels) : la date pousse le narrateur à associer la rencontre de ses parents à un moment historique. Il s’agit là d’une tendance récurrente dans See the Old Lady Decently, où le narrateur s’efforce également de construire un récit historique universel. Il remarque : « Work was foremost, staying alive, going on, as ever. Was it? How can I even know that? »

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(106) Il s’attache à raconter l’histoire humaine à travers le développement des premiers hommes. La narration est paradoxale : le passé descriptif, ici à valeur de vérité générale, contraste avec les interrogations du narrateur qui introduisent le doute. Sa relation à la vérité est ambivalente dans le sens où le narrateur reproduit un récit probablement issu de recherches historiques préalables alors même qu’il ne semble plus pouvoir considérer les discours tels que l’Histoire comme vecteurs de vérité. Ainsi, toute parole ou récit intermédiaire, c’est-à-dire qui ne résulte pas d’une expérience vécue directement par le narrateur, fait l’objet d’une remise en cause. Ceci se révèle problématique dans le cadre du corpus car les narrateurs, lors de leur recherche mnésique, s’efforcent de retracer leur passé en s’appuyant sur les souvenirs de leurs proches : la période de l’enfance est notamment emblématique d’un tel phénomène car les souvenirs qui lui sont associés font nécessairement défaut aux narrateurs.