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B- Esthétiques de la perte

3- L’impossibilité de tout dire

Les récits rétrospectifs des narrateurs de Trawl et The Unfortunates sont caractérisés par un paradoxe, résumé par Wolfgang Iser dans The Implied Reader (1974) : « Any presentation implies selection, and any selection implies omission. » (231) Nous avons établi plus tôt que le récit rétrospectif implique nécessairement une sélection involontaire des narrateurs. Parallèlement, il semble exister des omissions volontaires, choisies par les narrateurs qui souhaitent passer sous silence certains éléments de leur passé. On l’observe notamment dans Trawl : « · · · It must be · · No · · that is too painful, I cannot go over that. · · · » (152) Le texte oscille entre volonté de tout dire et impossibilité de s’y résoudre : l’isolement de la négation « no » agit comme une auto-censure du narrateur. Sa singularité laisse apercevoir un traumatisme sous-jacent qui est rejeté, comme le suggère l’utilisation du pronom « that ». On observe un processus de distanciation, renforcé par l’emploi négatif du modal « can » qui suggère une incapacité physique et mentale du narrateur. Le texte est donc paralysé par un traumatisme : les points ne servent plus seulement à donner corps à la réflexion mais permettent également d’imaginer le tourment du narrateur. En outre, le narrateur de The Unfortunates opère le même type de censure sur son discours :

Can any death be meaningful? Or meaningless? Are these terms one can use about death? I don’t know, I just feel the pain, the pain. (Last, 4)

Le narrateur se retrouve confronté à l’absurdité de l’existence : la perte de Tony entraîne une réflexion métaphysique à laquelle le narrateur ne peut répondre. La question même des termes à utiliser suggère une dissolution progressive du sens qui est renforcée par la présence de blancs. On observe donc que la perte de son ami pousse le narrateur à interroger le sens même de l’existence mais qu’elle est aussi un moteur de censure. En effet, la répétition de « the pain » suggère un engouffrement du narrateur dans la douleur qui l’empêche d’obtenir des réponses. Texte et sens se délitent alors au profit d’une prépondérance de la douleur et du deuil.

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Daniel L. Schacter, dans son article « The Seven Sins of Memory: Implications for the Self » (2003), explique que certains souvenirs ne peuvent être effacés de la mémoire, malgré une tentative de suppression de la part du sujet :

(228)

Il semble que les narrateurs de Trawl et The Unfortunates soient davantage concernés par la dernière catégorie, « persistence ». Le narrateur de The Unfortunates souligne : « It is difficult to think of these things without terror […] » (« Then they had moved… », 3) Cette remarque intervient après que le narrateur a décrit la manière dont la maladie a affecté le discours de Tony. Elle est encadrée par deux blancs, qui illustrent un temps de réflexion : le terme « terror » suggère une forme de traumatisme qui hante le narrateur et dont il ne peut se défaire. Dans leur article « Does Retrieval-Induced Forgetting Occur for Emotional Stimuli? » (2009), Lars Delhi et Tim Brennen rappellent :

Christianson and Engelberg (1999) suggested that emotions per se may constitute a form of memory that is encoded and stored as memories of their own. Hence, emotional material has an extra memory trace, which results in a relative resistance to extinction. (1065)

La perte de Tony est encore si vive que les émotions qui lui sont rattachées paraissent tout aussi actuelles et donc tout aussi éprouvantes. La répression du souvenir est alors impossible et on assiste à un retour du refoulé, qui n’est plus seulement un fait psychologique mais qui semble avoir une réalité physique. Philip Tew souligne :

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Although the process of writing is supposed to issue from the retrieval of a catch of memories, using the net of conscious retrospection, it is more interestingly identified with ‘regurgitation’ (94), with the constant bringing up of something the subject is trying to keep down. (2001, 98)

Le traumatisme psychologique, qui ressurgit à travers le récit mémoriel, se transforme en traumatisme physique du rejet, comme si les souvenirs douloureux étaient psychosomatiques. La métaphore de la régurgitation est également employée par le narrateur de The Unfortunates : « The things that Tony’s death throws up, throws up. » (« The opera singer… », 1). Le narrateur utilise cette image après avoir évoqué sa relation douloureuse avec Wendy. Les souvenirs de la jeune femme remontent à la surface et créent une atmosphère suffocante pour le narrateur, comme le suggère la répétition du verbe « throw up ». Le blanc final peut être considéré comme une interruption et une omission : après avoir évoqué les détails de sa relation avec Wendy, le narrateur interrompt son discours pour faire cette remarque avant de raconter le départ de la jeune femme. L’observation du narrateur apparaît alors comme un constat sur le fonctionnement de la mémoire et ses capacités à faire resurgir le passé de façon inopinée. Toutefois, ce constat peut également être considéré comme une falsification de la mémoire : le narrateur se rend compte de tous les détails conservés par la mémoire mais n’en fait pas part au lecteur, comme s’il ne donnait pas entièrement accès à ses souvenirs et se contentait d’une remarque lapidaire au lieu d’explorer le passé. Il est intéressant de voir que le narrateur de Trawl exhibe un comportement similaire : « Would force a decision against myself if necessary: how often have I done this with girls, with love relationships? Far too often. · · · · · » (69) Le narrateur semble ici se poser une question existentielle qui lui permettrait d’obtenir des réponses quant aux raisons de son isolement. Or, la question posée reste ouverte et n’obtient pas de réponse. En effet, l’expression « far too often » suggère non seulement qu’il existe trop d’occurrences de ce type de comportement mais permet également de ne pas s’arrêter sur ces dernières. L’omission, symbolisée par les cinq points typographiques, est commode : elle permet au narrateur de ne reconnaître que partiellement ses erreurs, sans risquer de se confronter à des détails trop douloureux. Les oublis présents dans les romans de Johnson sont donc synonymes de douleurs traumatiques. Ils ont toutefois un statut ambivalent car ils peuvent à la fois résulter d’une censure inconsciente des narrateurs ou au contraire être un moyen de ne pas faire face au passé.

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La mémoire semble être vue comme une force antagoniste, voire toxique, qui ne laisse pas de place à la résolution, au deuil ou à la guérison et qu’il s’agit de contrôler par omission. L’écriture fragmentaire n’est donc pas réellement la représentation fidèle du fonctionnement de la mémoire mais plutôt celle de la béance qui l’accompagne : le texte est un lieu de tensions entre présence étouffante du vide et réinvestissement de celui-ci. Le corpus révèle un besoin de conceptualiser le néant, de le faire exister afin de mieux le contrôler.

C- « Re-memberance » : redonner corps au passé

La célébration du chaos de Johnson est problématique, car elle suggère une acceptation du néant. Or, une conceptualisation, une représentation de ce dernier revient à lui donner un corps, à le présentifier. Le corpus semble alors soumis à une absurdité ontologique, comme le suggère Bergson dans L’évolution créatrice (1907) :

[…] on ne saurait imaginer un néant sans s’apercevoir, au moins confusément, qu’on l’imagine, c’est-à-dire qu’on agit, qu’on pense, et que quelque chose, par conséquent, subsiste encore. (165)

Ainsi, même si Johnson prétend accepter le rien, le fait d’utiliser la fragmentation comme représentation de ce néant est un moyen de le faire exister et donc de contrevenir à son essence. Se souvenir n’est plus seulement une confrontation à la perte mais permet plutôt de présentifier ce qui n’est plus, de lui donner une matérialité. Le remembrement est dès lors ambivalent car il est à la fois synonyme de stabilité et de paralysie. En racontant l’existence de Tony ou de Emily, les narrateurs de The Unfortunates et See the Old Lady Decently leur redonnent une nouvelle fois vie, ils « remembrent » ce qui a été désintégré. Redonner corps au passé implique une tentative de résurrection des défunts : l’insistance des narrateurs sur l’aspect physique des personnages participe à ce remembrement des disparus. Ce désir de reconstruction entraîne une nécessaire réitération du passé : il semble que les narrateurs de Johnson soient soumis à une compulsion de répétition. En effet, le récit mémoriel peut non seulement être considéré comme une redite du passé (il s’agit bien de rendre compte de ce qui a été vécu) mais également comme une impossibilité d’avancer au-delà. La répétition apparaît alors comme un moyen de revivre perpétuellement le passé. Le « remembrement » de ce dernier lui confère une stabilité qu’il n’a plus. Le récit mémoriel permet donc d’avoir une emprise là où les narrateurs n’ont pas pu avoir de contrôle : se souvenir apparaît comme un désir de compensation.

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