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L’autre comme médium : une enquête indirecte de soi

C- Pour une interprétation de la mémoire : de la rétrospection à l'introspection

2- L’autre comme médium : une enquête indirecte de soi

Daniel L. Schacter a travaillé sur les distorsions de la mémoire et plus particulièrement sur ce qu’il nomme le « biais égocentrique ». Il explique en effet que les individus ont tendance, lors de récits mémoriels, à se mettre en avant. Il note :

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It has been shown that when information is encoded in relation to ourselves, it is usually better remembered than other types of semantic information. These findings, often referred to collectively as the “self-reference” effect, suggest that the self serves as a potent knowledge structure with powerful influence of what we retain and later recall from our everyday experiences. (234)

L’auto-référentialité apparaît comme un mécanisme inconscient qui influence le processus mémoriel. L’individu sera davantage capable de se souvenir des faits qui l’ont directement touché, des émotions qu’il a ressenties, que de recréer l’expérience d’un autre. Ce phénomène expliquerait notamment la dérivation de la recherche mnésique : le récit mémoriel dédié à un tiers évolue vers une réflexion personnelle et on assiste alors à un déplacement d’attention. Le narrateur de The Unfortunates est particulièrement concerné par ce détournement puisque les souvenirs de Tony semblent imbriqués dans ceux qu’il possède de son ancienne petite amie Wendy : « […] in this city memories are not now of her so much, but only of her in relation to him. » (« Up there…, 1 ») Le narrateur tente ici de relier son expérience du passé à celle de Tony. En effet, sa relation avec Wendy lui sert de point de référence pour recréer la vie de Tony, elle devient un outil de la reconstruction du souvenir. Il note également : « So much of what I rehearse of him involves her. » (« His dog… », 2) Le souvenir de Tony est intimement lié à celui de Wendy : l’opposition des pronoms « him » et « her » suggère une interdépendance intrinsèque des souvenirs que le narrateur aimerait éviter. Philip Tew souligne:

Johnson implies that the centre of his consciousness is the separation from the girl, which itself dominates and perhaps eclipses his ruminations over the dead friend, displacing his sense of loss […] (153)

On assiste bien à une dérivation de la recherche mnésique : retracer le passé de l’autre implique de se confronter avec ses propres souvenirs. Le récit mémoriel de Tony semble dès lors interrompu au profit d’une réminiscence de la relation du narrateur : Tony se présente comme un faire-valoir inconscient de l’expérience du narrateur. L’auto-référentialité prend le dessus sur la reconstitution du souvenir. Johnson souligne lui-même ce besoin introspectif :

What matters most to me about The Unfortunates is that I have on recall as accurately as possible what happened, that I do not have to carry it around in my mind anymore, that I have done Tony as much justice as I could at the time; that the need to communicate with myself then, and with such older selves as I might be allowed on something about which I cared and care deeply may also mean that the novel will communicate that experience to readers too. (1973, 26)

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Le récit mémoriel de l’autre entraîne une nécessaire rétrospection et une inévitable réflexion sur soi. Il est intéressant de noter que The Unfortunates a permis à Johnson d’exorciser la douleur ressentie à la mort de Tony alors que le souvenir de Wendy, qui est évoquée sous différents noms dans plusieurs romans, semble toujours aussi douloureux. Tony apparaît comme un rappel incessant des traumatismes du narrateur liés à la perte. Il agit comme le catalyseur d’un retour du refoulé :

I even now forget exactly what it was she betrayed me over, some other man, yes, but I have dealt with that, I do not have to think of it anymore, it is past, why does Tony’s death and this city throw them up at me again? (« His dog… », 5)

Le narrateur essaye de se souvenir des raisons de la trahison de Wendy. Or, les détails lui échappent. Tout ce qui lui reste est la douleur qu’a causée cet événement. Tony et la ville de Nottingham sont vus comme des forces antagonistes et agressives, comme le suggère le verbe « throw up at ». De plus, le passage révèle le déni de ce dernier. Il affirme dans un premier temps avoir oublié l’adultère de Wendy avant de réinsérer cette information dans le discours. De plus, le cloisonnement de « some other man » donne l’impression que le narrateur est hanté par cet épisode mais qu’il tente de se convaincre du contraire (« I have dealt with that »). L’accumulation de propositions entre virgules confère un rythme saccadé au récit qui donne l’impression que le narrateur est harcelé, pourchassé par ce souvenir traumatique. L’interrogation finale symbolise l’incompréhension du narrateur : il ne parvient pas à faire sens de la réémergence de ce souvenir. Ce phénomène de réfraction fait de la recherche mnésique une quête de sens plus profonde : le caractère obsessif du narrateur révèle en effet une absence de réponses sur son existence. La question finale reste ouverte, ce qui suggère une mise en échec de la recherche mnésique utilitariste : le manque de contrôle du narrateur sur son propre récit et sur sa propre mémoire sont ici mis au jour. Le corpus semble dès lors révéler le caractère insoluble de la reconstruction de l’identité et du sens.