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2. MODÈLES OUVERTS DE VERTUS

2.2. C ONTRIBUTION DES MODÈLES À UNE PRATIQUE DE LA GÉNÉTIQUE HUMAINE PLUS

2.2.1. La recherche en génétique humaine devrait-elle être vertueuse ?

« Dira-t-on de nous, que nous, éthiciens, accordions nos violons théoriques pendant que la Rome incontinente dansait sur le chemin du retour à la barbarie? » (Traduction du soussigné)407

Leon Kass

Avant de s’intéresser à la façon dont la théorie de la vertu pourrait s’appliquer dans le contexte de la recherche en génétique humaine et aux différentes vertus spécifiques qui seraient pertinentes à cette pratique, il reste une prémisse à démontrer. En effet, malgré les forces de cette théorie exposées précédemment, certains pourraient questionner l’intérêt de l’éthique de la vertu pour les scientifiques. À une époque où ceux-ci perçoivent déjà l’éthique normative et le suivi éthiques des projets de recherche comme beaucoup trop contraignants,408 la recherche en génétique humaine a-t-elle besoin de l’éthique de la vertu? De façon encore plus directe, pourquoi les chercheurs devraient- ils s’intéresser à la vertu, plutôt que de limiter leurs préoccupations aux questions scientifiques et à la progression de leur carrière?409

407 Leon R. Kass, «Practicing Ethics: Where’s the Action?» (1990) 20 The Hasting Center Report 9 [Kass]. 408 Leigh Turner, «Ethics Board Review of Biomedical Research: Improving the Process» (2004) 9 Drug

Discovery Today 8.

409 Notre réponse à ces questions commence par une mise en garde. Notre thèse s’intéresse principalement à

la recherche universitaire. L’argumentation qui va suivre et qui vise à démontrer la pertinence de l’éthique de la vertu pour la pratique de la génétique humaine est probablement moins convaincante lorsqu’appliquée dans le contexte de la recherche commerciale en génétique. Nous pensons cependant que même dans ce deuxième cas, elle présente un intérêt et mériterait probablement d’être développée davantage. Cependant,

La génétique humaine, présentant déjà lors de ses premiers développements des enjeux éthiques complexes, a connu une évolution sans précédent au cours des vingt cinq dernières années. Par exemple, en peu de temps, la science a progressé de la génétique Mendélienne à l’élaboration de cartes génomiques permettant l’étude des variations naturelles génétiques à l’échelle du génome humain et les études pan-génomiques.410 De nombreuses nouvelles applications de la génétique sont maintenant possibles autant au niveau de la recherche, qu’à celui de la pratique clinique: thérapie génique, clonage, cellules souches, diagnostic préimplantatoire, médicine personnalisée, xéno- transplantation, multiplication des tests génétiques cliniques, bio banques de larges populations, etc., les possibilités semblent infinies et les défis éthiques qu’elles représentent, d’une prodigieuse complexité et d’une importance capitale pour le futur de l’humanité.411 En effet, les récents développements de la génétique nous forcent à chercher des réponses à des questions fondamentales portant sur une grande diversité de sujets tels, le commencement de la vie humaine, la commercialisation du matériel humain et l’amélioration génétique de l’espèce humaine. Les retombés de la recherche génétique ont indéniablement des implications médicale, économique, sociale, psychologique et même politique majeures.412 Ceci est d’autant plus préoccupant que les expérimentations génétiques ont maintenant dépassé le stade du laboratoire isolé pour s’étendre à l’échelle régionale, nationale et parfois même globale. C’est donc des groupes de plus en plus larges de la société qui sont maintenant impliqués dans des expériences collectives413 et qui ont donc intérêt à ce que la recherche génétique demeure éthique et humaine.

la question de l’application de l’éthique de la vertu à la biotechnologie commerciale se situe au-delà de nos préoccupations et ne sera donc pas adressée de façon plus élaborée.

410 Bartha M. Knoppers et Ruth F. Chadwick, «Human Genetic Research: Emerging Trends in Ethics»

(2005) 6 Nature Reviews 75 [Knoppers, «Emerging Trends»]; Adelina Ilieva, «Biotechnology, Science, Ethos and Regulatory Science» dans Arno Bammé, Günter Getzinger et Bernhard Wieser, dir., Yearbook

2004 of the Institute for Advanced Studies on Science, Technology and Society, Munich et Vienne, Profil,

2004, 99 [Ilieva].

411 Francis Fukuyama, Our Posthuman Future – Consequences of the Biotechnology Revolution (New

York: Farrar, Straus & Giroux, 2002).

412 Celia Deane-Drummond, «A Recovery of Wisdom as Virtue for an Ethics of Genetics» (2007) 59

Perspective on Science and Christian Faith 19 [Deane-Drummond].

Face à un défi d’une telle magnitude, plusieurs scientifiques et éthiciens craignent que l’éthique de la recherche génétique, constituée d’un vaste labyrinthe de prescriptions déontologiques superposé à une approche analytique par principe datant déjà de près de trente ans, ne suffise plus à assurer que la recherche conserve réellement un caractère moral et des objectifs de bien commun.414 Les approches éthiques par principes, utilitaristes et déontologiques ont l’attrait de la facilité, cependant, elles ont aussi un caractère impersonnel, abstrait, trop rationnel et tendent à ignorer les multiples émotions, angoisses ou espoirs, que la recherche en génétique humaine suscite auprès des participants à la recherche.415 De plus, les présents standards éthiques dans ce domaine, fortement influencé par le courant principliste nord-américain, semblent insuffisants pour accommoder la culture et les croyances de groupes de populations ayant des différences physiques, socio-économiques et psychologiques majeures ainsi que des systèmes de valeurs fort distincts.416 Aucune ligne directrice ne peut couvrir tous les cas et encore moins permettre de saisir les nuances critiques qui permettent de distinguer une problématique éthique d’une autre.417 Dans un même ordre d’idée, le généticien David Suzuki et son collègue Peter Knudston ont d’ailleurs conclu que la recherche de principes éthiques significatifs permettant de nous guider dans les difficiles décisions personnelles et collectives soulevées par les applications de la génétique moderne était un processus sans fin.418

Selon le bioéthicien Leon Kass, l’intelligibilité et la clarté des règles éthiques ont été achetées au coût de l’abstraction et fréquemment de la distorsion. La recherche en génétique humaine devient alors un domaine scientifique sorti de son contexte,

414 Knoppers, ibid.

415 Ann Gallagher, «Negociating the Dilemmas of Prenatal Testing for Genetic Disorders - What Is the

Virtuous Person to Do?» dans Alison K. Thomson et Ruth F. Chadwick, dir., Genetic Information, New- York, Kluwer Academic/Plenum Publishing, 1999, 268; Deane-Drummond, supra note 412 à la p. 22.

416 Heather L. Fry, The Application of Virtue Ethics to the Practice of Counseling Psychology, thèse de

doctorat en philosophie, Ohio State University, 2005 à la p. 2, en ligne: Ohio State University <http://www.ohiolink.edu/etd/send-pdf.cgi/Fry,%20Heather%20Lynn.pdf?acc_num=osu1121745359> [Fry].

417 Kass, supra note 407 à la p. 8. 418

David Suzuki, Peter Knudtson, Genethics: The Clash Between the New Genetics and Human Values (Cambridge: Harvard University Press, 1989) 337.

produisant des spécialistes sans vision et sans cœur.419 La présente éthique de la recherche en génétique humaine est à la fois trop abstraite et insuffisante pour répondre adéquatement aux enjeux soulevés par ce domaine scientifique. On peut, de plus, lui reprocher sa déconnection de la pratique concrète des chercheurs.420 En effet, si l’éthique s’est attachée, au courant des dernières années, à trouver des solutions à certaines problématiques très théoriques, mais fort médiatisées, elle semble avoir négligé certains enjeux plus concrets rencontrés par les scientifiques dans leur pratique de tous les jours.421

Somme toute, la complexité des enjeux éthiques suscités par la génétique et la globalisation de la recherche dans ce domaine font que l’éthique normative, bien que nécessaire, est insuffisante à elle seule pour permettre de déterminer ce que devrait être un professionnel éthique dans la pratique de la génétique humaine.422 À ce sujet, les auteurs ayant développé l’approche par principe, Tom Beauchamp et James Childress concèdent que « la moralité serait un endroit froid et ordinaire sans les multiples traits de caractères, réponses émotionnelles et idéaux qui vont par delà les principes et les règles.» (Traduction du soussigné)423 La nature complémentaire de l’éthique de la vertu qui, comme nous l’avons vu, s’intéresse aux coutumes, récits, expériences et valeurs morales des participants d’une pratique particulière, permettrait aux scientifiques d’engager avec plus de sensibilité et d’humanité les défis présentés par la génétique humaine au XXIème siècle. Les vertus apportent une contribution essentielle à l’éthique normative en assurant que les scientifiques développent les caractéristiques morales nécessaires et la volonté de mettre en pratique les codes de conduite, lignes directrices, principes éthiques et autres instruments déontologiques développés à leur intention.424

419 Kass, supra note 407 à la p. 7.

420 Edmund D. Pellegrino, «Professionalism, Profession and the Virtues of the Good Physician» (2002) 69

The Mount Sinai Journal of Medicine 380 [Pellegrino, «Virtues of the Good Physician»]; Kass, supra note 407 à la p. 6.

421 Kass, ibid. à la p. 7. 422 Fry, supra note 416 à la p. 5.

423 Tom L. Beauchamp et James F. Childress, Principles of Biomedical Ethics, 4e éd., New-York, Oxford

University Press, 1994 à la p. 462, tel que cité par Gallagher, supra note 415 aux pp. 268-269. Voir aussi les propos de Knoppers et Chadwick sur la compatibilité de l’éthique de la vertu avec une éthique de principes; voir Knoppers, «Emerging Trends», supra note 410 à la p. 75.

424

Douglas L. Weed, Steven Coughlin, «New Ethics Guidelines for Epidemiology: Background and Rationale» (1999) 9 Annals of Epidemiology 279.

Un autre avantage de l’éthique de la vertu pour la recherche en génétique humaine provient de son caractère perfectionniste. En effet, parce-que l’éthique de la vertu vise à promouvoir le développement moral, une de ses principales caractéristiques constitue à promouvoir, chez ses adeptes, le genre de discernement moral qui leur permettra de mieux répondre aux nouveaux défis éthiques qui leur seront posés dans le futur. Ils pourront alors avoir recours à leurs nouvelles aptitudes morales afin de mieux concilier les principes éthiques abstraits avec la réalité quotidienne de leur pratique.425 Une pratique génétique plus vertueuse pourrait aussi permettre aux scientifiques de regagner la confiance du grand publique à une époque ou plusieurs font référence à une apparente perte de confiance du public envers la science et les scientifiques.426

L’importance de la recherche en génétique pour la pratique médicale, le statut privilégié des chercheurs universitaires, le financement public encore considérable de la recherche académique et le besoin d’une participation volontaire croissante à la recherche en génomique, imputent une certaine responsabilité aux scientifiques face à la société qui contribue et dépend autant de leur succès.427 Il serait donc tout à fait approprié que les scientifiques, dans le cadre de leur pratique, ne se limitent pas uniquement à satisfaire leurs intérêts personnels, mais de façon altruiste s’intéressent également à l’atteinte d’objectifs de bien commun.428 D’ailleurs, les scientifiques ont déjà pris l’habitude depuis un certains temps de porter à la fois les chapeaux de chercheur et d’éthicien,429 l’éthique de la vertu pourrait leur fournir un outil essentiel pour concilier adéquatement ces deux exigeantes fonctions. Le développement d’une pratique génétique vertueuse, à une époque où de nouveaux impératifs commerciaux ont suscité plus d’un conflit d’intérêt,

425 Lisa Fullam, «Virtue for Genomics: Curiosity and Skepticism in Genetic Research» (2003) 68 Irish

Theological Quarterly 311.

426 Pieter J.D. Drenth, «Scientific Integrity and Social Responsibility: The Roles of Academies of Sciences

and Humanities» World Science Forum Knowledge, Ethics and Responsibility, Budapest, 10 novembre 2005 à la p. 9 [non publiée]. Transcription disponible en ligne: Allea.org <http://www.allea.org/pdf/60.pdf> [Drenth].

427Opderbeck, supra note 16 à la p. 336.

428 Pellegrino, «Virtues of the Good Physician», supra note 420 à la p. 378; Jeffrey Burkhardt,

«Biotechnology’s Future Benefits: Prediction or Promise» (2002) 5 The Journal of Agrobiotechnology Management & Economics 24.

est crucial à une réelle prise de conscience de la part des scientifiques et nécessaire pour que cette pratique qui jusqu’ici constituait une vocation ne devienne pas une profession comme une autre.

Les normes des sciences déjà bien ancrées dans la conscience collective des scientifiques constituent une excellente trame de fond qui, de concert avec l’adoption de modèles ouverts de collaboration, facilitera la prise de conscience éthique des scientifiques et le développement subséquent des vertus au sein de la pratique de la génétique humaine. L’existence des normes des sciences permet aussi d’expliquer pourquoi les scientifiques préféreraient agir de façon vertueuse plutôt que de satisfaire des préoccupations égoïstes. C’est parce qu’elles imposent aux scientifiques d’agir avec un certain degré d’altruisme, à défaut de quoi le scientifique fautif pourra se voir sanctionner de façon informelle par ses pairs. La sanction sociale pourra prendre la forme d’une perte de réputation, de l’exclusion du scientifique de futures demandes de financement faites par ses pairs, voire de l’ostracisme du fautif par les membres de la communauté dans les cas extrêmes.430 Les normes des sciences et les vertus ont une relation bilatérale réciproque, en ce sens où les normes, vont favoriser le développement des vertus qui, subséquemment, renforceront l’emprise de ces mêmes normes sur la communauté scientifique.

2.2.2. La recherche en génétique humain conçue comme une pratique