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1.2 Contexte théorique : rénovation urbaine et populations déplacées comme objet de

1.2.3. La recherche chinoise

1.2.3.1. Etudes urbaines

La volonté des chercheurs et intellectuels chinois de penser les transformations de la société chinoise, alors en pleine phrase de modernisation, a entrainé la traduction et la diffusion des principaux ouvrages de sciences sociales dites « occidentales » en Chine. Dans les années 1910 à 1940, la sociologie connaît un apogée en Chine, avec la multiplication des enquêtes et

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des recherches, tant sur les milieux urbains que ruraux73. Influencés par l’École de Chicago,

les sociologues chinois se penchaient sur les rapports sociaux « de base » dans la ville depuis

les années 194074. Des années 1920 aux années 1940, beaucoup de recherches en sociologie

urbaine avaient donné lieu à des travaux qui resteront des références majeurs comme La sociologie urbaine de Wu Jingchao en 1929, la collection des livres de sociologie urbaine ou Les ouvriers de l’usine de Kun de Shi Guiheng en 1946. Cependant, avec le changement du point clé de la ville à la campagne par le Parti Communiste Chinois dans les années 1950, la

sociologie rurale commence à se développer75.

Depuis les années 1950 et pendant une trentaine d’années, tous les cours de l’université sur la sociologie et toutes les recherches sociologiques ont été interdits par le pouvoir chinois. La

sociologie chinoise a donc été interrompue (A. Merle, 2004 ; 2007)76.

Bannie des universités et des centres de recherche chinois pendant presque trente ans, la sociologie est réhabilitée au début des années 1980 par le pouvoir politique qui appelle les sociologues à se joindre au projet de modernisation du pays. Depuis la « reconstruction »

(Chongjian) et la « restauration » (Huifu) de la sociologie « chinoise »77, c’est l’étude des

transformations de la Chine rurale qui occupe la position dominante. Après 1979 jusqu’à aujourd’hui, la question rurale reste très centrale en sociologie pour comprendre la société

73 Il faut noter que les premières enquêtes urbaines en Chine ont été réalisées par des chercheurs et des missionnaires

américains au début du XXe siècle. Dans les années 1910 à 1940, de nombreuses enquêtes sociales ont été réalisées ; la première grande enquête sociale a été réalisée en 1914- 1915 sur 302 histoires de vie de conducteurs de pousse-pousse par l’Association pour le progrès social de Pékin (une organisation sociale mise en place par des étudiants de Pékin en 1913). Puis le célèbre sociologue chinois Chen Da, en 1934-1935, a réalisé une recherche majeure sur les communautés d’émigrants dans le sud de la Chine suivis d’autres travaux qui ont été désignés comme les classiques de la sociologie d’avant 1949, dont Fei Xiaotong, auteur du fameux ouvrage Peasent life in China, réimprimé huit fois entre 1940 et 1948 (cf. Roulleau-Berger L., Guo Yuhua, Li Peilin, Liu Shiding, 2008).

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Robert E. Park, Ernest W. Burgess et Robert Refied, figures de l’École de Chicago, venaient enseigner en Chine à cette période et la sociologie chinoise de ces années-là seraient marquée par certaines influences de ce courant, notamment en matière de community studies qui donnaient lieu à de nombreuse recherches.

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Cf. les études de Fei Xiaotong (1939, 1943, 1947), sociologue et anthropologue chinois de la première génération. Son intérêt s’est toujours porté sur le développement des campagnes chinoises. L’itinéraire du Fei Xiaotong (1910-2005) révèle les traits significatifs des développements d’un savoir d’abord largement importé, puis annexé à une idéologie d’État. Il était sociologue, mais aussi conseiller du gouvernement chinois depuis les années 1980. Etudiant à l’Université Yanjing, puis à Qinghua, Fei Xiaotong obtient son doctorat en 1938 à la London School of Economics où il fut étudiant de Malinowshi. De retour en Chine, il s’engage pleinement dans la promotion de la discipline. Intellectuel actif, son engagement est également politique comme en témoigne son appartenance à la Ligue démocratique. Après la réorganisation du système universitaire chinois en 1952, il est affecté à l’Ecole Centrale des Nationalités à Pékin. Taxé de droitier et violemment critiqué en 1957, il ne sera réhabilité qu’à la fin des années 1970. Il deviendra l’un des principaux artisans de la reconstruction de la sociologie au début des années 1980. Parmi ses ouvrages les plus célèbres, Peasant life in China, London, Routledge, 1939; Xiangtu

zhongguo (From the soil, the fondations of Chinese society), Shanghai, Guancha, 1948.

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Après la fondation de la République populaire de Chine, la discipline est supprimée dans les universités et instituts de recherche. En 1957, le mouvement contre les éléments droitiers dénonce violemment cette science « bourgeoise » et condamne ses représentants qui avaient appelé à sa renaissance pendant la campagne des Cent Fleurs. L’acte fondateur de la recréation de la discipline a lieu en mars 1979, avec le discours de Deng Xiaoping : « il faut rattraper rapidement le retard », suivi de l’appel de Hu Qiaomu, président de la jeune Académie des sciences sociales, à recréer des institutions et à relancer des recherches. Des sociologues comme Fei Xiaotong seront réhabilités et auront la charge de refonder la discipline.

77

Voir notamment : Shehuixue tongxun (la revue interne de l’institut de sociologie de l’Académie des sciences sociales), n° 1, 1981 ; et Wang Kang & Xue Buji – shehuixue zai Zhongguo (Recueil d’études – La sociologie en Chine), Tianjin renmin chubanshe, 1983, 206 p.

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chinoise78. La sociologie urbaine s’est réellement développé à partir de 1984 autour des

thématiques du développement social des petits bourgs et des grandes villes, de la démographie urbaine, de la structure de la famille urbaine, des modes de vie urbains et des communautés urbaines (Wu Duo, 1989-1993).

Les réformes post-maoïstes ont entraîné la ville dans un formidable essor, cela renvoie au phénomène d’urbanisation des populations et des espaces. Dans un tel contexte, une partie de chercheurs chinois voit les changements urbains et commence à faire des études sur les mégalopoles. L’exemple de Shanghai est à ce propos révélateur. Shanghai, avec ses mythes et ses réalités, a toujours suscité beaucoup d’intérêt, en Chine comme ailleurs, intérêt d’autant plus grand depuis que les réformes engagées au début des années 1990, puis le développement urbain qui s’en est suivi, ont donné lieu à l’émergence de grands courants de pensée sur la ville.

La première des approches abordant l’expérience de Shanghai, est le fruit d’un diagnostic porté par des experts institutionnels en charge du développement de la ville ou professionnels

de l’aménagement79. La réflexion développée, en son temps, par les urbanistes de l’Université

de Tongji vise donc à identifier les disfonctionnements ponctuels de l’aménagement territorial et à y apporter des réponses pragmatiques. L’Académie des sciences sociales de Shanghai constitue justement le siège des études académiques consacrées, dans le champ des sciences sociales et humaines, à l’évolution de Shanghai. Celles-ci se répartissent suivant deux thèmes principaux : le développement du marché immobilier, d’une part, et la réforme des communautés résidentielles (Shequ), d’autre part. Ces deux orientations répondent aux attentes du gouvernement municipal. Elles reprennent, en cela, la classification communiste divisant l’appréhension de la société entre aspects matériels (Wuzhi wenming) et aspects

spirituels (Jingsheng wenming)80.

Par ailleurs, les autres chercheurs dans les universités ont aussi repris le thème de la ville. Par exemple, Chen Yingfang, enseignante responsable du département de sociologie de l’Université Normale de la Chine de l’Est, a repris le fil de l’évolution de la structure socio-

78 Cf. En Chine, nous avons surtout utilisé la source classique, l’article de Sun Benwen, « Dangdai zhongguo shehuixue » (La

sociologie chinoise contemporaine), 1948 (reprint Taipei : Liren shuju, 1982), puis Yang Yabin (1987) et Han Mingmo (1987), ainsi que les dictionnaires des sciences sociales et de la sociologie tels Jinyangxuekan (eds.) Zhongguo xiandai

shehuikexuejia zhuanlue, (Notes biographiques des spécialistes des sciences sociales chinois), Shanxi : Renmin chubanshe,

1985, 7 vol., ou Zhongguo dangdai shehuikexuejia (Contemporary Chinese Social Scientists), Beijing : Shumu wenxian chubanshe, 1982. Entre 1980 et 1989, la revue Shehui (Société) éditée à Shanghai, a publié plusieurs articles sur l’histoire de la sociologie chinoise.

79

Cf. : V. Laurans, L’expérience de Shanghai dans le champ des études urbaines, Antenne expérimentale franco-chinoise en sciences humaines et sociales, Pékin. Septembre 2004.

(Le symposium sur L’expérience de Shanghai dans le champ des études urbaines a eu lieu le 15 Juin 2004 à l’Université Normale de la Chine de l’Est, Shanghai.)

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spatiale de la société shanghaienne à partir des années 1990. Elle a confirmé la tendance très marquée de Shanghai à la ségrégation spatiale. Même sous le régime maoïste, l’identité du citadin, avant même de se référer à son appartenance socio-professionnelle, aurait été assignée par son lieu d’habitation. Cette stratification aurait favorisé le contrôle de la société urbaine

par les comités de quartier. La structure de la population héritée du début du XXe siècle aurait

volé en éclat durant les dix dernières années sous l’effet de la privatisation du secteur du logement. La réforme actuelle des communautés résidentielles s’accompagnera-t-elle demain de l’émergence d’une société civile ? La multiplication des associations citadines pourrait laisser présager cette montée en puissance. La non-reconnaissance des travailleurs migrants

par les autorités locales constitue une aporie à laquelle elle aurait alors à faire face81.

1.2.3.2. La migration interne

La recherche chinoise et, dans son sillage, la recherche sociologique étrangère sur la Chine a tendu à réduire cette pluralité dans le seul cadre de la migration interne (l’étude des mingong), phénomène aujourd’hui très étudié en Chine82. Si cette réduction se justifie par l’ampleur sociodémographique du phénomène et par une demande publique forte liée aux enjeux de contrôle des populations que la migration met à l’épreuve, elle conduit trop souvent l’analyse à réfuter l’existence d’une société urbaine face à des populations flottantes jouant sur les interstices de l’urbanité chinoise (L. Roulleau-Berger & Shi Lu, 2005), cadre d’analyse

qui emprunte, partiellement, à l’anthropologie urbaine issue de l’École de Chicago83.

Les recherches chinoises sur la migration interne sont distinguées par deux perspectives. La première porte sur les processus de formation et les structures sociales de « village dans la ville » formés par la population déplacée dans la ville depuis les années quatre-vingt, tels que le village de Zhejiang à Pékin (Wang Chunguang, 1995 ; Wang Hansheng etc., 1997 ; Xiang Biao, 1998), le village de Henan à Pékin (Tang Can & Feng Xaioshuang, 2000) et les villages dans la ville de Guangzhou (Zhou Daming, 2001 ; Li Peilin, 2004). La deuxième porte sur le groupe « mingong » (sachant que ce phénomène est très étudié en Chine depuis les années

1990)84 dans la ville sous les cinq perspectives d’études principales comme stratification

sociale et mobilité sociale (Yuan Yayu, 1994 ; Li Peilin, 1996 ; Du Ying & Bai Nansheng, 1997; Huang Ping,1997 ; Cai Fang, 2001 ; Wen Jun, 2001; Ke Lanjun & Li Hanlin, 2001 ; Li Qiang, 2002), conflit et anomie (Li Qiang, 1995 ; Zhu Li, 2002), modernisation (Xiandaixing)

81

Voir l’ensemble des travaux de Chen Yingfang (2003a, 2003b, 2004).

82 Voir par exemple les travaux de Li Peilin (2003) et Shi Bainian (2005). 83

Voir : P.-P. Zalio, C. Baudelot, T. Angeloff, G. Guiheux, « Travail et logement dans un quartier de Shanghai, Enquête sur la construction de la société urbaine dans la Chine contemporaine », projet de recherche pour le CEFC, Paris, IDHE, 2007.

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(Guo Zhenglin & Zhou Daming, 1996 ; Zhou Xiaohong,1998), réseaux sociaux (Li Peilin, 1996 ; Li Hanlin, 2002) et rapport entre État et société ( Deng Zhenglai, 1999 ; Sun Liping, 2000 ; Chen Yingfang, 2005) etc.

À travers des études antérieures, on pourra trouver que les chercheurs chinois commencent à combiner réflexion théorique sociologique au phénomène « mingong » dans le contexte de la société chinoise. Ils ne se penchent donc pas seulement sur les mesures politiques prises par le pouvoir. Les sociologues, confrontés à un contexte particulier de transition vers une économie de marché, mais aussi avec le maintien de structures politiques, placent au cœur de leur interrogation la recomposition des relations entre l’État et la société. Aboutissement de plusieurs années de recherches empiriques, les sociologues chinois s’ouvrent sur une réflexion théorique – de quels outils dispose la sociologie pour analyser les relations entre l’État et les paysans dans la Chine contemporaine ? Cette réflexion menée par Sun Liping, l’un des fondateurs du département de sociologie de Qinghua, part d’une interrogation sur le contrôle exercé par le pouvoir politique dans les campagnes chinoises. Le sentiment d’être face à une énigme théorique conduit les sociologues à mettre en question les cadres d’observation et d’analyse traditionnelles et à chercher une nouvelle approche qui dépasserait une vision

dichotomique et statique de l’État et de la société85.

Cependant, à la lumière des recherches antérieures, on peut émettre quelques critiques et tracer quelques perceptives : Premièrement, les études chinoises ont manqué de communication avec celles réalisées en Occident. Peu de chercheurs ont pu combiner les concepts et les théories occidentales et leur utilisation avec un contexte chinois. Le développement de la discipline de sociologie ces vingt dernières années est marqué par une libération progressive de la tutelle idéologique. Mais la question de l’utilisation de connaissances produites en Occident pour étudier la société chinoise demeure entière, les réponses variant souvent entre les pôles universaliste et culturaliste. Deuxièmement, les études antérieures en Chine ont trop souligné les macro-éléments comme la structure, mais font peu de cas des micro-éléments comme la vie quotidienne, le voisinage et les familles etc. Enfin, peu de recherches ont été conduites dans une perspective de sociologie urbaine.

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Voir notamment : Qinghua shehuixue pinglun, n° 1, mai 2000, département de sociologie, université Qinghua. Le sommaire en anglais présente ainsi les articles qui composent le dossier spécial: Sun Liping, « “Process-Event Analysis” and the Relationship in Practice between the State and the Farmers in Contemporary China », pp. 1-20; Sun Liping et Guo Yuhua, « Wielding Both the Stick and Carrot: Process Analysis of Informel Operation of Formal Power. A Case Study of Levying dinggouliang at Town B in North China », pp. 21-46; Ma Mingjie, «Manipulation of Power and Manipulative Mobilization. A Case Analysis of Forcing Villagers to Become Rich», pp. 47-79; Ying Xing et Jin Jun, « The Process of Problem-Making in the Collective Action of shangfang – the Story of Migration for Constructing a Hydropower Station in Southwest China », pp. 80-109.

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