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La recherche des alliances aristocratiques en Europe centrale à la fin de l’époque moderne

La chaîne et les anneaux Héritages et mariages dans la maison princière au tournant du XIX e siècle

II. La recherche des alliances aristocratiques en Europe centrale à la fin de l’époque moderne

A. L’établissement des enfants dans la société des élites de la monarchie des Habsbourg à la fin du XVIIIe siècle

Le mariage des comtesses dans la société « austro-bohême » de la cour des Habsbourg

La question du mariage des quatre filles du prince Franz Wenzel et de la princesse Marie- Josèphe de Hohenzollern-Hechingen se pose au moment où la maison accède au rang princier en 1767. L’aînée Marie-Josèphe (1747-1778) épouse en 1766 le baron Caspar von Ledebur (1723-1801), issu d’une famille qui reçoit l’incolat de Bohême dans les années 1650. Ses cadettes se marient toutes deux en 1772, Marie-Sidonie (1748-1824) avec le comte Johann Rudolph Chotek (1749-1824) et Marie-Christine (1755-1821) avec le comte Johann Philipp Hoyos (1747-1803)116. Les Chotek font partie de l’ancienne noblesse tchèque et se distinguent au XVIIIe siècle en comptant parmi les acteurs les plus influents du gouvernement de Marie- Thérèse comme le montre la thèse d’Ivo Cerman117. Quant au comte Hoyos (1747-1803), il est issu d’un lignage prestigieux venu d’Espagne au XVIIe siècle et possessionné en Basse- Autriche avec les domaines de Horn, Gutenstein, Stixenstein ou Frohsdorf non loin de Vienne118. Ces alliances sont semblables à celles des Colloredo pour lesquels Thibaud Klinger compte vingt-deux mariages sur vingt-quatre avec des familles illustrées au service de la dynastie des Habsbourg au XVIIIe siècle, dont cinq familles de l’ancienne noblesse Bohême, cinq de l’ancienne noblesse autrichienne, les autres étant issues de la « nouvelle noblesse » installée dans ces espaces au cours de la guerre de Trente Ans119. Les Clary-Aldringen se conforment ainsi au comportement des familles de la noblesse de cette partie de la monarchie, auxquelles ils s’assimilent.

Le baron de Ledebur est une relation de voisinage en Bohême. La seigneurie familiale de Perutz acquise dans les années 1670 est proche de Teplitz, le château est connu pour accueillir chanteurs et musiciens dans les années 1740120. Les almanachs de cour suggèrent que cette famille n’occupe pas de position de premier plan à Vienne121. Au moment de son mariage, le baron Caspar Ledebur occupe la fonction caractéristique de chambellan, qui permet de l’identifier immédiatement à la noblesse de cour des Habsbourg. Il s’agit d’un

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Voir le portrait de Marie-Christine en annexe, p. 110.

117

I. Cerman, Chotkové. Příběh úřednické šlechty [Les Chotek, histoire d’une noblesse de robe], Prague, LN, 2008

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Il est issu de la branche cadette qui prend en 1681 le nom d’Hoyos-Sprinzenstein. Constantin von Wurzbach,

Biographisches Lexikon des Kaiserthums Oesterreich, Vienne, 1863, vol. 9, p. 348-348. 119

T. Klinger, « mariage…, op. cit., p. 399-401.

120

Johann G. Sommer, Das Königreich Böhmen, vol. 13: Rakonitzer kreis, Prague, Calve, 1845, p. 88-89.

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critère commun à la jeunesse en âge de se marier, ainsi que l’indique encore le cas des comtes Chotek ou Hoyos, ou celui de Jean de Clary-Aldringen qui devient chambellan en 1773, peu avant son mariage qui a lieu en 1775122. Les jeunes hommes sont ainsi mis en situation d’occuper des fonctions à la cour, grâce à une position traditionnelle au sein des grandes familles qui ne dit rien de la présence réelle à la Hofburg, comme l’indique l’étude d’Éric Hassler sur le début du XVIIIe siècle123. Après 1766, le couple Ledebur s’installe dans le palais Clary de Prague. En l’état actuel de la recherche, peu d’informations sont apparues sur ce mariage tourné vers la Bohême, et permettant une présence accrue des Clary-Aldringen dans la capitale du royaume au moment où celle-ci affirme sa présence à Vienne.

Les mariages de 1772 avec les comtes Chotek et Hoyos présentent une autre configuration qui doit être examinée dans ce contexte de la récente promotion princière. Ils sont mieux renseignés grâce aux travaux d’Ivo Cerman et d’Hana Mixánková autour de la correspondance et du journal de Marie-Sidonie Clary-Aldringen124. L’alliance avec les Chotek rapproche cette maison de courtisans et de propriétaires terriens des grands commis de l’État engagés dans les réformes de l’époque thérésienne125. Il ne s’agit pas des familles les plus influentes de la monarchie comme les Starhemberg ou les Kaunitz, mais ces alliances peuvent témoigner de l’attrait des « partis issus de familles au pouvoir, capables d’aider à obtenir de hautes charges » comme le suggère Thibaut Klinger à propos des Colloredo126. Elles soulignent surtout le renforcement des liens entre les noblesses de Bohême et d’Autriche dont les titulatures sont progressivement « harmonisées » à partir des réformes des années 1740127. Choisir un parti dans la société « austro-bohême » de Vienne, c’est maintenir une proximité entre parents qui se poursuit après l’établissement des comtesses. Les comtes Hoyos et Chotek sont les héritiers de maisons seigneuriales. De fait, ces mariages renforcent les attaches des Clary-Aldringen en Basse-Autriche et en Bohême. Frohsdorf (à 70 km au sud de Vienne) puis Weltruss (à 30 km au nord de Prague) deviennent des domaines souvent fréquentés jusque dans les années 1820.

122

SOAL-Děčín, c. 115, 9 novembre 1773. Le comte Jean a vingt ans.

123

É. Hassler, La cour de Vienne (1680-1740), Strasbourg, PUS, 2013.

124

H. Mixánková, Odraz života hraběnky Marie Sidonie Chotkové a dění v jejím okolí v osobních denících [Réflexions sur la vie de la comtesse Marie-Sidonie Chotek et les événements de son quotidien dans les journaux personnels], Université de Pardubice, Diplomová práce (dir. M. Lenderová), 2011.

125

Voir l’action du comte Rudolf Chotek dans I. Cerman, Chotkové. op. cit., p. 250-300.

126

T. Klinger, « Mariage…, op. cit., p. 399-401.

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Comme Versailles, la cour des Habsbourg a une fonction essentielle dans la conclusion de ces alliances en favorisant l’endogamie aristocratique128. Cet espace politique permet aux souverains de s’immiscer dans le jeu matrimonial, proposant ainsi une variation à la « volonté royale de connaître sa noblesse » que Michel Figeac analyse au moment de la réforme des preuves de noblesse et de la formation du système de la cour dans la France de Louis XIV129. Marie-Thérèse évoque le mariage du jeune comte Chotek auprès du père de ce dernier en 1770. Ce dernier s’empresse d’en faire part à Johann Rudolph : « sur quoi j’ai répondu ingenieusement que je n’avois pas grande idée de marriage compulsé [arrangé], que nous vous laisserons choisir vous-même, nous flattons que vous y preferies solidement a nous donner au plutôt cette consolation130 ». Ivo Cerman y perçoit une liberté de choix plus grande accordée au prétendant révélatrice du passage à un modèle de la « famille sentimentale » de la seconde moitié du XVIIIe siècle131. Maurice Daumas a souligné le passage de l’exigence d’une obéissance absolue des enfants à une nouvelle manière d’exercer l’autorité paternelle

128

Mathieu Marraud, La noblesse de Paris au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 2000, p. 184. 129

M. Figeac, les noblesses, op. cit., p. 147-152. Sur la définition du concept de cour dans la monarchie des Habsbourg et les débats historiographiques, nous renvoyons aux analyses de Jeroen Duindam, Vienna and

Versailles : the courts of Europe’s major dynastic rivals, 1550-1780, Cambridge, CUP, 2003, et à la présentation

de É. Hassler, La cour, op. cit., p. 13-22.

130

Cité dans I. Cerman, Chotkové. op. cit., p. 359., n. 177, tirée d’une lettre du fonds Chotek de Prague, RACh, c. 107, inv. c. 1402, Johann Karl à son fils, 10 février 1770, fol. 136.

131

Ibidem. L’historien semble s’inscrire dans la tendance historiographique à minorer sans toujours déconstruire les arrangements familiaux des mariages dans la société des élites.

La géographie « familiale » au tournant du XIXe siècle.

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par la tendre incitation et la valorisation de l’amour filial132. La « consolation » du comte Chotek a pour pendant cette peur de décevoir qui doit remplacer la crainte du fils dans la nouvelle conception du respect des parents. Cette thèse était celle de Diderot dans le Père de

famille (1758) dont Anne Saada a souligné le succès outre-Rhin133. Moins qu’une émancipation du jeune adulte, il s’agit d’une confiance du comte Chotek dans la transmission de l’esprit familial inculqué à son fils grâce à l’éducation reçue dans la maison noble. Comme l’écrit Maurice Daumas, « bien éduqué, à la manière moderne qu’incarnera Émile […], l’enfant devenu adulte ne peut décevoir ses parents134 ». La plus belle récompense pour ce père noble de la fin du XVIIIe siècle, c’est de voir son fils lui présenter de lui-même un choix raisonnable auquel il puisse donner son aval en signant le contrat. Si le comte Chotek se tient en retrait, c’est qu’il espère voir son fils faire honneur à cette éducation dans les espaces de la cour et des palais de l’aristocratie.

Comtes et comtesses évoluent dans un milieu spécifique où sont partagées les valeurs de la noblesse, ce qui permet aux parents d’exprimer leurs attentes en des termes plus ou moins directs. Pour le comte Johann Rudolph, il s’agit donc moins d’une liberté de choix que d’une liberté de faire le bon choix, venant couronner un parcours nobiliaire caractéristique : neveu de l’Oberste Hofkanzler Rudolph Chotek, il reçoit une formation pratique au bureau de district (kreisamt) de Czaslau en Bohême avant un Grand Tour (Kavalierreise) en Italie, à Paris et dans l’espace du Saint-Empire effectué de 1769 à 1770 avec son cousin Johann Joseph von Wilczek. De retour dans la monarchie, il est « Praktikant » à la Hofkanzley, office à partir duquel la famille s’est distinguée tant sur le plan du service de l’État Habsbourg que sur celui de la sociabilité avec un salon brillant dans le palais de la chancellerie de Bohême (Böhmische Hofkanzley)135. Quant à Marie-Sidonie Clary-Aldringen, la fille du grand veneur vient d’être distinguée par le co-régent lors des réjouissances de la cour en 1772. Joseph II la complimente sur sa manière de danser, saluant indirectement les leçons du maître Gaëtan Vestris (1729-1808) que la maison Clary-Aldringen avait obtenues pour ses enfants136. L’éducation aristocratique d’une part, et l’insertion familiale à la cour fournissent des garanties solides à la perpétuation des élites dans les capitales de la monarchie des Habsbourg.

132

M. Daumas, Le mariage amoureux, Paris, Armand Colin, 2004, p. 277-280 ;

133

Ibidem. ; A. Saada, Inventer Diderot : les constructions d’un auteur dans l’Allemagne des Lumières, Paris, CNRS éditions, 2003, p. 210.

134

M. Daumas, Le mariage, op. cit., p. 279.

135

I. Cerman, Chotkové. op. cit., p. 286, 291-303.

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L’autorité parentale ne disparaît pas pour autant et les jeunes comtes ne sont pas seulement « maintenu dans l’orbite de la famille par les liens de l’amour137 ». Le comte de Hoyos respecte les directives de son père lorsqu’il fait sa cour aux comtesses de Clary :

Le Comte de Hoyos est parti aujourd’hui, pour aller trouver son père, et compte être de retour mercredi au matin, la chose me paroit d’autant plus assurée, qu’il dit avoir une lettre de son père, dans laquelle il lui marque de rechercher une de nous en mariage, et s’il n’obtient pas l’ainée, de demander la seconde138

Les héritiers de la noblesse forment de multiples plans matrimoniaux selon les circonstances et les partis du moment, multipliant les chances de voir aboutir un mariage patronné par les parents. Les démarches du comte Hoyos font passer l’intérêt pour la maison avant l’inclination personnelle. C’est bien une famille qu’il s’agit d’approcher, et le comte n’hésite pas à solliciter le frère des comtesses, Jean de Clary :

Les affaires de la Christine vont grand train, le Comte de Hoyos paroit tout de bon décidé pour elle, et dit n’être encore arrétté que par la crainte d’un second reffus, il à hier fait une visite a mon frere, et lui a dit qu’il iroit encore cette semaine chès ses parens pour s’arrenger avec eux139

La phase de cour, marquée par des refus rituels, adopte les formes de la vie sociable dans les hôtels de l’aristocratie. Les visites de politesse sont d’autres marqueurs d’une éducation réussie. Il s’agit bien sûr du comportement idéal, et d’autres situations sont possibles. Ici, le jeune noble se passe de ces intermédiaires qui caractérisent le mariage arrangé. Dans le cas des comtes Hoyos et Chotek, on observe donc la mise en avant de la figure individuelle du prétendant. Elle semble une réponse à la dénonciation de la « tyrannie des pères » qui transforme la perception du mariage arrangé au XVIIIe siècle selon Dominique Godineau140. Cette perception se dilue dans les démarches des prétendants sans que l’effacement des parents ne soit synonyme de désengagement. L’inclination personnelle est souhaitable, elle est encouragée par le comte Chotek. Elle n’est pas toujours manifeste, ni immédiatement nécessaire, comme semble en témoigner l’attitude de Christine de Clary concernant son mariage avec le comte Hoyos :

elle ne l’aime, ni ne le hait, elle ne le craint ni ne le souhaite ; […] impatientée de cet excès d’indolence, je lui dis, au nom de Dieu, dites moi donc, si ce mariage vous feroit plaisir ou peine ? Elle me répondit, mais cela me feroit plaisir, c’est tout ce que je désire,

137

M. Daumas, Le mariage, op. cit., p. 279.

138

SOAL-Děčín, c. 113, M.-S. à sa sœur M.-J., 11 janvier 1772, transc. de H. Mixánková, Odraz, op. cit., p. 40.

139

Idem, 4 janvier 1772. Son portrait se trouve en annexe, p. 110.

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165 car il est certain, que n’ayant point de repugnance, elle pourra être fort heureuse avec lui141

Marie-Sidonie souligne l’indolence, dont le sens ancien définit « l’état de l’âme qui s’est mise au dessus des passions142 ». Cette indifférence affichée vis-à-vis d’un jeune homme qui n’a pas été choisi pour elle, mais qui s’impose comme une évidence dans la société des élites de la capitale. Le ton de ces lettres dénote l’absence de coupure radicale avec la fabrique des mariages au XVIIe siècle, où le « poids des normes et des conventions sociales est tel que les mariages arrangés ne choquent pas les intéressés du moment que le fiancé ne leur répugne pas143 ». Au sein des grandes familles qui organisent les héritages féminins en vue de l’établissement des comtesses, le mariage est toujours conçu comme un devoir social d’où peut découler le « bonheur domestique » cher à la génération suivante.

L’endogamie aristocratique des années 1770 se joue dans les espaces maîtrisés par ce groupe social dont elle renforce les logiques de l’entre-soi. C’est précisément à cette période que la baronne de Krüdener fait référence lorsqu’elle emploie l’expression de « première société » dans ses Souvenirs au début du XIXe siècle144. Cette image est aussi celle d’un marché matrimonial restreint que le comte Charles-Joseph reprend dans son journal de 1803 :

Dans une société aussi resserrée que celle de Vienne, qui n’est presque jamais renouvelée, il faut que chaque homme soit toujours amoureux de chaque femme, et pour faire des événements il n’y a comme à la lotterie que les différentes combinaisons entre 10 ou 12 personnes145.

La formation d’une « première société » dans la monarchie des Habsbourg oriente clairement les perspectives matrimoniales. Les alliances sont prévisibles dans ce cercle restreint des grands propriétaires terriens dont l’endogamie est perçue comme un facteur de stabilité sociale grâce au maintien des patrimoines146. Les visites rendues ne passent pas inaperçues dans ce « petit monde choisi » des élites aristocratiques. Elles alimentent le « capital social » des maisons courtisées en les faisant apparaître comme des partis recherchés. Cette représentation de l’exclusivisme matrimonial de la noblesse de cour et de ses héritiers ne doit pas faire oublier que Vienne est une capitale impériale où se rendent les

141

SOAL-Děčín, c. 113, M.-S. à sa sœur M.-J., 11 janvier 1772, transc. de H. Mixánková, Odraz, op. cit., p. 40. La citation est soulignée, Marie-Sidonie reprend ensuite la parole.

142

Définition qui apparaît dès la première édition du dictionnaire de l’Académie française en 1694.

143

D. Godineau, Les femmes, op. cit., p. 31.

144

Citée dans les annexes de l’ouvrage d’Elena Gretchanaïa, « Je vous parlerai la langue de l’Europe… » : la

francophonie en Russie (XVIIIe-XIXe siècles), Bruxelles, Peter Lang, 2012, p. 334. 145

SOAL-Děčín, c. 158, journal 22 juin 1803, p. 70.

146

M. Lanzinger, « Mariages entre parents, l’économie de mariage et le « bien commun ». La politique de dispense de l’État dans l’Autriche de l’Ancien Régime finissant », dans A. Bellavitis et alii, Construire, op. cit., p. 69-83

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élites des Pays-Bas autrichiens ou du Saint-Empire à la fin du XVIIIe siècle. L’idée d’un éloignement géographique important des filles de la noblesse n’empêche pas de nouer des alliances aristocratiques dans ces espaces. La présence du prince de Ligne à la cour des Habsbourg permet ainsi aux Clary-Aldringen d’envisager un mariage francophone pour l’héritier du titre et du fidéicommis. Cette alliance fait l’objet de négociations entre Vienne et Bruxelles en 1774, autour de l’installation de la princesse Marie-Christine de Ligne dans un espace qu’elle ne connaît pas, alors qu’elle ne maîtrise pas l’allemand.

Le prestige de la maison de Ligne pour le mariage de l’héritier du fidéicommis en 1774-1775

Le mariage de Jean de Clary-Aldringen avec la princesse de Ligne fait passer la création de liens familiaux en Europe de l’ouest avant les mariages de proximité que l’on retrouve dans la noblesse rhénane étudiée par Christophe Duhamelle, et plus largement dans l’ensemble des milieux sociaux147. Sans sortir du cadre de la monarchie des Habsbourg, les Clary-Aldringen trouvent dans la maison de Ligne l’opportunité de s’insérer dans la fabrique des réseaux transfrontaliers qui caractérisent les aristocraties européennes à la fin de l’époque moderne.

Cette union s’inscrit dans les échanges entre les Pays-Bas autrichiens et la cour de Vienne au lendemain de la guerre de Succession d’Espagne: nombre de nobles de Bohême font leur Grand Tour dans cette partie de l’Europe, à l’instar du père de Jean de Clary qui en 1727 visite la cour de Marie-Elisabeth d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas de 1725 à 1740148. À l’inverse, le prince Charles-Joseph de Ligne (1735-1814) est présenté à Vienne en 1751 où il est fait chambellan par Marie-Thérèse149. En août 1755, il y épouse Maria Franziska princesse de Liechtenstein (1739-1821) avant son célèbre service au cours de la guerre de Sept Ans150. Cette présence s’affirme au moment des voyages de Charles de Lorraine entre Bruxelles et Vienne au début de son gouvernement dans les Pays-Bas autrichiens (1744-1780)151. Michèle Galland, suggère que ces séjours liés à l’attachement familial à la cour de Marie-Thérèse correspondent aussi à la volonté politique d’un contact étroit avec les autorités viennoises, renforcé lors de la reprise en main de ce territoire après la guerre de Succession d’Autriche. L’union de la fille du prince de Ligne avec l’héritier d’une

147

C. Duhamelle, L’héritage collectif. La noblesse d’Église rhénane (XVIIe-XVIIIe siècles), Paris, EHESS, 1998,

p. 111 ; Adeline Daumard, « Affaire, amour, affection : le mariage dans la société bourgeoise au XIXe siècle »,

Romantisme, 1990/68, Amours et société, p. 33-47. 148

Jiři Kubeš, « Fragmenty písemností z kavalírské cesty hrabat z Clary-Aldringenu z roku 1727 [les fragments des écrits du Kavalierreise des comtes de Clary-Aldringen en 1727] », Theatrum historiae, 2006/1, p. 83-108. Voir aussi son travail d’habilitation : Kavalírské cesty české a rakouské šlechty (1620-1750) [Le Grand Tour dans la noblesse de Bohême et d’Autriche], Université de Pardubice, 2011, p. 98-112.

149

Mémoires du prince de Ligne, Paris, Mercure de France, 2004, cah. I, p. 59.

150

Voir la généalogie de cette famille en annexe, p. 109.

151

Michèle Galland, Charles de Lorraine, Gouverneur des Pays-Bas autrichiens (1744-1780), Bruxelles, EUB, 1993, p. 33-35.

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maison princière de Bohême est une manière d’approfondir les attaches des Ligne dans l’Europe dynastique et politique des Habsbourg de Vienne152.

Les deux familles se rencontrent à la cour153. Comme pour l’aristocratie anglaise étudiée par Lawrence Stone où Londres devient un « marché matrimonial à l’échelle de la nation » au XVIIe siècle, la capitale permet un élargissement géographique des alliances tout en maintenant une forte endogamie sociale154. Dans les années 1770, les Clary jouissent de leur récent statut de prince qui les intègre au groupe des nobles non immédiat d’Empire