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Construire la mémoire nobiliaire : seigneurs en Bohême, seigneurs de Bohême, de la paix de Westphalie à la guerre de

De la nouvelle noblesse à l’aristocratie La formation d’une maison princière en Europe centrale entre 1627 et

II. Construire la mémoire nobiliaire : seigneurs en Bohême, seigneurs de Bohême, de la paix de Westphalie à la guerre de

Succession d’Autriche (1648-1748)

A. Quelle présence en Bohême dans la seconde moitié du XVIIe siècle ?

L’installation dans un espace anciennement constitué

L’installation en Bohême d’une famille aux armes refondues est une rencontre avec un territoire morcelé qui a plusieurs fois changé de main au cours de la période précédente. Si l’on excepte les Tyrolische Pfandesherrschaften, les biens qui reviennent aux Clary et Aldringen au cours du XVIIe siècle regroupent des terres dans la zone frontalière du Nord de la Bohême, au pied des Monts Métallifères et en bordure du territoire des princes-électeurs de Saxe. Cette région est celle des Erzgebirge caractérisée par l’exploitation minière et forestière des deux côtés d’une frontière traversée par l’Elbe. Les seigneurs de Clary-Aldringen sont en possession de terres relativement éloignées les unes des autres, qu’il est possible de regrouper en trois ensembles : Teplitz, à 90 km de Prague et 70 de Dresde, Binsdorf/Bensen dominant l’Elbe à 60 km au nord de Teplitz, et Dobritschan propriété « originelle » des Clary, à 50 km au sud141.

Les Clary-Aldringen investissent un espace anciennement structuré, qui a fait l’objet de plusieurs configurations territoriales. La seigneurie de Teplitz a des origines mythiques qui contribuent à la renommée de ses eaux au moins à l’échelle régionale au XVIIe siècle. Le château qui accueille les seigneurs successifs repose en partie sur les fondations du monastère bénédictin de la reine Judith de Thuringe au XIIe siècle142. Confiées en gage à la chambre

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Voir annexe 6, p. 117.

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Voir annexe 7. Wolfgang Piersig, Ein geschichtlicher Überblick zum Eisen im Erzgebirge: Der Frohnauer

Hammer, Grin Verlag, Beitrag zur Technikgeschichte, 2010 ; Vlastimil Pažourek (dir.), Burgen im Grenzraum Sachsen – Böhmen, Děčín, Děčínský Zámek, 2012 ; Karlheinz Blaschke, Uwe Ulrich Jäschke, Kursächsischer Ämteratlas 1790, Chemnitz, Klaus Gumnior Verlag, 2009.

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Joseph K. E. Hoser, Beschreibung von Teplitz in Böhmen, Prague, Calve, 1798, p. 19-25, Theodor L. Richter,

Les eaux thermales de Teplitz Essai topographique et médical, Prague, Kronberger et Rziwnatz, 1840. Cette

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royale après les guerres hussites, les terres changent très souvent de main. Au début du XVIe siècle, les biens gagés sont échangés au seigneur Albrecht de Kolowrat qui fait en 1508 l’acquisition de la seigneurie de Teplitz et de la seigneurie montagnarde [Bergherrschaft] de Graupen afin de fonder une base économique et patrimoniale. Ces terres entrent par mariage dans la famille Waldstein qui obtient le passage de Teplitz en tenure héréditaire en 1512 : l’ensemble enregistré à la Landtafel inclut le château, la ville et 32 villages. Graupen apparaît durablement lié à Teplitz, et la perspective de l’exploitation minière attire les Rozmital en 1529 avant que le président de la Chambre Royale Wolf de Vresovic (1532-1569) ne les achète au cours d’une politique familiale de regroupement de terres : l’accord royal pour l’achat de Teplitz en 1543 fait de la seigneurie le cœur d’un complexe territorial de 80 villes et villages, unifié sous l’autorité d’un seul seigneur. La seigneurie de Graupen est dotée du statut de « kaiserliche freie Bergstadt » en 1579, pour protéger la production d’étain face à la concurrence saxonne au cours du règne du roi Rodolphe II143. C’est bien le seigneur qui crée une forme de continuité en collectionnant les sièges administratifs (Schloss) : à la mort de Vresovic en 1569, le doublon Teplitz-Graupen éclate. Teplitz passe dans les possessions des Kinsky jusqu’à l’émigration de la famille en Saxe et les redistributions de 1634. Graupen est isolée du complexe territorial rassemblé par Vresovic, transférée par donation de l’empereur Matthias aux seigneurs de Sternberg en 1616144. À l’arrivée des Aldringen, les terres ont déjà un riche passé seigneurial145.

Lorsqu’en 1708 le fils de Johann Georg Marc, Franz Carl de Clary-Aldringen (1675- 1751) se porte acquéreur de Graupen auprès des Sternberg, il ne fait que « recoudre » un

catalogue du fonds d’archives SOAL- pob. Děčín, 2 Vol., Děčín, 2000, p. I-VII. Je remercie Otto Chmelik, directeur des archives, pour son aide dans l’enquête ciblée du fonds Vk Teplice autour des éléments rapportés ici. Anton L. Grossman, « Die Geschichte von Teplitz im Kontexte der böhmischen Landesgeschichte, dans

Stadt und Kreis Teplitz-Schönau. Unsere unvergessene Heimat, Amberg, Druckhaus Oberpfalz, 2000 (1994), p.

60-140.

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La terre reste seigneuriale mais ses habitants reçoivent des privilèges spécifiques qui les protègent alors que la concurrence minière se développe à l’échelle de l’Europe. Le roi cherche à mettre en valeur les Monts Métallifères et les mines d’argent de Joachimsthal dans la région de Carlsbad. Hermann Hallwich, Geschichte

der Bergstadt Graupen in Böhmen, Prague, Credner, 1868, p. 113-154. Götz Altmann, « Gründung und Aufstieg

der böhmischen Bergstadt St. Joachimsthal (Jáchymov) », Mitteilungen des Landesvereins Sächsischer

Heimatschutz, Dresde, 2005/2, p. 4-12. 144

Un témoignage direct : Jans Kilian (éd.), Michel Stüelers Gedenkbuch (1629–1649): Alltagsleben in Böhmen

zur Zeit des Dreißigjährigen Krieges, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2014, p. 23. Les Kinsky constituent

un riche ensemble patrimonial, avec des terres souvent rachetées à la mort d’autres seigneurs : K. Richter, Sága

rodu Kinských, op. cit., p. 9 ; A. Valenta, Dějiny rodu Kinských, op. cit., p. 23 sq.. 145

J. Harasimowicz, M. Weber (dir.), Adel in Schlesien, op. cit, p. 223-262 ; Jaroslav Čechura, Adelige

Grundherrn als Unternehmer: zur Struktur südböhmischer Dominien vor 1620, Munich, Oldenbourg, 2000 ;

Josef Hrdlička, « Seigneurie, résidence et cour à l'époque moderne: Jindřichův Hradec, du XVIe au XVIIIe siècles », Historie, Economie et Société 26, 2007, p. 47-58. Jan Štěpán, « Ein neuer Herr – eine alte Herrschaft », dans M. Vařeka, A. Zářický (éd.), Das Fürstenhaus Liechtenstein, op. cit., p. 289-294.

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espace que le contexte politique du siècle précédent avait fragmenté146. Peut être séduit par les perspectives économiques de la production minière une fois passée la crise du XVIIe siècle, il renouvelle l’ancienne articulation avec Teplitz, et complète un ensemble économique combinant les trois principales ressources seigneuriales (l’exploitation agricole, minière et forestière), les sources « miraculeuses », et le débouché sur l’Elbe avec la seigneurie de Bensen/Binsdorf. Cette dernière est possédée successivement par les Salhausen et les Wartenberg au XVIe siècle, rattachée ensuite à la seigneurie de Kamnitz dont elle est coupée entre 1614 et 1612 pour passer enfin dans le patrimoine des seigneurs de Kinsky147. Son lien avec Teplitz n’a rien d’évident et résulte des combinaisons seigneuriales et familiales qui dominent le partage de la terre en Bohême et expliquent en partie la constitution d’une « aristocratie latifundiaire » au cours de la période. Les Clary-Aldringen ne font alors que s’inscrire dans un contexte de construction patrimoniale qui entraine un renouvellement seigneurial antérieur à l’accélération des transferts de propriété lors de la guerre de Trente Ans148.

Lorsque les Clary-Aldringen sont en mesure de prendre en main les affaires de seigneuries morcelées, ils bénéficient de bases administratives en place. Dans chaque unité seigneuriale, la vie des sujets est polarisée par le village et la communauté villageoise (Gemeinde), mais aussi par les métairies, centres nerveux de l’espace économique, et les espaces cultuels, paroisses et filiales149. Les registres du partage des biens entre les Aldringen en 1652/1653 apposent leur grille de lecture patrimoniale sur un système territorial et économique anciennement constitué avec des communes (Stadtgemeinden Teplitz ou Bensen) et plus de soixante communautés regroupées autour de villages-métairies150.

Les propriétaires des terres incarnent une autorité seigneuriale (Obgrigkeit) dont ils sont dépositaires et se trouvent en relation de pouvoir vis-à-vis des sujets151. Ces relations multiples passent le plus souvent par l’intermédiaire du capitaine de seigneurie (Hauptmann

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SOAL-Děčín, c. 83 : lettre du 21 août 1708, prix négocié entre 30 et 40 000 gulden. H. Hallwich, Geschichte

der Bergstadt Graupen, op. cit., p. 229-237 précise que plusieurs années sont nécessaires pour assurer le transfert

de pouvoir au comte de Clary.

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Une source précieuse : la Pastor Schlegel’s Chronik von Bensen [1203-1571], Bensen, Amand Böhm, 1887.

148

Ales Valenta, Lesk a Bida barokni aristocracie [Splendeur et misère dans l’aristocratie Baroque], Hradec Kralove, Veduta, 2011 ; O. Chaline, « Les noblesses, dans M. Cevins (dir.), L’Europe centrale, op . cit., p. 85- 101.

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La Gemeinde est interlocutrice du seigneur et référence pour le rôle fiscal (Berni Rula) de 1651. Jiří Mikulec,

Poddanska otazka v baroknich Cechach [la question des sujets dans la Bohême de l’âge baroque], Prague,

Historicky Ustav, 1993.

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Voir annexe 7, p. 118.

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Les relevés des obligations des sujets (Urbare) du XVIe siècle, malheureusement peu nombreux, permettent de retracer une partie de ces relations : par. ex. SOAL-Děčín, Vk Bynovec, c. 4 . J. Čechura, Adelige

Grundherrn, op. cit. ; Markus Cerman, Robert Luft, Untertanen, Herrschaft und Staat in Böhmen und im « Alten Reich », Sozialgeschichttliche studien zur Frühen Neuzeit, Munich, Oldenbourg, 2005.

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ou Hejtmann), premier officier du seigneur et homme fort de la seigneurie, dont la présence est attestée pour Bensen dès le XVe siècle152. C’est ce qui explique que Jérôme de Clary puisse passer la fin de sa vie en déplacements constants entre la Bohême, l’Autriche et le Tyrol. Les journaux en latin laissés par son fils Johann Georg Marc Clary-Aldringen dans les années 1670 mentionnent des relations suivies avec le Stadt ou Bezirkhauptmann de Teplitz, Bensen ou Dobritschan, reçus à table et le plus souvent entretenus par voie de lettres, de rapports et d’instructions153. En janvier 1671, le Bezirkhauptmann est au centre d’un conflit concernant la « Bürgerschaft » (bourgeoisie) de Bensen. Le comte de Clary-Aldringen reçoit un Memoriale qu’il lui renvoie corrigé et augmenté de quelques remarques154. La plupart des affaires locales semblent traitées de cette manière sans que la présence directe du détenteur de l’autorité seigneuriale ne soit toujours nécessaire ni même requise. Les lettres suffisent pour gérer un espace morcelé, et leur écriture compte bien parmi les occupations principales relevées dans ce journal. Le seigneur est l’autorité qui rassemble l’administration de territoires historiquement constitués conformément aux observations de Joseph Hrdlička pour la Bohême du Sud : « sur certains domaines, de véritables complexes de seigneurie commencent à se développer à partir du milieu du XVIe siècle, une administration centrale ou des organes financiers coiffant la gestion de chaque seigneurie155. »

La famille Aldringen, puis Clary-Aldringen crée un lien entre différentes terres en se coulant dans les rouages anciens d’un système seigneurial dont la tête a souvent changé en Bohême du Nord156. Ce phénomène se traduit par une dualité du fonds d’archives de Děčín entre un fonds familial où les affaires locales prennent une place croissante, et les fonds de l’administration économique (Ober und Wirtschaft-Amt) des seigneuries de Teplitz et Bensen qui fonctionnent bien avant l’arrivée des nouveaux seigneurs157. Prendre la mesure de leur interpénétration permet donc de déceler les changements et les continuités qui

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Souvent un petit noble : J. Hrdlička, « Seigneurie, résidence et cour…, p. 55. Pastor Schlegel’s Chronik, p. 28: 1454. « 1454. Bensen. Kaspar von Lužtitz. hauptmann alhier ; hautsche, hauptmann allhier 1457. »

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SOAL-Děčín, c. 71, fragments des journaux de Johann Georg Marc, Lateinische Tagebuch, traduction allemande Richard Müller en 1886-1887 à la demande du prince Edmund Clary.

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SOAL-Děčín, c. 71, Lateinische Tagebuch, Teplitz, 24 janvier 1671, fol. 3a. Jean Georg Marc Clary- Aldringen prend le relais de son père qui meurt en 1671. Sur l’entourage du seigneur : J. Hrdlička, « Seigneurie, résidence…, HES 2007, op. cit., p. 53.

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J. Hrdlička, « Seigneurie…, op. cit., p. 55.

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Le détenteur du pouvoir possède une autorité démultipliée selon le nombre de possessions et le statut des terres. Cet émiettement local caractéristique de la propriété en Bohême du Nord s’articule avec les seigneuries du Tyrol pour former un complexe nobiliaire que l’on retrouve à grande échelle dans le cas des Schwarzenberg ou des Liechtenstein. O. Chaline, « Une très grande fortune…, dans O. Chaline (dir.), Les Schwarzenberg, op. cit., p. 274 ; M. Vařeka, A. Zářický (éd.), Das Fürstenhaus Liechtenstein…, op. cit..

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SOAL-Děčín, fonds Velkostatek Teplice (Vk Teplice) ((1438) 1562-1945) et Velkostatek Bynovek [Binsdorf] (Vk Bynovec) (1576-1945). Le terme Velkostatek renvoie au passage de la seigneurie (Panstvi/Herrschaft) au grand domaine (Velkostatek) après 1848.

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caractérisent la prise en main des affaires locales par la famille qui assure son implantation en Bohême dans la seconde moitié du XVIIe siècle.

La prise en main des affaires locales par une famille catholique

Anne et ses frères doivent faire reconnaitre leur autorité locale (Grundobrigkeit) sur des espaces où ils pourraient bien ne constituer que des seigneurs de passage. Ils se trouvent dépositaires d’un pouvoir antérieur à eux, une domination manoriale qu’ils incarnent à leur tour. Cette disjonction entre l’Obrigkeit permanente et ses dépositaires successifs permet à Anne d’entrer en responsabilité à Bensen en tant que propriétaire actuelle, tandis que son frère qui jouit du même statut à Teplitz peut lui s’en dégager au profit de Jérôme de Clary. Cet écart a une conséquence majeure : la personnalisation du pouvoir local est un impératif à qui veut pérenniser sa présence en Bohême. Les Clary-Aldringen doivent s’identifier avec le pouvoir qu’ils détiennent depuis peu en agissant sur deux terrains minés par la condamnation romantique de la « noblesse étrangère » au XIXe siècle : la question du « remplacement » des anciens seigneurs par une noblesse plus dépendante du souverain et l’action religieuse des nouveaux venus sur la « frontière mouvante de la catholicité158. »

La Bohême du Nord étant une région anciennement animée par les échanges avec la Saxe voisine, le contraste entre un seigneur « allemand » et des sujets tchèques est pratiquement inexistant159. Les archives de Prague conservent bien un inventaire de Teplitz rédigé en tchèque en 1619, mais les documents patrimoniaux relatifs aux seigneurs de Vresovic et de Kinsky dans les archives familiales sont intégralement tenus en allemand dès 1547. Ce bilinguisme facilite l’introduction de seigneurs au moins aussi pragmatiques et gestionnaires que conquérants160. Au moment de partir pour la Bohême entre 1634 et 1635, Anne Aldringen s’adjoint Stephan Erb venu avec elle d’Alsace au Tyrol, pour remplir le rôle

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Olivier Chaline, « Frontières religieuses : la Bohême après la Montagne Blanche », dans E. Andor, I. Toth (dir.), Frontiers of Faith. Religious Exchange and the Constitution of Religious Identities (1400-1750), Budapest, CEU, 2001, p. 55-65. L’idée d’une noblesse « dénationalisée » est encore présente chez le philosophe Jan Patočka, L'idée de l'Europe en Bohême, trad. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1991, p. 62. Largement investie au cours des mouvements nationaux du XIXe siècle, elle est aujourd’hui réexaminée en tenant compte de cet héritage, au profit de l’idée de « nouvelle noblesse » : M.-E. Ducreux, « Histoire et identité : autour du cas tchèque », dans N. Aleksium et alii, Histoire de l’Europe du Centre-Est, op. cit., p. 827-843. Svatava Raková, « Pobělohorské Temno v české historiografii 90. let: pokus o sondu do proměn historického vědomí » [L’âge des Ténèbres dans l’historiographie tchèque des années 1990 : les transformations de la conscience historique],

ČČH, Prague, 2001, p. 587 ; J. Petráň (dir.), Proměny feudální, op. cit.. 159

La présence de colons allemands venus mettre en valeur la région est ancienne : Louis Leger, Histoire de

l’Autriche-Hongrie, Paris, Hachette, 1879 ; J. Béranger, Histoire de l’Empire, op. cit., p. 77. Johann Gottfried

Sommer, Das Königreich Böhmen, op. cit., 1833. Markus Cerman, Hermann Zeitlhofer, Soziale Strukturen in

Böhmen. Ein regionaler Vergleich von Wirtschaft und Gesellschaft in Gutsherrschaften, 16.-19. Jahrhundert,

Vienne, Oldenbourg, 2002 ; M. Cerman, R. Luft, Untertanen,op. cit.

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NAPC, Fideikomisni Spisy, VII E 30 (F50/98) 1619-1920, inv. c. 139, c. 1037) ; SOAL-Děčín, c. 15, 1547- 1625 ; T. Winkelbauer, « Les Liechtenstein…, dans J.-M. Boehler, C. Lebeau (dir.), Les élites régionales, op.

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de capitaine de la seigneurie de Bensen: avec l’évêque Marc officiant en Styrie, la famille arrive avec des critères et des attentes formés dans les pays héréditaires des Habsbourg où la condition paysanne n’a rien à voir avec celle de la Bohême161. Les Aldringen placent ainsi à la tête d’un système ancien un « capo » (capitaine) vraisemblablement expérimenté mais étranger à la situation de « second servage » du nord de la Bohême162. Il s’adapte aux formes locales de l’administration, et sa loyauté se confirme car Anne parraine son fils en 1656. Cette lettre témoigne d’ailleurs de sa position spécifique, puisque l’acte de naissance s’apparente à un certificat d’être né libre et de mariage légitime163. L’héritage remporté par l’épée et le sang est approprié grâce à un renouvellement administratif qui prélude à une présence de plus longue durée.

L’importance du changement se mesure en comparant la situation des domaines voisins de Friedland passés de Wallenstein à Gallas en 1634. On y retrouve cet équilibre entre domination manoriale et institutions communales, entre lesquelles le capitaine (Hauptmann/Hejtman) occupe traditionnellement une position intermédiaire au fondement de son pouvoir local. Sheilagh Ogilvie souligne qu’il s’agit d’une charge héréditaire tenue par un membre des communautés villageoises, qui de ce fait ne peut être perçue comme un « outil du propriétaire »164. Elle ne mentionne pas une pratique largement en usage par la suite : la mise en place d’un homme de confiance qui, parce qu’il est étranger à la communauté locale, apparaît plus efficace aux yeux du seigneur qu’il représente. En même temps que les Aldringen découvrent leur seigneurie, ils introduisent des agents de confiance. Ils parlent aux sujets une langue qui leur est familière mais dont les accents sont ceux de l’autorité en place. L’hérédité de la charge demeure, le contenu de la fonction aussi, mais un homme neuf l’occupe, ouvrant une nouvelle phase de l’histoire des relations entre seigneur et sujet. La multi-territorialité des familles nobles, même à l’échelle des Aldringen, s’accompagne ainsi

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Voir annexe 3b, p. 115. SOAL-Děčín, c. 39, « Geburtbrief », op. cit.. Stephan Erb et sa femme sont désignés originaires d’Alsace, aux Habsbourg jusqu’aux traités de Westphalie : « Anno 1634 und 1635 mit mir und

meinen Kindern von selbigen Orthen in Tyrol, und hier in Böheimb begeben » : ils sont venus avec moi [Anne]

et mes enfants de ces lieux [Elsaß/Alsace] au Tyrol, et ici en Bohême. Tore Iversen et alii, Bauern zwischen

Herrschaft und Genossenschaft. Peasant relations to Lords and Government. Scandinavia and the Alpine region 1000-1750, Trondheim, Tapir, 2007.

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Ce terme de l’historiographie marxiste désigne le pouvoir croissant des seigneurs sur la population rurale renforcée par les édits de Ferdinand II. Il fait débat, pour identifier la nature exacte des relations entre seigneurs et communautés rurales : Sheilagh Ogilvie, « Communities and the “second selfdom” in early modern Bohemia », Past & Present, 2005/187, p. 69-120 ; Alexander Klein, Sheilagh Ogilvie, Occupational structure in the

Czech lands under the second serfdom, Coventry, Working Paper, University of Warwick, WRAP,

http://wrap.warwick.ac.uk/59349; M. Cerman, Villagers and lords in Eastern Europe, 1300–1800, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p. 10-39.

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SOAL-Děčín, c. 39, « Geburtbrief dem Sohne des Stephan Erb, Hauptmann der Herrschaft Bensen unter der

Frau Anna Freÿin von Clary gebornen Freyfrau von Aldringen ausgestallt von der Bensen Stadtgemeinde 1648

», Prague, 1652 : certificat de naissance du fils de Stephan Erb, Hauptmann de la seigneurie de Bensen sous la Dame Anna baronne de Clary née baronne von Aldringen émis par la commune de Bensen

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d’une circulation des savoirs administratifs qui participe d’une relative harmonisation des espaces de la monarchie plurielle. Bâtir une autorité seigneuriale localisée, c’est participer indirectement à la construction de l’édifice habsbourgeois.

Cette installation fonctionne bien comme le miroir de la réassurance du souverain Habsbourg en Bohême : les cadres traditionnels sont réinvestis par des propriétaires qui s’appuient sur les structures en place. Le remplacement d’une noblesse par une autre est un processus complexe qui ne fait pas plonger la Bohême dans l’ « âge des Ténèbres » mais se traduit par un phénomène de (re)territorialisation par et pour cette noblesse165. Les Aldringen ne sont pas des nobles étrangers qui gagnent la Bohême : ce sont des sujets Habsbourg qui viennent refonder une noblesse récente en Bohême. Pour la famille, la prise en main des affaires est aussi une expérience d’enracinement dans un nouvel espace de légitimité.

Les archives laissent apparaître une organisation croissante de l’administration seigneuriale à partir des années 1660, au moment où les héritages Clary et Aldringen se concentrent dans les mains de Johann Georg Marc. Cette structuration est perceptible dans la mise en place des instructions délivrées aux différents agents seigneuriaux. Johann Georg Marc s’appuie sur l’implication locale de son père et poursuit sa politique de consolidation patrimoniale par de nombreux achats166. Son Lateinische Tagebuch tenu dans les années 1670 souligne la stabilité d’une vie seigneuriale faite de rapports normalisés avec les acteurs qui composent le microcosme seigneurial. Le maintien de cadres anciens conçus comme les