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Afin de terminer cette interprétation du racisme par les sciences sociales, il nous reste à voir les pratiques concrètes du racisme. Avant de se lancer dans cette étude, il nous faut rappeler un élément central de notre définition à savoir que les trois dimensions du système raciste (idéologies, attitudes et pratiques) ne sont pas nécessairement reliées mais restent autonomes les unes aux autres. Ainsi les pratiques racistes ne relèvent pas forcément de l'adhésion à une forme d'idéologie raciste. Plus encore, les actes désignés comme « racistes » ne relèvent pas forcément d'une attitude à proprement parlé étant donné que dans la pratique, le racisme n'est jamais présent à l'état pur mais constamment imbriqué dans un contexte plus complexe,

1Ibid., p. 203.

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nationalisme, xénophobie ou encore colonialisme1. De plus, cet état syncrétique du racisme est d'autant plus complexe et répandu que la montée de l'antiracisme a abouti concrètement à un cadre juridique de répression légale et symboliquement à la condamnation morale de toute référence à l'idée de race et d'inégalité raciale. Pour revenir sur la partie précédente, les actes désignés comme « racistes » sont d'autant plus dissimulés que la censure conduit à une complexification du stéréotype et la modification du sens de ce stéréotype. De même, nous avons dit plus haut que la distinction imaginaire entre les groupes opérée par les mécanismes du racisme tend à se formuler concrètement comme l'apparition de groupes sociaux. Ainsi en ce qui concerne la discrimination ou la ségrégation, des justifications d'ordre social viennent interférer dans des pratiques reliées initialement à l'idée de racisme. Pour articuler ces différents points dans cette partie, nous commencerons par examiner l'imbrication du racisme dans un contexte plus large en suivant son sens historique. Nous nous intéresserons alors à la mise en place du cadre juridique visant la répression des actes considérés comme racistes. Après avoir mis en évidence les limites de ce cadre juridique et les éléments qui en ressortent nous terminerons sur l'ambiguïté des pratiques que la loi cherche à punir et notamment les justifications socio-économiques mises en place par les acteurs visés.

LES IMBRICATIONS DU RACISME

Nous l'avons dit plus haut, le racisme et les pratiques racistes se retrouvent de plus en

plus sous forme syncrétique et non à l’état brut. Les agressions ou meurtres racistes sont en

effet peu fréquents et plus encore leurs motifs racistes de moins en moins explicite. De même, dans le cadre du nationalisme ou dans celui du colonialisme, le racisme agit avant tout en tant que justification avant ou après de tels contextes. Il s'agit donc de comprendre dans ces cas précis les fonctions et donc certains éléments constitutifs du racisme par rapport aux actes dits racistes. Nous avons déjà vu dans la partie consacrée à la genèse de l'idéologie raciste, que les premières théories racialistes avaient pour fonction, entre autre, de légitimer l'entreprise

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coloniale. Dans la société contemporaine, certaines explications racistes partant des différences culturelles servent en partie à justifier une xénophobie envers les immigrés issue de certaines craintes socio-économiques. Pour déconstruire cette imbrication du racisme dans différentes contextes nous pouvons nous appuyer sur les remarques d'Albert Memmi1.

Tout d'abord, le fait est que « l'explication raciste est commode » et qu'elle est « l'une des attitudes au monde les plus partagées ». En effet, face aux craintes produites par l'étranger, que ce soit dans des situations de domination ou alors de concurrence, l'explication raciste et surtout l'accusation raciste est bel et bien « commode ». Le discours produit permet de rejeter les problèmes qui apparaissent non pas sur soi ou sur le contexte mais sur l'autre. De plus, ce type d'accusation et de justification est d'autant plus efficace que le racisme représente une

« expérience vécue » qui est partagée par tous. Par conséquent, le recours au racisme représente un ensemble de bonnes raisons légitimatoires chez le raciste où les représentations de l'autre, les contextes et les pratiques à adopter deviennent limpides. Cette utilisation du racisme est d'autant plus efficace que « l'explication raciste est la plus avantageuse ». En effet, pour reprendre Memmi, l'explication raciste flatte l'accusateur au dépend de l'accusé, elle l'excuse tout en le valorisant aux dépens de l'autre. Cette facette du racisme conduit à penser que le racisme est « un plaisir à la portée de tous ». Une fois que l' « autre » a été désigné, il n'y plus qu'à s'en servir comme « repoussoir » pour se magnifier soi-même. C'est ainsi que le racisme peut se retrouver également entre groupes minoritaires où l'un essaie tant bien que mal de se rehausser un peu en se servant des autres.

Ces différentes fonctions du racisme mettent en évidence l'efficacité de son utilisation dans des contextes marqués par l'exploitation ou la concurrence. Dans tous les cas, le racisme, en tant que langage collectif à la portée de tous et partagé par tous, sert à expliquer les frustrations ou problèmes qui se posent. Une fois l'explication raciste enclenchée, ces problèmes ne viennent plus du « nous » mais de l'autre, dont la nature même est porteuse de problèmes, et

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les frustrations trouvent leurs solutions dans l'abaissement de l'autre pour le renforcement de soi-même. Ces mécanismes inhérents au système raciste nous ramènent à la conclusion de Memmi sur ces imbrications dans certains contextes spécifiques, « ce sont avant tout le privilège et l'oppression qui appellent fortement le racisme »1.

ACTES RACISTES ET CADRE JURIDIQUE

Suite à ces premières remarques sur la difficulté à isoler le racisme de ces imbrications contextuelles, nous poursuivons notre exposé en nous intéressant aux relations entre les actes racistes et la Loi. Nous l'avons dit plusieurs fois dans les parties précédentes, la seconde moitié du 20ème siècle est marquée par la mise en place de mesures antiracistes résultant de la valorisation et la généralisation du sentiment antiraciste. Cependant, nous verrons ici que le cadre juridique, créé à l'égard des actes désignés comme « racistes », est bâti à partir d'une définition du racisme issu de sa forme scientifique, c'est à dire autour de l'idée d'inégalité des races humaines et de la référence explicite à sa forme doctrinale. Or l'apparition du racisme différentialiste ou culturaliste et la forme symbolique qu'il revêt fait apparaître les limites de la répression légales. Ainsi, les manières de contourner la législation antiraciste et l'objectif qui consiste à « éviter » d'être désigné comme « raciste » nous renseignent à la fois sur les formes et les représentations des actes racistes tels qu'ils existent aujourd'hui. Nous commencerons donc par voir la progressive mise en place de la législation antiraciste en examinant de près les causes et les conséquences d'une telle construction. Ce sera ensuite l'occasion d'étudier les limites de la loi face aux comportements émanants du « néo-racisme ». Nous terminerons logiquement en insistant de nouveau sur la relation que l'on peut construire entre antiracisme et racisme culturaliste, dans le fait notamment que le second s'adapte et s'inspire même du premier.

1Memmi p148

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Les années 50 ont vu intervenir les premières critiques du racisme qui se sont traduites dans la foulée par la déconstruction scientifique de la notion de race, perçue comme socle du racisme. Nous avons étudié plus haut la critique de Lévi-Strauss qui oppose à la notion de race le concept de relativisme culturel. Suite à cette période, la notion de race sera soumise à un tabou assez important tout d'abord dans les sciences, puis aujourd'hui dans la société en général. Ces premières critiques contre le racisme scientifique sont traduites dans le registre juridique par la création d'une législation antiraciste. Cependant, il est intéressant de voir comment le cadre juridique formule et désigne un acte « raciste ». On se souvient que Lévi-Strauss insistait sur la circonscription du racisme à l'idée d'hostilité active pour ne pas le confondre avec l'ethnocentrisme, comportement a priori normal et dans une certaine mesure nécessaire. Parallèlement, l'ethnologue s'inscrit dans ce que Taguieff appelle la théorie modernitaire ultra-restreinte c'est à dire qui identifie le racisme exclusivement dans la forme doctrinale telle qu'elle existait au 19ème siècle. Suite à ces rappels, nous pouvons rapprocher les premières législations antiracistes à la vision Lévi-straussienne du racisme. En effet, au départ les définitions légales de l'acte « raciste » insistent sur deux points: l'acte physique et la référence explicite à l'idée de race. Cette vision du racisme nous rappelle évidement le fait qu'elle prend forme peu de temps après le génocide nazi. Cependant, nous avons déjà identifié certaines caractéristiques du système raciste, quel que soit la forme qu'il prend, dont le fait qu'il ne se base pas forcément sur l'idée de race, qu'il peut se traduire autant par le mépris que par la laudation ou encore que les pratiques racistes ne se réfèrent pas nécessairement à une idéologie ou une attitude précise. Dès lors, on peut entrevoir les limites auxquelles se heurtent concrètement la législation antiraciste. Même si certains actes sont revendiqués au nom d'une certaine doctrine tournant autour de l'idée de race, les cas se font de plus en plus rares et la référence à l'idée d'incompatibilité des cultures est le nouveau fondement du discours raciste contemporain. Par conséquent, le racisme différentialiste contourne de manière efficace la législation antiraciste et comme nous l'avons vu précédemment il prend parfois même l'apparence d'un discours antiraciste pour justifier des mécanismes d'exclusion et d'isolement destiné à certains groupes. Les législations créées par la suite n'ont pas réellement réussi à empêcher de telles dérives. Les lois concernant la répression des pratiques discriminatoires se basent sur l'idée d'un traitement différentiel selon

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l'appartenance, la religion ou la race d'un individu. C’est pourquoi les auteurs de tels actes ne relient évidemment pas leur intention à l'un de ces trois éléments et à partir de là la question de la preuve devient insoluble.

D'une manière générale, c'est bien le passage au symbolique inhérent au racisme différentialiste qui rend inopérante ou presque l'actuelle législation antiraciste. Bâtie sur les éléments fondateurs du racisme scientifique, cette dernière peine à combattre les nouveaux mécanismes du racisme contemporain et plus encore elle pousse ce dernier à se complexifier davantage. Nous pouvons justifier cette remarque autour de deux phénomènes. D'une part, le tabou autour de la notion de race pousse l'individu raciste à transférer la dimension essentialisante et définitive sur d'autres éléments, la culture notamment. D'autre part, étant donné la condamnation généralisée du racisme se traduisant juridiquement par la répression des actes racistes explicites, les pratiques contemporaines du racisme sont caractérisées par leur camouflage derrière d'autres justifications d'ordre social ou économique. Pour terminer sur une remarque générale, le racisme différentialiste se construit entre autre par rapport à la législation antiraciste qui s'organise depuis 50 ans, nous rejoignons donc l'affirmation de Taguieff, déjà citée plus haut, ce « néoracisme » est le racisme propre à l'âge de l'antiracisme c'est à dire un racisme adapté à l'époque postnazie caractérisée par un consensus de base sur le rejet du racisme. »1.

DISCRIMINATIONS, SEGREGATION ET QUESTION SOCIALE

Nous en arrivons maintenant aux relations qui existent entre pratiques rattachées au phénomène du racisme et contexte socio-économique. En effet, nous avons annoncé plus haut les justifications d'ordre social avancées par les acteurs accusés de racisme. Cependant, que ces

1 P.-A. Taguieff, Le Racisme, op. cit., p. 55.

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justification soit réelles ou inventées, il n'en reste pas moins que les groupes minoritaires sont également situés au bas de l'échelle sociale. Comme nous le montrions plus haut, le groupe minoritaire possède le statut imaginaire que projette sur lui le majoritaire mais il possède également un statut social réel qui n'est guère éloigné du premier. Memmi, lorsqu'il insiste sur le caractère avantageux de l'explication raciste, nous dit bien que dans le système raciste incarné dans le colonialisme, le colonisé n'est pas seulement imaginé comme tel par le colonisateur, mais il l'est vraiment. Ainsi, lorsque dans les représentations sociales le Noir est considéré comme un homme de seconde catégorie, dans la réalité sociale et économique, il l'est vraiment. En ce sens, les phénomènes de discrimination ou de ségrégation sont beaucoup plus complexes que de simples actes relevant d'attitudes racistes ou d'adhésion à une doctrine raciste. Nous partirons de divers exemples qui mettent en avant cette imbrication entre pratiques discriminatoires et statut socio-économique du minoritaire pour arriver à une interprétation plus générale des actes racistes contemporains.

Pour entamer cet exposé, nous souhaitons reprendre la remarque de Michel Wieviorka qui pose que la ségrégation, comme la discrimination, représente à la fois « un processus et son résultat »1. A partir de là, ces phénomènes sont particulièrement difficiles à déconstruire et leur lien avec une certaine forme de racisme est d'autant plus complexe à identifier. C’est pourquoi

nous verrons que ces processus sont parfois même présentés comme des moyens de lutte contre le racisme, à l'image du concept de « discrimination positive ». Pour commencer avec le processus de ségrégation, les travaux de l'école de Chicago et la sociologie urbaine qu'il développe avancent des explications individuelles ou en tout cas ayant trait à des stratégies des différents groupes en présence. En effet, s'installer à proximité des semblables présente avant tout des avantages et un moyen utile de participer à la vie de la ville par l'intermédiaire du groupe d'origine. Ainsi Robert Park y voit « une mosaïque de petits mondes qui se touchent sans s'interpénétrer et entre lesquels les individus peuvent circuler facilement »2. Dans cette approche, le processus de ségrégation, loin d'être directement associé au phénomène du

1 M. Wieviorka, Le racisme, une introduction, op. cit., p. 60. 2Ibid., p. 63.

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racisme, apparaît même comme un phénomène « naturel » et positif. Cependant, dans le contexte contemporain, le ghetto, tel qu'il était imaginé par l'école de Chicago, représente bien plus un espace fermé qu'un moyen de participer à la société urbaine. D'autre part, les logiques de ségrégation dirigées vers des populations précises sont de moins en moins produites par ces groupes eux-mêmes mais par d'autres groupes ou bien par les institutions. Dans le premier cas, l'exemple du choix de l'école par les parents est assez pertinent. La ségrégation scolaire se développe par le fait que les parents choisissent de placer leur enfant dans un établissement autre que celui désigné par la carte scolaire. L'explication consiste souvent à mettre en avant le désir de réussite pour son enfant et de lui éviter ainsi une école dont le niveau est mauvais. Or, l'école en question est souvent imaginée comme telle car elle accueille un trop grand nombre d'individus issus de l'immigration. Cependant, même si l'explication donnée n'est pas rattachée directement à une attitude ou une idéologie raciste, les comportements constatés participent à créer ou à maintenir une situation de ségrégation. Dans le cas de la production de situations de ségrégation par les institutions, l'exemple extrême est celui de l'apartheid. En tant que politique, la ségrégation devient un processus officiel mais même dans ce cas elle peut prendre l'apparence d'un mécanisme positif. Ainsi en Afrique du Sud, le discours officiel mettait en avant la logique du « séparés et égaux ». Dans la réalité cependant, la ségrégation allie facteur racial et facteur social. Dans un cas plus modéré, les politiques en faveur des populations immigrées qui consistent à faciliter un accès au logement par exemple contribuent à créer une ségrégation géographique. Pour conclure sur les situations de ségrégation, malgré les éléments « naturels » ou automatiques qui les entraînent, les orientations qu'elles revêtent s'inspirent souvent du système raciste, avec la désignation des groupes notamment, et les justifications d'ordre social qui en émanent constituent au final des éléments légitimatoires du système raciste. Dans le cas de la discrimination, le mécanisme est similaire. Sans lien direct avec une quelconque attitude raciste ou adhésion à une doctrine, c'est souvent le discours d'ordre social qui explique et légitime de telles pratiques. Ainsi la discrimination au logement est parfois justifiée par le fait que les populations immigrées ou étrangères n'ont pas ou peu de moyens et donc le fait de leur louer un bien est un risque pour le propriétaire. Sur le marché du travail, un employeur peut

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« de couleur » vendra moins que les autres du fait que les clients peuvent être « racistes ». Là encore, peu importe le bien-fondé ou non de ses explications, l'employeur participe au fond à la discrimination envers certaines populations. Cependant, c'est la logique sociale ou économique plus que raciale qui explique son geste. Dans le cas de la discrimination, les deux facteurs social et/ou racial se combinent et cela conduit à une discrimination « totale ». Au final le groupe minoritaire est d'autant plus figé dans des conditions où le social s'invite. D'ailleurs le fait que la discrimination positive soit aujourd'hui pensée comme moyen de lutter contre le racisme montre la forte imbrication entre racisme et condition sociale. Mais de manière plus générale, le mécanisme de discrimination positive illustre bien le fait que la discrimination puisse être utilisée par les institutions au point même de légitimer le recours à des catégories essentialisées camouflées derrière une désignation sociale de ces groupes.

Pour conclure sur cette relation entre discrimination ou ségrégation avec le facteur social nous retiendrons deux points. Tout d'abord, il existe des processus qui conduisent à de telles situations du fait de la complexité de l'environnement social et culturel mais qui en soient ne peuvent être rapprochés stricto sensu à une idéologie raciste particulière. Cependant, les principaux facteurs conduisant à ces situations sont aujourd'hui produits par le groupe majoritaire. Ainsi malgré les explications individuelles ou sociales données par les acteurs produisant des situations de discrimination ou de ségrégation, ces derniers participent à la production généralisée de situations de mise à part de certains groupes et ce de manière définitive. En conclusion, on en revient aux mécanismes majeurs du système raciste tel qu'on l'a défini même si l'individu ainsi visé ne peut pas porter à lui seul tout ce qu'implique le racisme puisque ce dernier, rappelons-le, n'est jamais à l'état brut mais toujours imbriqué dans un contexte plus large.

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CONCLUSION :POUR UNE SOCIOLOGIE ORDINAIRE DE LA CATEGORIE

« RACISTE »

Suite à notre revue des approches du phénomène au travers de ses idéologies, ses attitudes et ses pratiques, nous souhaiterions discuter et prolonger la large question du périmètre du racisme qui semblent structurer les débats à tous les niveaux et qui selon nous ouvre la voie à une approche alternative vis-à-vis de la compréhension et l'interprétation du racisme.

Dès les questionnements sur la naissance du racisme, des controverses sont apparues sur les limites, chronologiques et idéologiques, sensées définir ce qu'est le racisme. D'une sorte de pulsion enracinée dans la « nature » humaine à un courant de pensée historiquement et culturellement situé, nous avons vu que les recherches scientifiques se sont efforcées de délimiter les idées et théories qu'il convient de définir comme racistes. Ainsi, Lévi-Strauss a