• Aucun résultat trouvé

ENJEUX.

REMARQUE PRELIMINAIRE : DU LIEN ENTRE RACISME ET INTERNET

La question du racisme sur Internet produit de nombreuses interrogations et critiques tant

au niveau scientifique qu’ordinaire. Le fait de mener cette recherche nous a par ailleurs amenés à bon nombre de discussions ordinaires sur ce point. Les manières dont le sens commun comprend et caractérise la relation entre racisme et internet, indépendamment de la définition de ce qui est entendu comme raciste, nous semblent par ailleurs relever d’un paradoxe intéressant. D’un côté, une interprétation consiste à poser que l’espace virtuel, défini avant tout

par un anonymat et une absence de face à face, autorise les personnes à dire « ce qu’elles

pensent vraiment ». A partir de ces considérations, on retrouve alors une vision assez particulière des expressions sur Internet sensées rendre visible « le vrai visage » de la société. En creux, le monde social « réel » est finalement compris comme un espace normé et contraint par rapport à la question du racisme où la dissimulation et le masque sont de mises. Cette représentation de la réalité vis-à-vis du racisme a déjà été abordée dans la partie précédente. En ce sens, la relation entre Internet et racisme semble finalement être héritée d’une représentation contemporaine particulière du racisme. Face à cela, on retrouve également une vision où

l’importance perçue de propos racistes sur Internet est comprise par un lien entre le caractère polémique du sujet et les conditions d’expression sur Internet. A ce niveau, l’absence de face à face et l’anonymat sont entendus comme autorisant les personnes à provoquer le débat et la

119

caractéristique de cette conception du lien entre racisme et Internet. Une fois encore cependant,

c’est bien une certaine définition du racisme, autour de son caractère polémique, qui vient définir ici l’interprétation du lien entre Internet et racisme. De manière générale donc, le racisme

tel qu’il apparaît sur Internet est entendu soit comme un indicateur de la « véritable » opinion des personnes, soit comme une stratégie polémique indépendante de toutes opinions véritables. On retrouve finalement dans ces deux types de raisonnement uniquement certains aspects de la représentation ordinaire du racisme, entendu comme à la fois dissimulé et polémique, et non

une réflexion sur Internet en tant que tel. Bien que cette question de l’interprétation ordinaire

du lien entre racisme et Internet mériterait un travail de recherche à lui tout seul, nous pouvons

poser l’hypothèse que ce n’est pas nécessairement Internet qui offre des conditions idéales à l’expression du racisme mais plutôt le racisme, tel qu’il est représenté aujourd’hui dans la société, qui est en quelque sorte taillé par et pour Internet. Les représentations qui sont

aujourd’hui attachées au phénomène, par exemple en termes de dissimulation ou de tension, trouvent finalement écho dans celles entendues comme caractéristique d’Internet, ici

l’anonymat et l’absence de face à face. Plus loin, une des questions revient ainsi à savoir si ce

lien entre racisme et Internet compris comme allant de soi ne vient pas finalement renforcer les représentations ordinaires du racisme hors ligne. De manière transversale, il s’agira au travers de ce travail de recherche non pas nécessairement d’explorer ce transfert entre virtuel et réel1,

mais de repérer et d’analyser les interprétations ordinaires contenues dans les commentaires qui

traitent de cette relation entre racisme et Internet.

LES CADRES DU COMMENTAIRE :MODERATION, NORMES ET RACISME

Sur la question du racisme, les conversations qui prennent place sur Internet, comme les commentaires, sont soumis à des systèmes de normes particuliers. Nous voudrions ainsi insister sur le caractère normé des commentaires, bien que ce système ne soit pas stricto sensu celui

1Et ce bien que cette perspective nous semble importante et prometteuse à l’heure où ce débat du racisme sur

120

régissant les interactions sociales réelles, afin de réduire la portée des arguments qui voudraient

que le racisme soit en quelque sorte autorisé, voire motivé, par les conditions d’expression

propres à Internet. Il existe dans le cadre social qui régit la discussion du racisme via le commentaire des conventions plus ou moins strictes quant à ce qu’il est permis de dire.

D'un point de vue formel en effet, l'espace des commentaires, comme la majorité des espaces de discussions du net, sont soumis à une modération quant aux propos exprimés par les participants. Réunies dans la charte des commentaires, accessibles par tous, les conditions de

modération adressent tout un ensemble de règles que les participants doivent respecter s’ils

veulent voir leurs commentaires accéder à l'espace public. L’activité de modération sanctionne

ainsi toutes « contributions à caractère diffamatoire ou dénigrant » (Figaro) ou encore « qui porte atteinte à la dignité de la personne » (Libération). Plus spécifiquement, autour du phénomène du racisme, la charte met en avant quelques points quant à la prohibition de tout propos comportant des « incitations à la discrimination, à la haine ou à la violence » (Figaro) ou bien encore « commentaires diffamatoires, racistes, pornographiques, pédophiles, incitant à délits, crimes ou suicides » (Libération). Au passage, notons que la modération mise en place par les sites de presse en ligne est une activité fréquemment sous-traitée par des entreprises spécialisées dans le domaine. Par ailleurs, comble de la globalisation économique, ces entreprises installent une partie de leur activités dans des pays francophones du Sud

notamment Maghreb et Madagascar -, et dont les populations sont finalement des cibles privilégiées du racisme. Cette externalisation de la modération a été choisie par le Figaro tandis que le site de Libération, chose rare, s'occupe de sa modération en interne1. Par ailleurs, concernant le racisme, il faut savoir que la sélection des propos à censurer se fait principalement à partir d'une définition du racisme dans ses termes juridiques2. Notons que ce choix renvoie, en partie, au fait qu'en cas d'infraction et de la publication d'un commentaire jugé « raciste » aux yeux de la loi, le site peut-être lui-même poursuivi. D’un point de vue technique, les

1C’était le cas jusqu’en 2011, date à laquelle l’activité a été externalisée et ce par l’importance trop grande que

représentait la tâche en interne.

2Informations obtenues à partir d'un entretien avec le responsable d'une entreprise de modération importante du secteur.

121

systèmes de modération se basent à peu près tous sur un même fonctionnement où intervention humaine et algorithmes vont ensemble. Ainsi, on trouve une première série de termes, entendus par exemple comme « officiellement racistes » et ce sans ambiguïtés aucunes, et qui entrainent donc automatiquement la non publication d’un message employant l’un d’eux. Une seconde série de termes, lorsqu’ils sont détectés dans une contribution, va automatiquement envoyer le message « potentiellement raciste » vers un opérateur chargé alors de valider ou non sa

publication. Ce travail de filtrage est alors effectué à partir d’un guide très détaillé que, malheureusement, nous n’avons pas pu obtenir pour des raisons concurrentielles entre les sociétés de modération. Selon notre source, il en ressort qu’en moyenne pour un article donné

20% des commentaires ne sont pas publiés et parmi ces derniers, 10% pour cause de racisme

ou d’antisémitisme (soit 2% de l’ensemble des commentaires rédigés). Pour en revenir à ce premier niveau de normativité des commentaires, on peut ainsi poser, pour reprendre les termes du Figaro, que les commentaires ne doivent pas être « contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs ». Ainsi le contrôle s'effectue ici de manière officielle et automatique et reconstruit en partie le cadre interactionnel propre aux relations sociales « réelles ». Ce qui nous importe ici

est que ce cadre n’exclut pas pour autant un second type de normativité, porté par les participants eux-mêmes qui, de par leurs arguments et prises de position, discutent et/ou contestent le cadre jugé légitime pour discuter tel ou tel sujet. Ainsi dans le cadre de discussions touchant à la question du racisme, si l'activité de modération ne laisse apparaître les propos « racistes » juridiquement parlant, il n'en reste pas moins que les participants peuvent viser et sanctionner des messages qui, selon eux, relèvent du racisme. A partir de là, l'espace des commentaires s'avère relativement intéressant du fait qu'en assurant un contrôle formel des propos « racistes », il donne à voir en retour les modalités de contrôle et de sanctions déployées par les participants eux-mêmes. Plus encore, dans le cadre de discussions tournant autour de la question du racisme, marquées par un contrôle social relativement fort, l'espace des commentaires permet de mettre à jour une grande variété de répertoires utilisés par les

internautes pour expliquer et/ou dénoncer le racisme. C’est en ce sens qu’il se conforme

particulièrement bien à notre problématique autour de la mise en forme du racisme par les individus.

122

DE LA DIVERSITE DES AFFAIRES : UN CORPUS A MULTI-NIVEAUX

Nous avons discuté précédemment de la diversité des situations, sujets et/ou objets qui, de près ou de loin, sont concernés par la question du racisme. Ce point est par ailleurs un des

postulats de départ de notre travail puisqu’il ouvre la voie à l’analyse dont certaines classes d’événements ou de discours sont catégorisés ou non comme racistes et plus loin comment ces catégorisation peuvent être à leur tour discutées, réfutées ou négociées par les individus.

L’ancrage des commentaires au sein des sites de presse en ligne présente un intérêt fort du fait qu’un très grand nombre d’évènements est médiatisé et donc discuté par les internautes. Dans

notre cas, il devient donc possible de prendre en considération tous types d’évènements

touchant de près ou de loin à la question du racisme et ce pour en retour retrouver les arguments et interprétations du racisme qui semblent se rapporter à un type général qui dépassent ces situations particulières. Pour cela, nous avons donc dû procéder à une sélection en amont des évènements auxquels se rapportent les commentaires composant notre corpus de travail. Tout

d’abord, par contraintes matérielles et temporelles, nous nous sommes bornés à prendre en compte des évènements ayant eu lieu entre 2009 et 2011. D’une part, pour les cas antérieurs,

nous retrouvions moins de commentaires publiés, et plus encore, nous souhaitions garder une

certaines proximité temporelle dans les affaires étudiés. D’autre part, notre temps étant limité,

bien que de nouvelles « affaires » semblent voir le jour de manière récurrente, il nous fallait bloquer le corpus à un moment donné. Enfin, de ce que nous avons perçu dans les commentaires, le point de départ de la campagne présidentielle de 2012 a eu pour effet la prolifération de commentaires qui, bien que commentant l’article en question, interprétaient l’évènement à la lumière de cette dernière. Pour le type d’évènements choisis, il nous fallait également trancher afin d’avoir un corpus hétérogène tout en respectant des types particuliers.

Après avoir parcouru les sites médiatiques pour identifier les types d’évènements médiatiques

faisant intervenir, de près ou de loin, la question du racisme, nous avons retenu deux niveaux

généraux qui se répartissent à leur tour en cinq classes d’évènements particuliers. Ces deux

123

du racisme à savoir un niveau politique et un niveau infra-politique1. Au niveau infra, nous avons pris en compte quatre affaires renvoyant aux thèmes de la violence raciste et des propos racistes. Au niveau politique, nous avons six affaires : deux touchant à la question de

l’intégration des minorités, deux concernant la question de l’intégration par des pays étrangers et enfin deux renvoyant à l’extrême droite (Voir Annexe 1). Pour chacune des affaires, nous avons extrait les commentaires des deux interfaces – Libération et Le Figaro – ce qui nous a amené au final à constituer un premier corpus d’un peu plus de 12'000 commentaires. (Voir Tableau 1)

Type Affaire Liberation.fr Figaro.fr Total

Violence Procès Fofana 843 287 1130

Meurtre Vigile Bobigny 979 102 1081

Propos Propos B. Hortefeux 263 845 1108

Propos P. Langlade 856 869 1725

Immigration/Intégration Interdiction Burqa 549 1102 1651

Question Rom 551 802 1353

Europe Multiculturalisme Merkel 527 582 1109

Multiculturalisme

Cameron 487 602 1089

Extrême Droite Affiches Le Pen 594 340 934

Salut nazi Candidat FN 527 871 1398

TOTAL 6176 6402 12578

Tableau 1 : Constitution du corpus

Une fois les commentaires appartenant à ces différentes affaires extraits de leurs sites respectifs, nous avions ainsi à faire à un corpus à première vue hétérogène, tant par les

différents types d’engagements caractérisant les commentaires que la relation au racisme propre à chaque affaire. Cependant, la diversité caractérisant à priori ce corpus répondait particulièrement à notre approche de la question du racisme, entendue comme plastique et « imbriquée » et plus loin à notre souhait de comprendre à la fois l’interprétation et les disputes

concernant celle-ci. Plus loin, identifier les modèles d’actions et de connaissances déployés de

124

manière transversale par les participants et ainsi réduire dans une certaine mesure le caractère

hétérogène de notre matériau composèrent l’objectif même de notre travail empirique.