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Pour Saint-Martin, les travaux de Jean Piaget sur les rapports topologiques, liés aux structures spatiales géométriques, sont fondamentaux. Cette topologie aura notamment aidé les critiques et les historiens d'art à remettre en question les critères constitutifs de 1'espace euclidien de la Renaissance. Pierre Francastel soulignait déjà en esquissant une notion de relativité spatiale :

"Je crois en un mot que les recherches de Piaget et de Wallon nous permettent de comprendre com­ ment ce que crée chaque époque, ce n'est pas la

représentation de 1'espace mais 1'espace lui- même, c'est-à-dire la vision que les hommes ont

22 Saint-Martin, op. cit.,

du monde à un moment donné" .

Dans le même sens, selon Saint-Martin, les théories sur l'épistémologie psychologique de Piaget ont renouvelé radicalement notre approche de l'objet d'art. Sémiotiquement, il serait vrai, comme le propose Piaget, que nous sommes en interaction avec cet objet d'art, c'est-à- dire que notre connaissance se fait à partir de l'action que nous exerçons sur lui. Il s’agit ainsi d'une action dialectique. De plus, 1'oeuvre d ' art renferme une intentionalité: c'est le produit synthétique d' une interaction entre cette oeuvre et le monde extérieur. En cela, elle est esthétique, elle est connaissance virtuelle.

Cet objet s'active ensuite dans un univers de signification où chacun de nous reconstruit de nouvelles connaissances, en comparant, en évaluant, en associant cet objet à notre expérience sensori-motrice et intellectuelle. C'est ici qu'intervient le principe de la "bonne forme". Mais si, en ce sens, cet objet d'art est une totalité, comment peut-on espérer percer sa structure, comment peut-on l'étudier sans toutefois privilégier dans l'analyse une seule forme de représentation spatiale, par exemple "la

Pierre Francastel, Etudes de sociologie de l'art, ed. Denoël, Paris, 1970, p.143.

perspective euclidienne" la plus traditionnelle, la plus classique.

Comme le rappelle Saint-Martin, les travaux de Piaget ont montré, au contraire, 1'existence de différentes façons de représenter l'espace. La perspective linéaire géométrique d'Alberti en serait une parmi d'autres. Elle n'est donc pas un aboutissement nécessaire dans le développement intellectuel de l'être humain, et ainsi la seule façon de voir et d’expliquer le monde qui est le nôtre.

A ce sujet, Piaget nous enseigne plutôt que la première forme de représentation de l’espace, nous la trouvons chez le jeune enfant grâce aux rapports topologiques, et que ces rapports vont subsister encore dans le dessin fait à l'âge plus avancé du réalisme visuel. Pour sa part, Saint-Martin rapproche ces dessins d'enfant tant de l'art primitif que de l'art moderne. Elle souligne que l'art abstrait du 20e siècle a privilégié ces mêmes types de rapport qui sont d'entrée de jeu plus près de 1'expérience réelle de l'espace. D'où sa volonté de faire des rapports topologiques une variable essentielle de 1'analyse sémiotique visuelle et 1'intérêt de nous arrêter un moment sur la définition de ces notions piagetiennes.

Piaget souligne que le premier rapport élémentaire est celui de voisinage, c'est-à-dire celui qui concerne "des éléments perçus dans un même champ". Le deuxième rapport consiste en leur séparation; "deux éléments voisins peuvent, en effet, s'interpénétrer et se confondre en partie : introduire entre eux un rapport de séparation consiste à les dissocier, ou du moins à fournir un moyen de les distinguer"^.

Le troisième rapport spatial vise la mise à l'ordre; "il intervient très précocément,.... sans doute, lorsque le regard ou le toucher du bébé parcourent une suite d'éléments rangés de façon constante"^. Le quatrième rapport, c'est 1'entourage en une suite ordonnée ABC; là, 1'élément B est perçu comme étant "entre A et C, ce qui constitue un entourage à une dimension. Sur une surface, un élément peut- être également perçu comme entouré par d'autres; tel le nez encadré par le reste du visage"^.

De plus ces quatre rapports topologiques s'insèrent dans le rapport plus global de continuité. C'est pourquoi,

Jean Piaget, La représentation de l'espace chez l'enfant, P.U.F., Paris, 1948, p.18.

Piaget, op. cit. p.18.

Piaget, op. cit., p.19 . 26

selon Saint-Martin, cette continuité serait le rapport "le plus fondamental du champ spatial, puisqu'il questionne la nature même, la cohérence et la densité des mises en relation de tous les éléments entre eux"^.

Sémiotiquement parlant, en suivant Piaget, la construction de 1'espace serait donc propre à 1'activité de l'être humain en relation avec le réel. Ce n'est pas seulement un donné sensoriel pur perçu par 1 'individu. Il existerait conséquemment un écart entre la perception, l'acte de perception et la représentation, avec comme résultat que toute forme de représentation spatiale reste toujours une (ré)organisation. C'est pour cela que la notion d'espace est un pluriel chez Saint-Martin, et qu'il existerait théoriquement plusieurs espaces à découvrir: un espace postural, tactile, visuel, auditif, kinesthésique, etc. .

Etant donné leur hétérogénéité, tous ces espaces sont cependant difficiles à dissocier, puisqu'il faudrait dégager objectivement les éléments formants de chacun d'eux. Cette tâche est d'ailleurs rendue très ardue à cause de la nature même de 1'expérience perceptive et intellectuelle du sujet.

27 Saint-Martin, Sémiologie du langage visuel. P.U.Q., Sillery, 1987 , p.78.

On retiendra en tout cas que chaque centration visuelle est ainsi pleine de dynamisme, qu'elle ne commence jamais à zéro, qu'elle fait plutôt partie d'un processus extrêmement complexe qui est l'objet même de la quête sémiotique.

Par exemple, la construction de 1 'espace se réalise dès les premiers mois de la vie de l'enfant. C'est à partir de là que le sujet commence un long processus perceptif et expérimental. Par la suite, lorsqu'arrivera le moment de la représentation, tant dans les sciences que les arts, c'est cette expérience sensori-motrice et imaginaire qui s'ajou­ tera aux nouvelles expériences et à leurs relations avec le réel .

Enfin, il faut dire aussi brièvement quelques mots sur la profondeur. Selon Piaget, dans son troisième stade de développement, l'enfant met en relation les objets, de telle sorte qu'il va chercher un objet qui est éloigné de lui. Mais ce n'est pas parce qu'il a déjà intégré une notion de profondeur. En effet, pour que la profondeur soit perçue visuellement, il faut satisfaire trois conditions sine qua non: la superposition des objets ; le nombre important des objets qui s'interposent entre 1'objectif perçu et le sujet; les différentes vitesses de déplacements que nous observons en bougeant notre tête ou tout notre corps, car seuls ces

déplacements nous permettent d'évaluer la parallaxe des AO

objets lointains . A défaut d'une notion substantialiste de profondeur, c'est donc plutôt la topologie et ses dynamismes singuliers qu'expérimente dès l'abord le jeune enfant quand il entre en contact avec les objets de son environnement immédiat.

Bref, les premières années de vie de l'enfant sont déterminées par une activité subjective du monde. Puis, c'est à partir de 1'expérience intellectuelle qu'il commence à différencier le moi et le non-moi. C'est alors le surgissement d'une prise de conscience du sujet et de sa relation avec le monde environnant. Mais ce processus n'aboutit pas nécessairement à la construction d’une perspective dite "euclidienne", car celle-ci n'est jamais parvenue à recouvrir tout 1'héritage occidental. Elle n'est pas innée ; elle n'est qu'une forme de représentation parmi d'autres.

D'ailleurs, "elle ne correspond pas à une expérience réelle de l'espace"^, comme 1’avance la sémiotique topologique, qui en appelle alors en priorité comme base

28 29

Piaget, op. cit.. p.43. Piàget, op. cit.. p.46 .

explicative à des variables d'ordre perceptuel et plastique pour faire vraiment tout le tour de cette question de la communication visuelle par/dans le tableau.

1.4 Eléments constitutifs de la sémiologie visuelle

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