• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : Une intégrité psychocorporelle déstructutrée

6. Un rapport au temps chamboulé

Dans la grande précarité, l'urgence semble faire face à la lenteur et à la lourdeur du temps. L'urgence, représentée par le quotidien de Monsieur D, la survie au jour le jour. La lourdeur du temps comme le fardeau que semblent porter certains sans domicile fixe ou encore ces personnes et familles migrantes qui attendent, des journées entières, des semaines parfois, un rendez-vous dans l'interminable voyage administratif qui leur fait face.

6.1. Le temps

Le temps est une donnée essentielle permettant d'organiser notre présence dans le monde. C'est une dimension liée à la dimension spatiale. A eux deux, ils représentent un cadre de référence dans lequel l'individu évolue, perçoit le monde, son corps propre, son environnement, pense, mémorise et communique. S'inscrire dans le temps requiert d'acquérir une structuration temporelle, celle ci se conquiert par les expériences sensorielles, motrices et relationnelles vécues. Passé, présent et futur, le temps est donc vécu, perçu et représenté.

Le temps objectif est le temps qui coule et coulera toujours. Sans lui, plus rien n'existe. Il est une donnée investie par l'homme qui l'a rythmée au-delà des rythmes naturels, ainsi, l'objectivité du temps est ponctuée de sonnerie, d'horaires, de rendez-vous et de rituels. C'est une donnée commune dans laquelle l'homme doit s'adapter afin de s'y inscrire. Le temps subjectif représente la perception du temps et du lien singulier qu'une personne entretient avec cette dimension. Elle est étayée par des facteurs personnels et par son expérience. Une même durée de temps peut paraître plus longue ou courte en fonction de la personne et de son état affectif et de l'investissement qu'elle fait de cette temporalité. Afin de

72 s'inscrire dans le temps, il faut donc s'investir soi même, investir son corps et son esprit afin de se mouvoir au présent, pouvoir visiter le passé et penser le futur.

6.2. La temporalité de la rue

Pour certains, la vie dans la rue semble synonyme d'urgence. C'est le quotidien de Monsieur D et le passé de Monsieur M. Cette temporalité de l'urgence correspond à la difficulté de se projeter dans le temps et de pouvoir anticiper sa présence en un endroit et à un temps donné. Elle peut être illustrée par la difficulté de l'établissement d'une relation thérapeutique suite aux rendez-vous manqués et aux personnes qui ne font que passer. Cette temporalité me semble notamment liée à l'incertitude du futur proche et au sentiment d'insécurité de la situation présente. Elle peut-être illustrée par un surinvestissement du corps, par des heures de marche mais aussi par une mise à distance du corps qui repousse la satisfaction des besoins physiologiques de base jusqu'au dernier moment, celui de l'urgence de pathologie somatiques parfois gravissimes. « Tout se joue comme si les exigences de survie forçaient la gestion de l’immédiateté. »46

La représentation de l'urgence est aussi nourrie par les modalités d'accompagnement institutionnel comme avec la dénomination des centres d'hébergement d'urgence qui pourtant hébergent des personnes pendant plusieurs années.

Si le temps linéaire est objectif, sa perception est subjective. Dans cette expérience subjective du temps, il semble que cette même subjectivité soit amoindrie, comme presque étouffée par l'amoindrissement de la conscience à soi. Par la mise à distance du corps et de sa corporéité au temps qui peuvent eux-mêmes être renforcés par la consommation d'alcool et de produits. La personne semble alors s'anesthésier au temps qui passe. Jusqu'à en perdre ses repères, sa temporalité. Trois profils me sont apparus en observant et en côtoyant ces personnes. Le premier est celui que j'ai décrit ici et qui s'apparente à une course effrénée contre la montre ou contre le temps. Le deuxième est un état de ralentissement psychomoteur global, l'existence ressemble alors à « un ensemble de moments d'ennuis, de

46

73 fatigue, de violence, de solitude ».47 L'objectif peut alors être de s'occuper pour occuper le temps, pour remplir le vide. Le dernier est un état de sidération, la personne apparaît déconnectée de la réalité, prostrée, au même endroit toute une journée, sans y bouger, sans même ajuster sa position. Ses rares déplacements se font au ralenti et le regard comme vide. Le contact avec l'autre semble bousculer la personne paraissant alors lutter pour maintenir un instant ce contact relationnel si coûteux, par des yeux écarquillés et tremblants.

« Le code du temps est le premier alphabet que l’on perd dans l’exclusion et le dernier que l’on recouvre. "Mardi prochain" ou "demain à 10 heures" sont des expressions qui ne signifient littéralement rien pour ceux qui sont enfermés dans l’instantané. Le temps pour eux a perdu sa flèche, il n’est plus qu’une succession de moments identiques dans leur insignifiance. Il ne coule pas. Il ne passe pas. Il ne tend pas. Il stagne »48

6.3. Le temps qui noie

Si la possibilité de trouver une stabilité vis à vis du logement s'offre, elle peut être difficile à investir et cela notamment en rapport à la rythmicité qu'elle concède. C'est ce qui semble être le cas pour Monsieur C et Monsieur M. Après avoir vécus dans la rue pendant des années, le rythme d'une vie sous un toit, et d'une dynamique de réinsertion, peut paraître déboussolant lorsque sa propre temporalité a été perdu ou fragilisée par une existence précaire. Monsieur M décrit son vécu dans son appartement comme un « vide complet ». Le temps semble s'être allongé et rempli de vide, d'ennui. Le temps coule et Monsieur M semble lutter pour l'attraper, pour s'y inscrire. Ses troubles du sommeil en témoignent, tout comme les repas oubliés. Monsieur C quant à lui n'est jamais chez lui, il n'y va que pour dormir, c'est à dire de 4h à 6h30.

47

DAMON J., (1995), p. 75

48

74

6.4. Le temps qui s'échappe

Si la temporalité de la rue donne l'image d'une course contre le temps, la situation de relogement et la dynamique de réinsertion dans laquelle Monsieur C et Monsieur M essayent de s'installer semble nécessiter un effort pour contenir ce temps qui passe. La première illustration de cette idée est le rapport particulier qu'entretiennent ces deux hommes au temps. La gestion du temps est une problématique chez eux. Son anticipation semble être une source d'anxiété. Afin de la contenir, ils voient large et arrivent en avance. Très en avance. Un matin, Monsieur M est très fatigué, il m'explique : « C'est dur

aujourd'hui car ce matin, je suis parti à 6h (le groupe commence à 10h), je n'ai pas le choix sinon avec les trains c'est la galère et puis il faut que j'arrive avant comme ça je suis rassuré. » Ce rapport au temps semble être aussi visible dans leur motricité. Le temps et

l'espace sont deux données indispensables à l'élaboration du mouvement. Chez Monsieur C par exemple, j'ai l'impression que ses gestes et mouvements se déclenchent par surprise, comme si sa capacité d'anticipation semblait fragilisée.

Aussi, le temps qui s'échappe pour les récits du passé de ces personnes. Hachés et flous. La narration du passé paraît discordante. Lors des temps de paroles des séances individuelles, Monsieur M et Monsieur C évoquent beaucoup de choses, des souvenirs sous formes de bribes qui s'amoncellent et se superposent sans organisation. Ce sont des images courtes remémorées fébrilement comme attrapées au hasard de pensées volatiles. Il m'est alors difficile de discerner une forme de chronologie. J'ai parfois l'impression d'être inondé d'une crue de parole. C'est comme si ce passé s'était échappé ; par la perte de repères temporels ; peut-être par les trous de ce que Guillaume PEGON (2011) nomme l'enveloppe narrative du « soi » ; et peut-être aidé par un alcoolisme passé susceptible d'alimenter des troubles de la mémoire.