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Chapitre 2 : Une intégrité psychocorporelle déstructutrée

3. Un corps à distance

3.4. L'image du corps chamboulée

L'image du corps témoigne de la construction et de la structuration de notre être au monde, via notre corporéité. L'image du corps est souvent définie comme étant la

représentation mentale que nous nous faisons peu à peu de notre corps, construction fluctuante traitant d'un corps en relation. Les psychanalystes lui ont donné les

caractéristiques d'être inconsciente, lié à libido et au désir. Pour Françoise DOLTO (1984), elle est image inconsciente du corps, porteuse d'une histoire archaïque. Histoire

corporopsychique, à matrice corporelle, refoulée chez l'enfant préférant l'image du corps vue (image spéculaire) à celle du corps vécu ; et colorant inconsciemment et toujours notre façon d'être, nos attitudes, nos attirances ou encore nos représentations.

L'image composite du corps décrite par PIREYRE (2015) est une théorie de l'image du corps étayée par laquelle les relations entre l'expérience corporelle et l'image du corps sont précisées. C'est ainsi que l'image du corps se compose de neuf sous-composantes que sont :

- la continuité d'existence - l'identité

93 - la peau

- la sensibilité somato-viscérale - le tonus

- l'intérieur du corps

- les capacités communicationnelles du corps. - les angoisses corporelles archaïques.

Dans cette perspective, l'image du corps semble être au cœur de la problématique des personnes en situation de grande précarité que j'ai accompagné. On peut notamment mettre en exergue la problématique de la peau et d'un hypothétique défaut de contenance ; le rapport à la sensibilité somato-viscérale et la notion d'enveloppe sensorielle ; la fragilité de l'identité que la précarité semble mettre en lumière et enfin le sentiment de continuité d'existence. Au final, elle a été un sujet central de mon exploration clinico-théorique.

Il me semble que la chute dans la grande précarité découle d'histoire corporelle très hétérogènes et que ces dernières mettent en péril des assises fondamentales que l'on peut approcher et comprendre en psychomotricité avec cette notion d'image composite du corps. Concernant les personnes que j'ai pu accompagnées, c'est comme si leur existence ne tenait qu'à un fil. Ce dernier qui pourrait être assimilé au lien qui unit l'esprit au corps. Depuis mon point de vue, qui est de considérer la précarité de leur existence comme

symptomatique, les signaux que me renvoient les personnes par leur façon d'être, de se comporter, de bouger, de ressentir, de s'exprimer, d'être en relation témoignent d'une défaillance de l'étayage psychomoteur. C'est dans le lien que semble se situer la

problématique singulière de ces personnes. Et ce lien d'allure instable, unissant le corps et la pensée, fait à son tour échos à une défaillance du lien humain et social pour laquelle les angoisses d'abandon, la dépendance affective et l'angoisse de la perte de l'objet d'amour peuvent trouver un sens. Dès lors, la question de l'attachement entre alors en considération et notamment dans la dynamique relationnelle des personnes désocialisées. En effet, dans les différentes trajectoires de vie, sont souvent répertoriées nombreuses séparations,

retrouvailles, ruptures et histoires affectives qui témoignent d'une certaine labilité des liens d'attachement. Il est aussi intéressant d'étudier la relation entretenue par les personnes avec leurs proches mais aussi avec les intervenants, travailleurs sociaux et thérapeutes. Dans le contexte de mon stage, j'ai pu constater deux polarités. La première est l'établissement d'une distance, l'évitement de la relation, la fuite, le détachement, qui peuvent être illustrés par ma

94 relation avec Monsieur C et la question de la non demande de certaines personnes. La

seconde est la recherche d'un lien relationnel très fort. C'est ce qui semble être à l'œuvre avec Monsieur M ; sa dynamique relationnelle est très intense, son contact très fort, c'est comme s'il s'agrippait.

Pour DECLERCK, « il est probable, bien qu'hypothétique et formellement indémontrable, que l'origine de la souffrance-fond remonte pour l'essentiel, à la période prélangagière de la vie du sujet, jusqu'à, et y compris, sa vie intra-utérine dans laquelle il vécut dans l'écho endocrinien du fonctionnement maternel. Si c'était le cas, cela renforcerait encore le caractère à la fois inaccessible, irreprésentable et indicible de la souffrance-fond. Il s'agit là de phénomènes situés hors du champ du langage et de la représentation. Leurs manifestations, pour cette raison, ne sauraient être que comportementales, situées dans l'ordre de l'agir et non du symbolisable »72.

De mon côté, mes observations font aussi échos à une défaillance de l'environnement premier. Il me semble cependant qu'il faille mettre en relation la théorie de l'attachement développée par BOWLBY (2002) et les conditions de cet environnement premier dans la perspective du développement psyché-soma. Par cela, je pense que le sentiment d'insécurité apparemment présent chez ces personnes ne dérivent pas tant des conditions de vie dans la rue mais plutôt à un manque de sécurité intérieure. Ce manque, pouvant avoir pour origine un attachement insécure à la mère ou encore un holding carencé, pourrait ainsi être à l'origine d'une mise en péril du sentiment d'exister, que WINNICOTT (1969) nomme le vrai self, et qui permet de faire face aux menaces d'annihilation.

Si ces conjectures étiologiques peuvent paraître floues et ébauchées après seulement quelques mois d'expérience clinique en stage, elles permettent cependant d'étayer une réflexion psychomotrice visant à comprendre les besoins des personnes en situation de grande précarité. Avec le lien corps/esprit en tant que soubassement défaillant de l'état de santé de la personne, la démarche du psychomotricien est enclenchée et se doit d'être affinée par un suivi au long terme, une patience clinique indispensable et une créativité

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fondatrice. Il en est de même avec les institutions. Le domaine de la précarité est complexe et périlleux. Il peut positionner le professionnel face à une certaine impuissance et une mise en doute de soi et d'un système. Cependant, c'est dans la stabilité même de l'intégrité de l'assistance que peut se trouver une des solutions de l'assistance aux personnes grandement désocialisées. Dans la prochaine et dernière partie, il sera question de mettre en lumière certaines spécificités de cette clinique.

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