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Chapitre 2 : La première moitié du XXe siècle – l’émergence d’un champ d’étude

1. Raphaël Pumpelly

Dans la préface de son ouvrage de 1908, Pumpelly dresse un bilan de ses deux expéditions au Turkes- tan. Elles confirment à ses yeux l’existence d’une vaste mer postglaciaire en Asie Centrale qui aurait favorisé la naissance, avant celle des civilisations les plus anciennes alors connues (en Mésopotamie et en Égypte), de villes vivant d’agriculture et d’élevage où les premières traces de la métallurgie, selon lui, auraient été détectées (idem p. xxxi). Ces civilisations, qui se seraient développées dans une Asie centrale qu’il croit alors isolée du reste du monde, auraient été assujetties à de « longs cycles climati- ques » qui suscitent leur émergence, puis leur déclin dans le cadre d’un processus à long terme de « dessiccation progressive » qui entraîne leur disparition finale (idem p. xxii). Ces cycles auraient ce- pendant provoqué au préalable, selon lui, des vagues de migration qui auraient propagé l’agriculture, l’élevage et la métallurgie en Mésopotamie et en Égypte, de même que dans l’Europe mésolithique. Pumpelly considère donc les oasis de l’Asie centrale comme le foyer de la civilisation dans l’Ancien Monde et leur apport aurait donc été « essentiellement constructif ».

Dressant un bilan, Pumpelly conclut que le « processus régional de dessiccation » constitue le principal facteur qui a déclenché la transition néolithique au Turkestan. Ce processus aurait d’abord contraint la population de cette partie du monde à se réfugier dans les oasis. La disparition des « hordes d’animaux sauvages » aurait ensuite forcé cette population à « conquérir de nouveaux moyens de support », ce qui l’aurait amenée à « utiliser les plantes indigènes » dans le sens suivant : « parmi ces dernières, elle ap- prit à utiliser les différentes semences croissant sur la terre ferme et dans les marécages situés à l’em- bouchure des ruisseaux les plus importants du désert » (Pumpelly 1908. p. 65) (3). À mesure que la po- pulation s’accrût, et que la nécessité de nourrir ces bouches additionnelles s’imposa, conformément au postulat malthusien, « elle apprit à planter les semences, l’amenant ainsi, suite à une sélection cons- ciente ou inconsciente, à franchir un premier pas dans l’évolution de toute une série de nouvelles cé- réales » (idem p. 66) (4). Au cours d’une première phase, les précipitations auraient été suffisantes pour cultiver ces céréales, puis il lui fallut recourir à un arrosage artificiel : « avec cet acquis débuta le déve- loppement à une plus vaste échelle de l’agriculture et la conquête des régions arides du monde » (idem p. 66) (5) – ce qui aurait rendu possible le développement de civilisations comme celle de la Méso- potamie. Pumpelly souligne en même temps le caractère « unique » de cette « province ethnographi- que », qui diffère complètement de l’évolution qu’aurait connue le reste du monde (idem p. 65). Il n’exclut pas pour autant qu’un tel processus soit survenu ailleurs dans des milieux similaires : « toutes les cultures préhistoriques vraiment éminentes se sont développées dans les régions arides – celles dont nous avons connaissance et peut-être d’autres dont nous n’avons pas retracé les vestiges – en Mon- golie, en Arabie ou au Sahara » (idem p. 66) (6). C’est précisément cette intuition de Pumpelly que re- prendront ensuite à leur compte ou adapteront Childe et d’autres spécialistes de la transition néolithi- que jusque dans les années 1960.

Pumpelly attribue le développement de l’agriculture, des premiers villages et de leurs cultures néolithi- ques spécifiques à deux conditions interreliées : « le sol généreux de l’oasis deltaïque » combiné au « labeur humain » imposé par la nécessité. À une seconde étape, ce « savoir ainsi acquis » est « appliqué à l’utilisation des grandes rivières », permettant de ce fait la transformation de « grands déserts en jar- dins » (Pumpelly 1908, p. 66). Pumpelly avance l’hypothèse suivante – que reprendra intégralement Childe par la suite – afin d’expliquer la domestication animale : « j‘imagine que l’apprivoisement de ces animaux aura été rendue relativement facile par les conditions climatiques changeantes, qui ont for- cé les survivants des grandes hordes d’animaux sauvages à vivre à proximité immédiate de la po- pulation de l’oasis» (idem p. 41) (7). La création de « pays populeux » d’abord constitué de petits fiefs féodaux, puis d’empires centralisés, devient ainsi possible. Ce type d’évolution est cependant exclu dans une Asie centrale qui est dispersée dans « d’innombrables oasis isolées », même lorsqu’elles tom-

bent dans la sphère d’influence de tels empires. S’il note des similarités avec les « cultures néolithiques occidentales », Pumpelly ne peut admettre qu’elles aient pu influencer le Turkestan. C’est plutôt ce dernier qui exporte des pièces maîtresses de la culture néolithique vers l’ouest après que la domestica- tion du cheval ou du chameau ait rendu possible l’établissement de relations avec le monde occidental. Les composantes de cette culture de l’Asie centrale qui auraient été exportés incluent selon lui « la con- naissance du cuivre et du plomb, l’art du tissage, la domestication des animaux, l’agriculture et proba- blement l’art de la peinture sur la poterie ». L’agriculture serait par conséquent le produit d’un accident survenu après que l’évolution du climat d’une région du monde, en voie de désertification, ait été in- terrompue par une période de glaciation. Pumpelly voit donc dans le Pléistocène le « facteur initial, moteur, de l’évolution de la vie intellectuelle et sociale de l’homme » qui lui permettra de quitter un « bas niveau de sauvagerie » d’inspiration évolutionniste. Il distingue dans ce processus « l’aiguillon de la Nécessité, cette implacable déesse de l’évolution » qui incite l’humanité à bâtir des villages et à développer l’agriculture, ainsi que les autres « industries essentielles », dans lesquels il voit les « fon- dements des civilisations » et même « l’infrastructure de la civilisation occidentale moderne » (Pum- pelly 1908, p. 66).

Dès les années 1920, l’hypothèse de Pumpelly devait être contestée : selon Peake, la plupart des ar- chéologues qui ont réexaminé par la suite les données de l’expédition de 1904 en ont conclu que la pre- mière culture d’Anau datait tout au plus de la fin du troisième millénaire avant notre ère et ne pouvait donc être considérée comme plus ancienne que les autres sites néolithiques alors connus. Ils ont donc infirmé la thèse d’une diffusion de l’agriculture depuis l’Asie centrale et par le fait même son antériori- té dans cette partie du monde (Peake 1928, p. 54).