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Chapitre 5 : L’époque contemporaine I – l’influence des facteurs endogènes

1. Ian Hodder

Bien que l’on puisse retracer les origines du postprocessualisme dans les années 1970, c’est Ian Hodder qui lui attribue ce nom en 1985 (Trigger 2006, p. 444). Il joue un rôle important dans l’histoire de l’in- terprétation du Néolithique non seulement à titre de fondateur et principal théoricien de l’école post- processualiste mais aussi comme directeur des fouilles du site néolithique de Çatal Hüyük, où de nom- breux vestiges sont clairement reliés à des cultes ou des rituels. Le structuralisme de Claude Lévi- Strauss et plus spécifiquement son analyse des systèmes d’opposition, constitués de concepts binaires antagonistes, ont profondément influencé son interprétation du registre néolithique (idem p. 465). Hod-

der écrit dans un style très personnel, marqué par une approche phénoménologique qui l’amène à s’in- terroger constamment sur le fondement épistémologique de ses interprétations, et qui marque une pro- fonde rupture par rapport au scientisme positiviste des écoles processualiste ou néodarwinienne. Res- pectueux des positions de ces dernières, il reconnaît volontiers que le climat ou d’autres variables envi- ronnementales ont pu jouer un rôle important dans la transition néolithique – du moins en Europe et en Asie du sud-ouest - bien qu’il mette personnellement à l’avant-plan l’influence des croyances. Cette at- titude conciliante, qui se différencie des positions tranchées qui étaient souvent formulées dans le pas- sé, même lorsqu’on exprimait des points de vue assez similaires, traduit l’émergence de points de vue plus consensuels en ce qui concerne l’interprétation de la transition néolithique. Beaucoup de proces- sualistes et de néodarwiniens admettent désormais, en contrepartie, que l’organisation sociale et les systèmes de croyance ont joué un rôle significatif lors de la transition néolithique. Malgré tout, les échanges demeurent vifs entre les postprocessualistes et leurs détracteurs : selon Trigger, Hodder esti- me même que les corpus théoriques des différentes écoles constituent des discours « mutuellement in- compréhensibles », à la manière des paradigmes kuhniens (idem p. 522).

Hodder présente sa théorie de la transition néolithique dans un ouvrage consacré à la « néolithisation de l’Europe » mais qui fait également une large place à la naissance de l’agriculture en Asie du sud- ouest. Après avoir réitéré sa conviction que les structures symboliques sont « inextricablement » liées à l’exercice du pouvoir, formant des relations de « symbole/pouvoir », Hodder explique ces liens par le prestige que conféreraient les « structures conceptuelles » aux groupes d’intérêt et plus spécifiquement aux détenteurs du pouvoir. Les structures symboliques comporteraient un potentiel de changement mais ce dernier se matérialiserait rarement à cause des intérêts qu’elles servent. Pour cette raison, entre autres, les « structures de symbole/pouvoir » peuvent sembler détachées du « monde des événements ». De manière plus globale, les structures les plus « tenaces » sont celles « …qui sont si générales, sim- ples ou ambigües qu’elles peuvent être réinterprétées afin de justifier ou d’attribuer une signification à des événements et des positions hautement variables, contradictoires même » (2). Il en serait ainsi du « domus », un concept central de son approche qui désigne les relations à la fois multidimensionnelles et intimes qui se tissent entre une famille, son domicile, ainsi que ses abord immédiats. Ce concept, que Cauvin (1997, p. 278) traduit par « l’idéologie du home », se serait prêté à une longue série de redéfini- tions et réinterprétations au cours de la préhistoire. C’est en recourant à cette approche qu’Hodder tente ensuite de reconstituer l’évolution des structures symboliques de la préhistoire européenne (Hodder 1990, pp. 281-290).

Hodder interprète au moyen de systèmes d’opposition les rites funéraires et la maîtrise du feu, en no- tant au passage que les représentations féminines du Paléolithique supérieur n’ont été retracées que dans des camps principaux, à proximité des foyers. Il ne peut s’empêcher d’effectuer un rapprochement entre ces représentations et celles de Çatal Hüyük – que Cauvin (1997) rejettera ensuite - tout en met- tant son lecteur en garde contre toute conclusion hâtive. Dès le début du Paléolithique supérieur, en ef- fet, les représentations animales abondent et on pourrait interpréter l’ensemble de cette production comme une tentative d’apprivoisement du « sauvage » - assimilé à l’habitat préhistorique, peu trans- formé par l’humanité, et à l’animalité chez celle-ci - auquel aurait été relié le sang menstruel dans le cas des représentations féminines. Lors de la transition du Pléistocène à l’Holocène, l’objet du prestige et le langage symbolique se seraient déplacés du biface vers les microlithes, la pointe de flèche en par- ticulier, à mesure que s’effaçait la mégafaune. Comme Braidwood entre autres, Hodder souligne que le raffinement croissant de l’industrie microlithique ne peut s’expliquer – dans le cas d’une catégorie d’outils du moins, qualifiée de cérémonielle – que par le prestige dont on l’a investi. Cet univers aurait commencé à basculer, toutefois, lorsque les chasseurs-cueilleurs mésolithiques ou épipaléolithiques adoptèrent des « pratiques domesticatoires » afin de favoriser la pérennité d’espèces-clés comme le cerf ou le renne : Hodder accorde manifestement un crédit à cette hypothèse initialement avancée par Higgs et Jarman. Un « discours alternatif » devient dès lors possible : il s’impose désormais d’exercer un contrôle « plus absolu » mais en même temps « distancé » du « sauvage » - donc davantage investi par « l‘ordre culturel » - après que les grandes hordes aient commencé à disparaître. C’est dans le con- texte de ce tournant décisif, lorsque sont adoptées des stratégies plus intensives de subsistance et qui rendent possible une plus grande sédentarité, que le « domus » entre en scène (Hodder 1990, pp. 281- 290).

Le « prestige du sauvage » et son « embellissement », associés à la chasse ou aux armes utilisées à cet- te fin ne peuvent plus, dès lors, servir d’assise aux « relations de dominance » antérieures : une plus grande place doit désormais être accordée, d’un point de vue symbolique, à « l’ordre culturel ». Ce prestige est désormais transféré aux plantes et aux animaux domestiqués, qui se trouvent ainsi « sépa- rés du sauvage » et soumis de ce fait à un contrôle rigoureux dans le cadre même de la « sphère cultu- relle ». Ces espèces se trouvent en quelque sorte investies de culture (« cultured » en anglais), l’une des expressions favorites d’Hodder. La dépendance des populations envers les espèces domestiquées, qui atteint un premier plateau lorsque ces dernières se séparent génétiquement de leurs souches sauvages, comportait cependant un prix : des champs devaient désormais être entretenus, les cultures récoltées, des clôtures érigées, etc. Le « prestige du sauvage » ne pouvait se reporter que sur le lieu, maintenant occupé de manière permanente, où les nouvelles activités de subsistance étaient planifiées, où la nour-

riture était transformée et où elle était stockée : le « domus ». Hodder admet que le camp principal du Paléolithique et du Mésolithique avait sans doute été investi de la même aura. Mais le « domus » cons- tituait alors la contrepartie du « sauvage », d’où était extraite la nourriture : c’est le « champ » ou « l’a- grios » dans sa terminologie qui s’y substitue désormais. Le système d’opposition domus/agrios succè- de donc à celui du domus/sauvage et cette évolution ne pouvait que se répercuter sur les relations de pouvoir. Ce dernier, qui s’exerçait autrefois dans le contexte de la coordination de la chasse, implique désormais le contrôle des activités de production agricole. Comme ces activités exigeaient d’importan- tes ressources humaines, il se serait avéré tout aussi nécessaire de « domestiquer la population » des villages ou hameaux agricoles que les espèces végétales et animales qui servaient de socle à la nouvelle économie (Hodder 1990, pp. 291-293).

Afin de faire régner « l‘ordre et la discipline » dans ces villages ou hameaux, on aurait manipulé les symboles du sauvage et de la mort dès la fin du Mésolithique ou de l’Épipaléolithique en les important en quelque sorte dans l’enceinte même des villages ou hameaux sous la forme du culte des bovins et des ancêtres (ou de leurs crânes). Hodder sous-entend même que toute l’entreprise de l’agriculture vi- sait avant tout à accroître la dépendance des populations à l’endroit d’un nouveau mode de subsistance conçu à cette fin et servir ainsi d’assise à un nouveau pouvoir. Désormais piégées par un système qui différait le « retour sur l’investissement », et fixées sur un seul site, il devenait beaucoup plus facile de contrôler ces populations. Selon Hodder, cette évolution dérive tout droit de la relation « symbole/pou- voir » qui avait dominé tout au long du Paléolithique, ou du « code culturel qui avait constitué la base du prestige social » au cours de cette époque. Elle se serait donc avérée relativement prévisible, même si les conséquences du nouveau mode de subsistance devaient s’avérer en bonne partie inattendues. De ce point de vue, l’agriculture n’aurait pas comporté selon lui de caractère vraiment remarquable, comp- te tenu de la propension de la structure domus/sauvage - que l’on pourrait qualifier de « dérive structu- relle » - à épuiser graduellement ses potentialités, dont le nouveau mode de subsistance aurait constitué l’une des formes. En d’autre termes, l’agriculture a été « initialement conçue dans le cadre d’un code social et culturel plus ancien » : l’évolution environnementale qui survient à la fin du Pléistocène aurait été interprétée – et exploitée - au moyen d’une grille de structures préexistantes. Selon Hodder, il aurait suffi de franchir un petit pas, depuis le biface, pour passer aux microlithes, puis au domus et à l’agriculture – qui ne constitueraient que des permutations successives de la même structure – dont les conséquences, dans ce dernier cas, devaient s’avérer lourdes (Hodder 1990, pp. 291-293).

Hodder se défend de succomber au déterminisme environnemental en déduisant d’autres travaux que l’évolution climatique survenue à la fin du Pléistocène aurait entraîné cette dérive structurelle. Selon

lui, cette évolution climatique explique en partie la naissance de l’agriculture. Mais celle-ci ne serait pas survenue sans l’émergence d’un processus de longue durée, celui d’une dérive structurelle qui dé- bute avec la première industrie lithique et qui valorise le sauvage. Cette dérive aurait atteint un stade avancé à la fin du Pléistocène : quelques pas de plus auraient suffi pour transformer les armes de chas- se en outils servant à abattre des arbres, cultiver la terre, fixer le lieu de résidence, puis ériger un nou- veau pouvoir. Hodder en conclut que l’agriculture résulte d’une « conjonction particulière entre un processus structurel et des événements à la fois environnementaux et climatiques (survenus) à la fin du Pléistocène » (3) – une définition qui ne va pas sans rappeler celle de Braidwood au terme de son che- minement. Il s’emploie ensuite à expliquer comment le couple « symbole/pouvoir » se matérialise tout au long du Néolithique, qui serait constitué de deux stades. Au cours du premier, celui de la transition néolithique elle-même, se forment les « entités dociles » que constitueraient les villages ou hameaux. De plus, le symbole du « domus » aurait fait l’objet à ce stade de « distinctions plus claires » qui au- raient permis à des « groupes locaux » de se « concurrencer » et d’établir des « stratégies de domina- tion ». Ces dernières auraient été considérablement renforcées après qu’on eut associé les symboles du « domus » et de « l’agrios », ceux de la mort humaine et animale, les « dangers » masculins et fémi- nins, etc. (Hodder 1990, pp. 293-297).

À ses détracteurs potentiels qui lui reprocheraient le caractère spéculatif de ses analyses symboliques, Hodder rétorque que l’archéologie a trop souvent privilégié une interprétation « littérale » de son regis- tre. Afin de démontrer la « nature poétique de la culture matérielle », dont il se veut l’interprète, Hod- der évoque sa grande idée d’un registre qui ne constituerait souvent que le reflet inversé du réel : on ne devrait pas interpréter littéralement les riches sépultures découvertes en Scandinavie et en Allemagne, par exemple, comme un indice de chefferie mais plutôt comme une sacralisation du groupe (Hodder 1990, p. 309). Comme il l’invoque dans une autre publication, les princes de la péninsule arabique ne sont-ils pas inhumés en toute simplicité, selon la tradition musulmane, dans une tombe qui n’identifie même pas leur nom?