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Chapitre 3 : Les années 1960 et 1970 – l’influence des facteurs exogènes

1. Lewis Binford

Lewis Binford a publié « Post-Pleistocene Adaptations », l’un des articles les plus cités de la littérature sur la transition néolithique, dans un ouvrage qu’il édita avec sa femme Sally en 1968 – « New Pers- pectives in Archaeology » - et dans lequel il pose les fondements de l’école processualiste. Rédigé au début de sa carrière, cet article constitue l’une des rares publications dans lesquelles Binford aborde cette question, dont il devait se détourner rapidement par la suite. On sait maintenant qu’il l’a rédigé en bonne partie afin de miner la crédibilité de Braidwood, qu’il détestait pour plusieurs raisons (O’Brien et al 2005, pp. 53 et sq.). L’influence considérable de cet article, disproportionné selon Flannery et MacNeish pour une publication qui ne s’appuyait que sur une simple intuition (comme l’auteur l’avoue lui-même), s’explique en grande partie par le statut de Binford en tant chef de file de l’école processua- liste et la haute estime dans laquelle le tenait la génération qui s’identifiait à cette école. L’article té- moigne de l’érudition de Binford et de sa connaissance approfondie de l’histoire de l’archéologie, de l’Ancien Monde en particulier. Après avoir synthétisé les faits saillants de la littérature sur le Mésoli- thique et la transition néolithique, puis des théories de Braidwood et de son équipe sur la naissance de l’agriculture, Binford rejette sa thèse d’un mûrissement culturel qui serait survenu au cours du Mésoli- thique : il la perçoit comme une forme de « vitalisme orthogénique » - un reproche repris ensuite par ses disciples - qui lui semble « inacceptable » d’un point de vue causal parce qu’elle ne peut être « tes- tée ». De toute façon, qu’elles s’appuient sur des arguments de type environnemental ou culturel, toutes les théories élaborées jusqu’alors sur la transition néolithique ne sont basées que sur des fouilles réali- sées en Europe ou au Proche-Orient : le temps est venu, selon Binford, de construire un « cadre théori- que différent » dont seraient déduites des hypothèses explicatives qui pourraient s’appliquer plus géné- ralement et être « testées » (Binford 1968, pp. 22-34).

Afin de construire ce cadre théorique, Binford définit une série de concepts globaux comme ceux d’en- vironnement, de niche écologique, de différences « fonctionnelles » et « structurelles » entre niches, etc. Il ne croit pas, comme Braidwood, que la domestication s’expliquerait par une combinaison de fac- teurs locaux, qualifiés de « fonctionnels », qui auraient simplement mis un groupe spécifique de chas- seurs-cueilleurs – expérimentant, comme beaucoup d’autres au Mésolithique, de nouveaux modes de subsistance - en présence d’espèces confinées à un environnement particulier (comme les plateaux ou les piedmonts du Croissant Fertile). Comme Childe, Binford invoque plutôt des facteurs globaux qui impliqueraient une forme inédite d’adaptation – « structurellement différente » - à un environnement relativement similaire pour de nombreux groupes de chasseurs-cueilleurs. L’un d’entre eux se serait mis à exploiter une niche écologique, également accessible à tous les autres groupes et qu’on retrouve- rait dans différentes régions du monde, mais que les modes de subsistance antérieurs n’avaient pas mis profit jusqu'alors : pour l’exploiter, il recourt en fait à une stratégie de subsistance radicalement nouvel- le. Alors que Childe aurait attribué (selon lui) cette nouvelle forme d’adaptation à un stimulus climati- que, Binford invoque pour sa part un incitatif démographique – qui revêt plus spécifiquement la forme de pressions migratoires. Contrairement à ses prédécesseurs qui avaient cité ce facteur, Binford ne croit toutefois pas à une pression démographique de type malthusien qui aurait directement résulté d’un dé- séquilibre entre la taille des populations et la quantité de nourriture disponible. Très influencé comme l’ensemble des processualistes par les études ethnographiques de Lee chez les Kun San du Kalahari, il est convaincu que les populations de chasseurs-cueilleurs se maintiennent généralement, en recourant à diverses mesures « homéostatiques », à des niveaux qui se situent en deçà du seuil de déplétion des res- sources alimentaires (Binford 1968, pp. 34-40).

Selon Binford, deux conditions peuvent être postulées pour expliquer la transition néolithique dans un pareil contexte : (i) une « réduction de la masse biotique » aurait pu soudainement entrainer un désé- quilibre par rapport à la taille de la population – comme la théorie de la dessiccation ou de l’oasis l’au- rait soutenu; (ii) une modification de la structure démographique d’une région, qui aurait résulté de son « empiétement » par une autre population, pourrait également entraîner un tel déséquilibre et « dans de telles conditions, la manipulation de l’environnement naturel dans le but d’accroître sa productivité de- viendrait très avantageuse » (1). Comme Binford ne croit pas qu’une dessiccation se serait produite – compte tenu premiers des résultats des analyses climatiques réalisées par l’équipe de Braidwood (et qui devaient être révisées par la suite) – il se rallie à la seconde hypothèse, qu’il s’applique dès lors à démontrer. Au cours d’une première étape, il définit longuement deux types de « systèmes démogra- phiques » – l’un « ouvert » et l’autre « fermé », le second se subdivisant en deux autres, qualifiés res- pectivement de « donateur » (« donor ») et de « réceptacle » (« recipient »). Le scénario qu’il évoque à

une seconde étape n’en constitue qu’un parmi d’autres, également vraisemblables : une population dont le mode d’adaptation est spécifique à un environnement s’accroîtrait à un point tel – dans des circons- tances exceptionnelles qui semblent contredire son postulat de base et qu’il éclaircira plus tard - que des sous-groupes seraient régulièrement contraints d’émigrer dans une région voisine dont l’environne- ment serait incompatible avec ce mode d’adaptation. Cette émigration entraînerait ensuite un déséquili- bre entre la taille globale des populations, anciennes ou nouvelles, vivant désormais dans ce milieu « réceptacle » et la quantité de nourriture qu’elles peuvent en extraire, exerçant ainsi une pression qui inciterait celles qui y étaient déjà établies à accroître la productivité de leurs techniques traditionnelles de subsistance. Quant au groupe qui empiète, il se verrait pour sa part contraint d’effectuer des « ajus- tements adaptatifs » qui l’amèneraient à modifier son mode antérieur d’adaptation, conçu pour un mi- lieu dont les ressources alimentaires étaient plus abondantes. Bref, il en résulterait pour les deux grou- pes de « fortes pressions sélectives » - un vocabulaire qui évoque déjà clairement des concepts néodar- winiens. De nouveaux scénarios peuvent alors être imaginés - et certains auraient pu impliquer une « régression » par rapport aux modes d’adaptation antérieurs des deux groupes – mais d’autres favori- seraient des « manipulations » dont pourrait résulter la domestication de certaines espèces. Plutôt que de partir à la recherche de « zones nucléaires » disposant de ressources exclusives, comme Braidwood l’avait fait, Binford invite ses collègues à identifier au sein de ces dernières des secteurs plus restreints, qui auraient pu correspondre à des « frontières » entre des groupes et où des « tensions adaptatives » auraient pu survenir (Binford 1968, p. 40-44).

Binford tente ensuite d’identifier le type de milieux qui se conformeraient à ses deux conditions de ba- se, c’est-à-dire où l’on retrouverait à la fois des espèces domesticables et des zones de « tensions adap- tatives ». De riches niches écologiques auraient pu favoriser un processus de sédentarisation, entraînant ensuite la disparition de plusieurs mécanismes de contrôle des naissances, comme ceux que Lee avait identifié chez les !Kung San. Il en aurait ensuite résulté une croissance de la population et finalement l’émigration forcée d’une partie de cette population dans des zones voisines à chaque fois que la capa- cité de support du milieu aurait été outrepassée. Les zones côtières de la fin du Pléistocène, correspon- dant au Mésolithique ou à l’Épipaléolithique dans l’Ancien Monde et à la période Archaïque dans le Nouveau, auraient été propices à un tel scénario, que Sauer avait évoqué précédemment. Sur certaines de ces côtes, selon Binford, l’exploitation des ressources marines ou riveraines aurait favorisé la séden- tarité, comme tendent à le démontrer les fouilles réalisées sur ces types de sites. On y aurait notamment retracé de nombreux artefacts qui témoigneraient des efforts déployés afin d’y stocker la nourriture : ce type de mesures aurait été indispensable à un séjour prolongé sur ces sites, compte tenu de l’abondance mais aussi du caractère saisonnier de ressources comme les espèces halieutiques anadromes. Ces popu-

lations côtières se seraient accrues au-delà de la capacité de support du milieu, contraignant des sous- groupes à émigrer régulièrement vers l’intérieur des terres, dans des secteurs moins bien pourvus en ressources alimentaires qui imposaient le nomadisme. Selon Binford, ces types de milieux écologiques et de contextes démographiques peuvent être discernés dans un bon nombre de régions du monde à la fin du Pléistocène, même à l’intérieur des terres. Sa théorie sur la transition néolithique permettrait donc d’expliquer, contrairement aux précédentes, deux tendances qu’on pourrait observer dans le regis- tre de la transition néolithique et que Binford perçoit comme le genre de généralisations que le proces- sualisme permettrait d’effectuer : (i) les premières espèces auraient été domestiquées à cette époque précise – soit à la fin du Pléistocène - dans plusieurs foyers autonomes répartis un peu partout dans le monde; (ii) ces foyers auraient été implantés dans des milieux écologiques très diversifiés, favorisant la culture des tubercules dans certains cas et des céréales dans d’autres. Sa théorie expliquerait également pourquoi les fouilles effectuées sur de nombreux sites de cette époque auraient démontré, contraire- ment aux attentes entretenues par les théories antérieures, qu’il n’existerait pas en réalité de « com- plexe » néolithique intégrant par exemple la poterie et certains types d’architecture domestique. Les si- tes les plus anciens où de la poterie a été retracée – qui appartiennent à la culture Jomon du Japon – étaient mésolithiques tandis qu’à la même époque, au Proche-Orient, les premières espèces étaient do- mestiquées sur des sites néolithiques précéramiques. Selon Binford, on devrait donc plutôt parler d’un complexe « sédentarité et/ou agriculture » constitué d’une série d’inventions parallèles et qui semble à première vue assimilable au Mésolithique, à la collecte d’une gamme plus large d’aliments, ainsi qu’à l’émergence de chasseurs-cueilleurs de type complexe (Binford 1968, pp. 44-46).

Binford estime de plus que la hausse du niveau des mers survenue à la fin du Pléistocène est liée d’une manière ou d’une autre à de fortes disparités entre les ressources offertes par les différentes niches éco- logiques au cours de cette période et entre les taux de croissance des populations établies dans ces ni- ches ou vivant à proximité : peut-être en constitue-t-elle la cause mais il n’ose pas le reconnaître claire- ment. Le perfectionnement et la diversification des outils, au cours de cette même période, résulteraient pour leur part de l’adaptation à ces nouvelles conditions écologiques plutôt que d’un soi-disant « mû- rissement » culturel, comme le croyait Braidwood. L’agriculture ne serait donc pas apparue parce que la « culture était prête » mais parce que les « conditions sélectives » nécessaires à la domestication n’avaient pas été réunies auparavant. Elle serait en fait née dans des « zones de tensions » où des popu- lations dont le degré de sédentarité variait fortement auraient été mises en présence les unes des autres dans un contexte migratoire : c’est dans ce type de régions frontalières, estime Binford, qu’une hausse de la productivité des activités de collecte se serait avérée la « plus avantageuse ». Les zones semi- arides où les premières espèces végétales auraient été domestiquées, comme le blé dans l’Ancien Mon-

de et le maïs dans le Nouveau, auraient été « adjacentes » à des secteurs où auraient été établies des populations largement sédentaires et dont le mode de subsistance était basé sur l’exploitation des res- sources halieutiques. Le Natoufien du Levant et les villages côtiers du Mexique ou du Pérou se conformeraient donc à sa théorie. Selon Binford, les conditions générales qui auraient émergé simulta- nément un peu partout à la fin du Pléistocène et qui se seraient soldées par des « pressions adaptati- ves » dans une multitude de milieux expliqueraient pourquoi l’agriculture se serait développée si rapi- dement dans beaucoup de milieux à cette époque, et non la diffusion d’un « complexe néolithique ». Binford reconnaît en retour que sa théorie de la « périphérie », comme elle devait être rapidement qua- lifiée, résulte d’un « exercice logique » et non d’un programme de fouilles. Il admet donc qu’on devra en déduire des hypothèses, puis les « tester » sur le terrain, afin de démontrer son bien-fondé. Les po- pulations établies dans la vallée du Jourdain, selon les fouilles de Perrot (qu’il cite), auraient été large- ment sédentaires et auraient vécu de pêche, ainsi que de la chasse d’oiseaux migratoires. Ce type de milieu serait propice à un test de sa théorie et il invite donc ses collègues à effectuer des fouilles dans les zones frontalières de cette vallée, où auraient pu prévaloir les conditions que décrit cette théorie. En retour, effectuer des fouilles sur des piedmonts localisés dans des zones peu propices à une sédentarisa- tion mésolithique ou épipaléolithique lui semble peu prometteur (sic) pour un archéologue qui cherche à retracer les toutes premières expériences de domestication (Binford 1968, pp. 46-49).