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CHAPITRE II. LA PRODUCTION DES CONSONNES OBSTRUENTES ASSIMILEES :

1. I NTRODUCTION

1.2. Le rôle des facteurs lexicaux et pragmatiques sur les variations phonologiques

En linguistique diachronique, il a souvent été avancé que les changements phonologiques affectent tous les mots de manière semblable pourvu qu’ils connaissent le même environnement phonétique. Cependant, le linguiste allemand Schuchardt (1885, cité dans Bybee, 2002) a été l’un des premiers à faire observer que les mots ne changent pas à la même vitesse. Ceci n’est pas dû aux différences régionales, comme il est souvent prétendu par les linguistes, mais à d’autres facteurs. Labov (1994) a proposé qu’il existe deux sortes de changements phonologiques : le changement phonologique régulier « de bas niveau » qui est gradué et motivé par des règles phonétiques et le changement de « diffusion lexicale » qui est, quant à lui, conditionné par les propriétés du lexique mental. Il alors a été suggéré que ce dernier type de changement phonologique est modulé par des informations cognitives de plus haut niveau, telles que la fréquence d’usage des mots, leurs propriétés morphologiques et/ou orthographiques, ou encore les intentions communicatives du locuteur.

1.2.1. L’influence de la fréquence des mots

Il existe de nombreuses données qui s’accordent avec l’idée selon laquelle les variations phonologiques peuvent être modulées par des facteurs cognitifs de plus haut niveau. Par exemple, Bybee (2000, 2002) a étudié le cas de délétion des obstruentes finales /t/ et /d/ en anglais et a trouvé que les mots de haute fréquence étaient plus affectés par la délétion que ceux de basse fréquence (voir aussi Jurafsky, Bell, Gregory, & Raymond, 2001). Whalen (1991, 1992) a trouvé que les mots de basse fréquence ont des durées plus longues, c’est-à-dire que ces mots-là sont produits à un débit de parole plus lent que les mots de haute fréquence. Cet auteur avait expressément utilisé des homophones (e.g., right / rite) donc cette différence ne pouvait pas être attribuée au nombre de phonèmes. Ces travaux mettent donc en évidence, de la part du locuteur, un ajustement de ses productions aux propriétés des items à produire afin d’assurer l’intelligibilité de son discours.

1.2.2. L’influence des facteurs pragmatiques

Des recherches conduites par Port et Crawford (1989) ont montré que l’importance de la neutralisation dans le dévoisement final (Final Devoicing) en allemand dépend de la situation communicative dans laquelle se trouve le locuteur. Dans une première condition, ces auteurs ont demandé aux participants de lire à voix haute une liste de mots isolés. Dans une seconde condition, les participants avaient pour tâche de lire à voix haute des phrases pour lesquelles le contraste neutralisé était rendu explicite (cf. Ich habe Rat (Rad) gesagt, nicht Rad (rat)).

Ces phrases étaient lues devant un assistant qui notait les mots test produits par les locuteurs.

Ce dispositif avait pour but d’éliciter l’intention du locuteur de produire les mots de façon distincte (isolés vs. en contexte). Il a été observé que dans la deuxième condition, on obtenait davantage de formes incomplètes de neutralisation que dans la première condition (la condition de liste de mots isolés). Les auteurs ont conclu que le dévoisement final était modulé par le contexte communicatif dans lequel se trouve le locuteur. Le besoin d’éviter une confusion entre le mot voulu et un mot homophone dans la condition de lecture isolée de mots, induit des productions qui préservent le voisement sous-jacent.

Dans le même ordre d’idées, Gafos (sous presse) a également étudié le domaine de la neutralisation du dévoisement final en allemand et avance l’hypothèse que les locuteurs sont en mesure de faire varier la force de la neutralisation avec plus ou moins de contraste selon leurs intentions communicatives. Un modèle dynamique non linéaire a été employé pour modéliser l’intervention des facteurs phonétiques de bas niveau (i.e. l’implémentation

phonétique de nature graduée de la règle du dévoisement final) et des facteurs cognitifs de plus haut niveau (i.e. les intentions communicatives du locuteur).

Ces travaux sont à rapprocher de ceux conduits par Fowler et Housum (1987) qui montrent que les locuteurs « atténuent » en quelque sorte leur production des mots dits anciens, i.e. déjà produits dans un discours par rapport aux mots « nouveaux », i.e. des mots qui apparaissent pour la première fois dans une conversation. Les valeurs des trois paramètres acoustiques (i.e., la durée du mot, les valeurs F0 présentes dans la voyelle accentuée et son amplitude) étaient systématiquement plus élevées pour les mots « nouveaux » que pour les mots « anciens » ce qui indique une articulation plus soignée pour les premiers. Ceci a eu des conséquences perceptives : quand ces mots étaient présentés auditivement à des participants, il a été trouvé que les mots « anciens » sont en effet perçus comme étant moins intelligibles que les mots

« nouveaux » quand ils sont présentés en isolation, mais probablement pas en contexte.

Finalement, ces auteurs ont observé que les auditeurs sont capables d’identifier les mots comme étant « nouveaux » ou « anciens » et qu’ils peuvent même utiliser cette information, afin de faciliter l’intégration des éléments linguistiques reliés dans un discours. Ainsi, ces résultats suggèrent que les locuteurs réduisent la production des mots « anciens » car a) il est plus difficile de produire des articulations soignées et b) à partir d’informations acoustiques présentes dans le signal, les auditeurs peuvent déduire si le mot apparaît pour la première fois dans un discours ou s’il a déjà été employé auparavant.

1.2.3. Le rôle du voisinage phonologique

Quels que soient les critères pour définir le voisinage phonologique (cf. Bailey & Hahn, 2001), il semble bien établi qu’en reconnaissance auditive de la parole, le voisinage phonologique affecte le traitement lexical. Des études ont montré que les mots avec de nombreux voisins sont traités plus lentement que les mots avec peu de voisins dans des tâches comme la décision lexicale auditive ou de la reconnaissance (cf. Luce & Pisoni, 1998 ; Vitevitch & Luce, 1999). Ces résultats n’ont rien d’étonnant si l’on considère la reconnaissance des mots comme un processus de discrimination du mot cible parmi d’autres mots : moins il y a de mots similaires, plus facile sera la discrimination. En revanche, en production de la parole, le voisinage phonologique semble faciliter le traitement, c’est-à-dire que les performances en production sont moins erronées et plus rapides. Par exemple, en utilisant la technique de dénomination des images, Vitevitch (2002) a observé que les images correspondant à des mots issus des voisinages de forte densité étaient dénommées plus rapidement que celles correspondant à des mots à voisinage de faible densité. Il semblerait

donc qu’une forte densité de voisinage gêne systématiquement la reconnaissance des mots, alors qu’elle faciliterait la production. (Voir Dell et Gordon, 2003, pour une modélisation de ces effets).