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– Le rôle de la concurrence

Dans le document INNOVATION ET STRATÉGIES D'ENTREPRISE : (Page 139-143)

En matière d’innovation, la concurrence constitue l’une des sources de motivation les plus puissantes, à la fois en raison des avantages que peut procurer l’innovation sur le marché et des menaces qu’il est possible d’éviter quand l’innovation permet à l’entreprise de conserver une longueur d’avance sur ses concurrents. La situation des concurrents d’une entreprise sur le marché sera donc souvent le facteur décisif la poussant à choisir de faire ou non de l’innovation l’un de ses principaux axes stratégiques. Le présent chapitre examine la dynamique des liens entre la concurrence et l’innovation de façon générale, puis spéciÞ quement dans le marché canadien, eut égard au fait que la taille relativement petite du marché intérieur du Canada incite moins les entreprises à innover que les grands marchés comme les États-Unis.

É V O L U T I O N D E S T H É O R I E S D E L A C O N C U R R E N C E E T D E L’ I N N O VAT I O N

L’inß uence de la concurrence sur l’innovation a tout d’abord été analysée en fonction de la taille des entreprises et de la position dominante sur le marché occupée par les innovateurs potentiels. Joseph Schumpeter (1942) a avancé que les grandes entreprises ayant une certaine emprise sur le marché sont plus enclines à innover que les entreprises de petite taille. D’après lui, les entreprises de grande taille sont plus à même de tolérer les risques de l’innovation et leur position dominante sur le marché augmente la probabilité qu’elles puissent pleinement proÞ ter des retombées de leurs activités d’innovation. Schumpeter a donc conclu que c’est un marché constitué d’un petit nombre de grandes entreprises ayant un pouvoir sur le marché qui produira probablement le plus d’innovation. La quantité extraordinaire de produits innovants créés par des sociétés comme AT&T (Bell Labs), IBM, Général Électrique, Boeing, Xerox et d’autres, à l’âge d’or des immenses laboratoires que possédaient ces entreprises, en sont la preuve. Ces laboratoires ont produit des innovations révolutionnaires, comme le transistor, le laser, le Boeing 747, les ordinateurs central et personnels – entre autres méga-inventions qui ont changé le monde44.

44 Le modèle traditionnel de la R&D dans les entreprises a eu une durée de vie relativement courte – de la montée en puissance de Menlo Park au New Jersey, dans les années 1880, où travaillait Thomas Edison, jusqu’au développement de Menlo Park en Californie, dans les années 1970 –, mais a été efÞ cace pendant une bonne partie du XXe siècle, alors que les grandes entreprises à intégration verticale dominaient de nombreux marchés. Ce modèle a Þ ni par s’écrouler lorsque la technologie a permis à de nouveaux concurrents, Þ nancés par le capital de risque, de pénétrer dans les marchés existants et de les perturber.

Intensité de la concurrence

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Presque toutes les données d’analyse empirique récentes montrent que la situation est plus complexe que ne le pensait Schumpeter. Une concentration excessive dans l’industrie, dont la situation de monopole est l’expression la plus extrême, freine l’innovation, en éliminant la motivation suscitée par la rivalité concurrentielle.

L’analyse de Nickell (1996) des données du Royaume-Uni montre que plus le nombre de concurrents est grand, plus le taux de croissance de la PM est rapide, à la fois à l’échelle de l’économie et des industries particulières. Geroski (1990) a, pour sa part, apporté une contribution importante à cette réß exion, en utilisant plusieurs indicateurs d’intensité de la concurrence et en concluant que « les monopoles effectifs ont un effet inhibiteur sans équivoque, et que la rivalité entre concurrents a un effet stimulant sur le plan de l’innovation » (p. 599).

En se basant sur des estimations provenant des données sur le Royaume-Uni, Aghion et al. (2005) ont observé que la concurrence et l’innovation décrivent une « courbe en U inversée » : l’augmentation de la concurrence produit d’abord une augmentation de la cadence de l’innovation, puis une diminution de celle-ci. Les entreprises ont peu de raisons d’innover si elles n’y sont pas poussées par la concurrence. En revanche, un excès de concurrence décourage les entreprises d’innover, car ni les entreprises établies ni les nouvelles ne sont en mesure de proÞ ter pleinement des avantages que leur procureraient leurs efforts de recherche (Sharpe et Currie, 2008).

C’est lorsque la concurrence atteint un niveau intermédiaire, où les entreprises se situent à des niveaux technologiques comparables et innovent donc « pour se démarquer de la concurrence », que l’innovation sera la plus rapide. Howitt (2007) avertit implicitement les responsables des politiques publiques de ne pas pousser les choses trop loin dans l’application de cette théorie : « Si les responsables des politiques en matière de concurrence […] ont pu être réticents à l’idée de favoriser la concurrence de crainte que cela puisse conduire à une érosion des bénéÞ ces, lesquels favorisent eux-mêmes l’innovation, la nouvelle théorie de la croissance semble indiquer qu’ils devraient adopter une attitude plus énergique pour favoriser la concurrence dans les marchés » (p. 6).

Le lien entre la taille de l’entreprise et l’innovation est aussi plus complexe que le laisse entendre la théorie de Schumpeter. On a pu démontrer que les petites entreprises qui s’adonnent à la R&D sont au moins aussi innovantes que celles de grande taille (Sharpe et Currie, 2008), et qu’on dépend de plus en plus d’elles pour générer les nouvelles idées qui seront mises en marché par des entreprises de grande taille, souvent des multinationales. Ainsi, la concurrence et le déclin de la productivité de la R&D interne dans les entreprises ont forcé même les entreprises les plus grandes à attribuer une quantité croissante d’activités d’innovation à de petits sous-traitants spécialisés. Cette tendance est particulièrement manifeste dans l’industrie pharmaceutique et celle des technologies de l’information.

La recherche sur la dynamique des entreprises conÞ rme également l’idée que la concurrence est un facteur important dans la croissance de la productivité. Baldwin et Gu (2006) ont évalué les répercussions de l’évolution des parts de marché sur des entreprises individuelles, pendant deux périodes de 10 ans, aÞ n d’estimer la proportion de la croissance de la productivité qui découle des améliorations réalisées à l’interne par les entreprises et celle qui provient des changements entre les entreprises (c’est-à-dire quand les entreprises plus productives augmentent leur part de marché aux dépens des entreprises moins productives). On en a conclu que

« pour les industries manufacturières du Canada, environ 70 % de la croissance globale de la productivité est attribuable à l’évolution des parts de marché entre les entreprises pour les périodes allant de 1979 à 1989 et de 1989 à 1999 (et environ 50 % si on élimine l’effet des fusions d’entreprises) » (p. 7). La réaffectation des ressources entre les entreprises, qui se produit en raison de la concurrence – les gagnants étant généralement ceux qui innovent le plus de manière à obtenir un avantage concurrentiel – est l’une des principales sources de croissance de la productivité, du moins dans le secteur manufacturier.

L’ I N N O VAT I O N E T L A D Y N A M I Q U E D E L A C O N C U R R E N C E Le déÞ auquel sont confrontés ceux qui étudient l’incidence de la concurrence sur l’innovation consiste à disposer de mesures de l’intensité de la concurrence qui soient pertinentes et solides. La plupart des analyses empiriques se concentrent sur des mesures statiques de la concurrence, et en particulier sur des mesures de la concentration du marché45. Or, c’est l’interaction entre les facteurs statiques et les facteurs dynamiques qui alimente véritablement l’effet de l’intensité de la concurrence sur l’innovation. La Þ gure 6.1 est une illustration très simpliÞ ée et schématique de l’inß uence de deux facteurs clés – la concentration existante du marché et les obstacles freinant l’entrée de nouveaux concurrents sur la tendance à innover. En bas, à gauche, et en haut, à droite, les entreprises ne sont pas fortement incitées à innover. Dans les autres cas par contre – le long de la diagonale principale de la Þ gure – les entreprises peuvent être grandement incitées à innover.

45 Ces mesures incluent l’indice HerÞ ndahl-Hirschman (qui mesure la taille des entreprises par rapport à l’industrie, aÞ n de déterminer le niveau de la concurrence entre elles) et les ratios de concentration (c’est-à-dire la part de marché détenue par les « N » entreprises les plus importantes).

Ces mesures sont difÞ ciles à déterminer dans la pratique, car le marché pertinent peut varier sur le plan géographique, peut être un marché local ou planétaire, et peut dépendre d’un ensemble complet de produits de substituts partiels. La marge bénéÞ ciaire (c’est-à-dire la différence entre le prix d’un produit et son coût marginal) est une autre mesure potentiellement attrayante. En théorie, dans un marché purement concurrentiel, le prix baisserait jusqu’au coût marginal. Cependant, il est impossible d’estimer les coûts marginaux, de sorte que la plupart des tentatives d’évaluation de cette mesure se concentrent sur les coûts moyens, ce qui peut fausser les calculs de façon considérable.

En bas, à gauche (concurrence acharnée), les entreprises ne parviennent pas à

tirer proÞ t de l’innovation, car la concurrence est trop intense, en raison du nombre élevé d’entreprises et de la faiblesse des obstacles freinant l’arrivée de nouveaux concurrents; c’est généralement le cas pour les petits détaillants. En revanche, les chaînes de détaillants qui sont en mesure d’atteindre un niveau leur permettant d’innover se trouvent habituellement en bas, à droite.

Les entreprises qui se situent en haut, à droite (quasi-oligopole), peuvent être

trop complaisantes, car elles sont peu nombreuses dans leur secteur et les obstacles freinant l’arrivée de nouveaux concurrents sont importants. Dans les industries caractérisées par une telle structure, les entreprises peuvent être réticentes à l’idée d’innover en vue de gagner des parts de marché, parce qu’elles savent que ces innovations seront rapidement copiées par leurs concurrents, que les parts de marché resteront à peu près les mêmes et que ce sont elles qui auront à payer le coût des innovations.

En bas, à droite (barbares aux portes), même si la concentration du marché est

élevée, les entreprises, peu nombreuses à entrer sur le marché, seront menacées par de nouveaux arrivants, qui ne devront faire face qu’à de faibles obstacles et qui n’auront que peu à perdre et beaucoup à gagner. Telle est la situation lorsque, par exemple, on autorise des concurrents étrangers à faire leur entrée dans un marché intérieur. C’est également dans ce type de situation que des innovations peuvent provoquer une désorganisation. Dans ce cas, un nouveau concurrent, souvent de moindre importance, entre dans un segment de marché considéré comme inférieur par les concurrents qui le dominent (par exemple, un créneau à faible marge de bénéÞ ce, pour un produit simple). Par contre, lorsque le nouvel arrivant s’est installé, il peut continuer d’améliorer sa technologie ou son modèle d’entreprise et explorer des segments de plus en plus lucratifs. Lorsque le ou les concurrents existants réagissent enÞ n, il est parfois trop tard pour qu’ils puissent le faire efÞ cacement, car le nouvel arrivant, qui a perturbé l’ordre établi, a déjà sufÞ samment progressé et dispose d’une technologie ou d’un modèle d’entreprise supérieur. L’industrie des lecteurs de disques, décrite par Clayton Christensen (1997), professeur à la Harvard Business School, en est un exemple classique, mais le phénomène peut s’appliquer à tout secteur subissant des changements rapides et fondamentaux46.

46 Gladwell (2008) décrit la façon dont, dans les années 1970, de nouveaux cabinets d’avocats à New York ont commencé à se spécialiser dans les conseils sur les offres publiques d’achat (OPA) hostiles.

Il s’agissait d’un domaine des affaires que les cabinets d’avocats bien établis à Wall Street évitaient parce qu’ils le jugeaient inconvenant. Les nouveaux cabinets Skadden et Arps, qui font aujourd’hui partie des plus grands cabinets au monde, ont peauÞ né leurs techniques, consolidé leur réputation de spécialistes et Þ ni par dominer le secteur juridique à Wall Street, lorsque le marché de la prise de contrôle d’entreprises s’est développé, puis a explosé.

Dans le coin supérieur gauche (lutte darwinienne), même si les obstacles freinant

l’arrivée de nouveaux concurrents sont importants, les nombreux rivaux peuvent améliorer leur position grâce à l’innovation. C’est le cas dans les premiers stades d’un nouveau marché – comme celui des « téléphones intelligents », aujourd’hui –, où la concurrence représente une sorte de combat servant à déterminer quelles entreprises survivront. Celles qui sauront se tirer d’affaire pourront alors former un « quasi-oligopole », c’est-à-dire se déplacer dans le coin supérieur droit de la Þ gure. Cette situation peut toutefois devenir instable si, par exemple, de nouvelles innovations technologiques réduisent les obstacles freinant l’arrivée de nouveaux concurrents, de sorte que l’industrie se retrouve alors dans le coin inférieur droit, où la cadence des innovations reste élevée.

Ces exemples montrent que l’innovation et la concurrence entretiennent des liens dynamiques, de sorte que l’innovation permet l’apparition de nouveaux concurrents qui, à leur tour, encouragent les entreprises à innover davantage. Les leçons à tirer concernant la structure du marché et de l’innovation ne sont pas aussi évidentes. Ni les théories économiques, ni les études empiriques ne sont parvenues à déterminer quelle concentration du marché, quel degré de rivalité et quels types d’entreprises produisent la situation dans laquelle l’innovation est la plus intense (OCDE, 2008a).

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