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Cette réunion de deux entités phénoménologiques trouve, peut-être, une explication cognitive dont les fondements se situeraient, comme pour la représentation

traditionnelle, dans le concept et les enjeux de l’empathie, ce rapport entre individus, où

chacun tient compte de l’autre, allant jusqu’à s’imaginer à sa place.

Le concept d’« empathie » a été introduit au début du xx

e

siècle par Theodor Lipps

qui, dans un contexte artistique, invente la notion d’Einfülung, mot composé du verbe fülen,

1 J.-L. Weissberg, Présences à distance, op. cit., p. 247.

2 J. Perriault, La Communication du savoir à distance, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 78.

3 Ibid., p. 78.

qui signifie « sentir », et du préfixe locatif ein, qui se rapporte au « dedans

1

». Edward

Titchener traduira le mot « Einfülung » par « empathie » et lui donnera le sens qu’on lui

connaît aujourd’hui, éludant quelque peu la dimension esthétique qui sous-tendait

l’expression de Lipps pour mettre l’accent sur le rapport à la perception d’autrui.

Depuis, Alain Berthoz et Jean-Luc Petit ont mis en évidence l’importance d’un

rapport intersubjectif

2

qui ne ferait plus appel à l’« autre », représentation, mais bien à

l’autre, sujet-actant partageant le même Umwelt

3

. C’est, encore une fois, par l’acte et par le

présent du présent, que s’inter-définissent les sujets théâtraux et que s’auto-excitent leurs

réalités respectives pour, au final, n’en constituer qu’une : le théâtral. L’intersubjectivité

mise en avant par Alain Berthoz et Jean-Luc Petit semblerait donc être une des clefs

permettant de comprendre comment se lient les réalités distinctes. De fait, selon eux,

l’intersubjectivité, consisterait, pour un sujet

à reconnaître l’autre comme ayant lui aussi, à partir du déploiement des kinesthèses, [...] ce pouvoir de constituer un monde comme il le fait lui-même. Si bien qu’on pourrait fonder la relation avec autrui non sur l’empathie en général, mais sur l’empathie précisément avec les actions d’autrui. Quand nous voyons quelqu’un agir, nous ne sommes pas simplement témoins visuels des mouvements d’un corps. En vérité, nous voyons quelqu’un structurer activement son monde parce que nous-même, déjà, sommes capables de structurer notre monde par des actes4.

L’activité du comédien va d’elle-même

5

, celle du spectateur-observateur-participant,

a également été établie. De la même façon, les subjectivités de chacun, également partie

prenant de l’existence du théâtral, permettent une identification entre eux, le vis-à-vis étant

lui aussi, fondamentalement constitutif la réalité globale qu’ils partagent. «

L’intersubjec-tivité serait donc l’acte de la reconnaissance d’autrui comme capable de (ce qui implique :

libre de ne pas vouloir) constituer avec nous un monde commun

6

. » Ne peut-on voir là une des

composantes majeures du théâtre ?

Cette conception de l’intersubjectivité va plus loin que la « simple » empathie

pouvant exister entre les sujets théâtraux. De fait, elle joue un rôle non négligeable ; le

spectateur doit (se doit d’)adhérer, par un process d’introjection/projection, à la

1 T. Lipps, « Empathie, imitation intérieure et sensation d’organe », Archiv für die gesamte Psychologie.

2 A. Berthoz, J.-L. Petit, Phénoménologie et physiologie de l’action, op. cit., pp. 241-242.

3 Voir J.-L. Petit, Solipsisme et intersubjectivité, Paris, Cerf, 1996, pp. 7-8.

4 A. Berthoz, J.-L. Petit, Phénoménologie et physiologie de l’action, op. cit., p.243.

5 Rappelons que le substantif français acteur vient du latin actum, supin du verbe agere : « agir ».

représentation d’une action, aux dires et aux actes du personnage. Le comédien, quant à lui,

se doit d’intégrer et de « sentir » le public. Il lui faut, lui aussi, ressentir ce que ressent l’autre

(le groupe de spectateurs) pour que se mette en action l’échange énergétique nécessaire à la

constitution du théâtral. L’empathie est peut-être, avec l’acte au « présent du présent », l’un

des éléments phénoménologiques majeurs constitutif de cette énergie théâtrale : à la fois

effet et cause. Quel est le processus cognitif qui, dans un cadre théâtral, serait la cause de

l’appropriation des sentiments d’autrui et, simultanément, permettrait de « sentir », de

percevoir l’autre « de l’intérieur », de vivre conjointement une réalité partagée,

intersubjective ?

Mais de quelle empathie s’agirait-il ? Deux types d’empathie sont bien connus : la

variété imitative, contagieuse dite « instructive » d’une part, la variété « intentionnelle »,

d’autre part. Dans le cas de la première, « te voir pleurer, ou rire, me pousse à pleurer, ou à

rire

1

». Pour la seconde, « te voir pleurer m’incite à te consoler

2

». Ces deux formes

d’empathies entrent en jeu lors d’une représentation théâtrale.

Il semble que le spectateur soit le plus évidemment soumis au premier type

d’empathie. De son côté, le comédien ne peut ignorer la présence d’un regard, d’une

« attention », dont il doit tenir compte tout en conservant la charge émotive liée à la fiction

et au dispositif théâtral : il reste l’émetteur esthétique fondamental. Cependant, dans la

mesure où le spectateur subit davantage que le comédien ce jeu lié à l’ampathie puisqu’il s’y

abandonne, il devient insuffisant de considérer l’empathie comme unique enjeu de

l’engagement des sujets au sein du théâtral. Si un spectateur rétif à la représentation annihile

toute possibilité d’adhésion, il reste qu’un comédien pourra toujours recourir à la technique

pure : dès lors deux sphères coexisteraient, sans permettre l’émergence d’une quelconque

réalité dramatique globale, partagée. L’intersubjectivité (certes, nourrie d’empathie) permet

d’aller plus loin.

De fait, l’intersubjectivité fait appel aux « neurones miroirs

3

» : dans le cortex

prémoteur, les mêmes neurones s’activent indifféremment que ce soit le sujet qui

accomplisse l’acte ou que celui-ci assiste à l’accomplissement de l’acte exécuté par un tiers

4

.

1 D. Andler (sous la direction de), Introduction aux sciences cognitives, Paris, Gallimard, 2004, p. 630.

2Ibid.

3 Identifiés par Giacomo Rizzolati et son équipe, à Parme, en 1992.

L’intersubjectivité est une co-construction de la réalité. Loin de s’en tenir à la seule fameuse

thèse de l’acrobate, dans laquelle le sujet s’installe mentalement à la place de l’acrobate,

ressent la peur ou le vertige, et perçoit donc, seul, les émotions de l’autre, il semble, au

théâtre, que les réalités des observants-observés se déterminent mutuellement par

auto-excitation, via l’intersubjectivité telle que l’ont définie Berthoz et Petit

1

.

En effet, il ne s’agit pas uniquement de « se mettre à la place de », mais de croire au

monde représenté « comme si » il existait à égalité avec la « réalité proche » du sujet. C’est

par la co-existence intersubjective dans l’acte théâtral (de part et d’autre de la scène) que se

noue le lien essentiel par lequel peut naître la représentation ; c’est dans le rapport

réciproque du sujet à autrui qu’émerge le théâtral. Ce rapport d’intersubjectivités en acte

est, peut-être, le fondement phénoménologique de la mise en action bio-chimique du

principe d’adhésion.

Dans une représentation au second degré, l’intersubjectivité dépasse ce rapport