caméra (les caméras) disposées autour de lui constituai(en)t autant d’yeux probables,
possibles, virtuels
1. Pour le danseur, et relativement à son rapport aux internautes, il existait
donc aussi une sorte d’outre-scène. Le « lieu où se passe l’action
2» devient, par le jeu opéré
avec les hors-champ par le danseur, le lieu où il ne se passe rien de sensiblement visible,
donc, peut-être, d’existant scéniquement. Le danseur était libre d’utiliser des parties de son
corps comme des « masques
3», d’apparaître ou de disparaître du champ de la caméra, donc
de susciter l’intérêt ou, tout au moins, la curiosité pour un « à-coté du visible ».
1 Cf. G. G. Granger, Le Probable, le possible, le virtuel, op. cit.
2 « Scène » in Le Nouveau Petit Larousse grand format en couleur, Paris, Larousse et Bordas, 1998.
Les termes « d’entrer » et de « sortir » du champ de la caméra étaient utilisés au
moment du réglage de la mise en scène et de la chorégraphie. Les danseurs devaient donc
avoir conscience d’entrer ou de sortir d’un espace, pour eux, virtuel, mais qui, une fois en
place sur la scène-web, acquerrait une existence artistique visible. Comme pour Côté
noir/Côté blanc, il était important, pour les artistes interprètes, de tenir compte de l’invisible.
Une différence doit tout de même être soulignée. Dans les Bals, les danseurs ne jouaient pas
avec des acteurs ou des éléments invisibles mais avec (toujours pour les spectateurs-web)
les limites physiques de la scène. Ces limites physiques n’étaient, de fait, pas exactement
matérielles comme le sont les murs du théâtre, les portes, etc., mais déterminées par le
champ de la caméra. Ces limites (physiquement virtuelles et malgré tout, artistiquement
réelles) constituaient une sorte de « cinquième mur » du spectacle.
Metteur en scène et techniciens d’e-toile, avaient pris soin de matérialiser, au sol,
l’espace délimité par le champ de la caméra centrale. Ainsi les danseurs savaient en
permanence où ils se trouvaient par rapport à l’entrée et la sortie de champ. Ces marques
constituaient donc, certes, une forme de concrétisation de l’espace, qu’elles rendaient
sensibles. La caméra tenait donc le rôle de délimiteur d’espace. Le danseur en était
directement tributaire, mais il ne devait en aucun cas oublier qu’il jouait aussi, en même
temps, pour un autre espace, le théâtre, investi par les spectateurs physiquement présents.
C’est sans doute une des difficultés majeures que soulèvent les trois expériences menées
par e-toile. On s’y voit confronté à deux espaces coexistants mais fondamentalement
différents, mis en évidence par l’acte de filmer le théâtre (ou la danse), ce que Mitry résume,
à propos du comédien, en une phrase :
Au théâtre, la présence physique du comédien s’impose dans l’espace socio-matériel
du spectateur (mais non dans le même univers fictif) ; au cinéma, l’acteur fait partie d’un
espace qui « compose » avec lui, il s’y intègre au même titre que le paysage, les objets, les
personnages
1.
P
OUR LA MISE EN SCENE.
Dans Côté noir/Côté blanc, le metteur en scène devait surtout et avant tout fournir un
travail d’écriture. C’est en effet dans un récit interactif qu’était plongé le spectateur-web.
Comme pour l’élaboration d’un CD-rom, le metteur en scène devait imaginer les choix
possibles de l’internaute, les répercussions sur le spectacle, sur son déroulement, sur son
évolution. De même, il était primordial, pour lui, de travailler avec la comédienne sur ses
« partenaires invisibles ». Elle devait s’approprier l’espace au sein duquel allait se développer
le drame. Elle devait également en comprendre les jeux et les enjeux. D’après l’ossature du
récit interactif qui posait le lieu de l’action, le metteur en scène travaillait sur les « règles »
permettant de donner vie au personnage dans ce lieu mi-virtuel, mi-réel, dont le résultat
artistique ne serait visible qu’à distance, sur un écran d’ordinateur.
Pour le metteur en scène, « il ne fait donc plus aucun doute que les ordinateurs sont
devenus un lieu théâtral
1». Ce lieu théâtral exigeait un engagement particulier où, comme
pour tout lieu théâtral mais de façon exacerbée et presque didactique ici, il était impératif
pour la conception, la construction et la représentation du spectacle de tenir compte de la
réalité et de la virtualité en présence simultanément. La vidéo jouait, ici, le rôle de fil
conducteur narratif placé au sein d’un dispositif interactif fixe. Pour la mise en scène, elle
allait déterminer les placements (décors, comédienne) et les déplacements. De plus, des
techniques théâtrales traditionnelles, comme des poulies ou des écrans de tulles placés de
façon judicieuse face à la caméra, redécoupaient l’espace de jeu ou laissaient imaginer au
spectateur-web que des éléments étaient dessinés à la palette graphique, en « temps réel »
sur l’image. En fait, il n’était question que de cadre de bois, mais l’éclairage et l’iris de la
caméra captant les forts contrastes, donnaient l’illusion qu’il s’agissait d’éléments
numériques ajoutés. Ces aptitudes ou contre-aptitudes de la caméra à discerner ou à ne pas
discerner le réel ouvraient au metteur en scène un panel de possibilités pour jouer et
proposer au spectateur un monde d’illusions.
Dans Le Martyre, l’utilisation de la caméra dans la mise en scène était toute autre.
Comme pour le comédien et le danseur, l’utilisation de la caméra pose les mêmes questions
fondamentales que dans Côté noir/Côté blanc. En effet, « on assiste à une représentation
théâtrale tandis que l’on voit un film, qui est […] présentation bien plus que
1 S. Ouaknine cité par M. Nedelco-Patureau, « Technologies nouvelles et magie théâtrale. Lucian Pintilie au théâtre de la ville » in B. Picon-Vallin (sous la direction de), Les Écrans sur la scène, op. cit., p. 45.
représentation
1». La différence majeure entre cette réalisation et la diffusion d’un film
réside dans le fait que l’image présentée sur l’écran d’ordinateur est issue d’une captation en
direct à partir de, et sur, laquelle le spectateur peut interagir. Dès lors, nous nous trouvons,
face à une re-représentation. Tout l’art du metteur en scène, son travail dans l’utilisation de
la caméra, consiste à essayer de nous faire assister à une « représentation filmique », en
l’occurrence, à une adaptation d’un mystère médiéval, filmé et diffusé sur Internet. Cette
question de représentation filmée, comme objet de création offert au public (au même titre
qu’une représentation théâtrale traditionnelle), se pose pour les trois productions d’e-toile,
mais c’est dans Le Martyre qu’elle apparaît avec le plus de clarté. En effet, la caméra place le
cyber-spectateur dans la position du témoin-actif de l’action représentée. La caméra n’est ici
que le médium qui capte la trace d’une action sur laquelle le spectateur-web est invité à se
prononcer. À l’inverse de ce qui existait dans Côté noir/Côté blanc, dans Le Martyre, le
spectateur n’était pas libre de s’inventer un parcours personnel du spectateur au sein de
l’œuvre ; il ne lui était pas davantage proposé une vision parcellaire de l’action (ce qui sera
le cas avec la série des Bals).
Dans Le Martyre, l’action était captée dans son ensemble et le spectateur-web ne
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Du principe d'adhésion dans la représentation théâtrale : des Anciens à une expérience de neurosciences cognitives
(Page 124-127)