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En effet, l’outil Internet porte en lui la dichotomie réel/virtuel, et son emploi au sein du spectacle vivant permettra de saisir avec davantage de clarté le fait que cette

dichotomie globalisante est, peut-être, l’enjeu même du théâtral, en brouillant la frontière

entre réalité et fiction

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. Est-ce à dire que le « levier nouvelles technologies » peut entraîner

le spectateur à confondre, comme l’auditoire de Parménon jadis, le théâtral et le réel ? Loin

de conduire à la confusion, il semble que le « levier nouvelles technologies » employé dans

les spectacles d’e-toile exhibe la rupture en jeu, mais aussi le lien entre réel et virtuel, en

1 C’est, finalement, réconcilier la comédienne sensible et la comédienne de réflexion que décrivait Diderot dans le Paradoxe sur le comédien.

2 « Révélateur » in Le Nouveau Petit Larousse grand format en couleur, Paris, Larousse et Bordas, 1998.

3 La définition du « levier » a déjà été donnée dans l’introduction générale.

4 C’est ce même théâtral et son double statut qui amena Don Quichotte à le confondre avec le réel proche. Voir N. Kattan, Le Réel et le théâtral, Paris, Denoël, 1971, p. 27.

présence au sein du théâtral. C’est dans sa fonction révélatrice de la dimension

spatio-temporelle que se situe en grande partie l’intérêt de l’emploi des nouvelles technologies au

théâtre. Par un jeu de mise en abyme de réels (re-représentation), ce levier révèle aussi bien

l’existence, effective puis phénoménologique, que le rôle du principe d’adhésion.

Le « levier nouvelles technologies » est un révélateur du réel, donc du réel scénique.

Au théâtre, c’est par la matière lumière ou encore la matière imageante qu’opère le « révélateur ».

Comme le suppose Kant, le monde extérieur constitue la matière de nos connaissances

1

:

outre le connaissable immédiatement accessible que sont les phénomènes, il faut tenir

compte de ce qui n’est accessible que par l’intermédiaire de la raison, les noumènes. Le réel

dans son ensemble (proche et lointain) est composé de ces deux éléments. Dès lors, on

peut considérer que : phénomène + noumène = réel complet.

Les sens ne permettent pas d’accéder à cette complétude. Pour corriger cette

carence due à notre physiologie, notre conscience, notre subjectivité… Il faudrait pouvoir

établir la valeur d’un « taux de déformation » s’insinuant entre notre perception du réel et le

réel, appliquer à notre perception un « principe de déformation », qui tiendrait compte de

notre action sur le réel (auquel nous participons) afin de nous rapprocher de la réalité

objective. Dans le domaine du théâtre, le « levier » permettra d’accéder au réel ou plus

précisément à une réalité : celle du spectacle. Par l’ajout d’un degré supplémentaire de

« déformation » à l’imperfection fondamentale de la perception, on peut envisager se

rapprocher d’un réel. En effet, l’accès direct, sensible, du spectateur (si tant est que l’on

puisse parler « d’accès direct »), peut être rectifié par l’utilisation du « levier. » C’est par le

paradoxe que cet outil donnera accès au réel de la scène.

De fait, s’il existe un réel scénique (comédien, décor…) dans ces spectacles diffusés

sur Internet, le « levier » éloignera le spectateur-web dans l’espace et dans le temps : ailleurs

dans l’espace car le lieu de réception du spectateur-web est, par le truchement du

« révélateur nouvelle technologie », situé hors du lieu de captation du réel du spectacle ;

ailleurs dans le temps car un décalage s’insère entre l’acte réalisé par le comédien ou le

danseur et sa réception par le spectateur-web. Le levier agit essentiellement par

l’éloignement, l’absence et le manque. En effet, le temps de la présentation du jeu du

comédien (T), est en décalage par rapport au temps de sa réception par le public. D’un

point de vue purement physique, on sait bien que le son et la lumière se déplacent, qu’il

existe donc un laps de temps incompréhensible entre émission et réception. Cette

caractéristique ne peut qu’être accentuée par l’utilisation des nouvelles technologies où est

offerte une re-représentation, une représentation représentée sur un écran, une représentation au

second degré. Le spectateur reçoit donc les informations visuelles et sonores en T+n. Dans un

théâtre traditionnel, n correspond au temps de la transmission et ne représente pas une

donnée numérique fixe, chacun ayant un temps de réaction qui lui est propre, déterminé

par son « interface-corps ». Face à un spectacle-web, la réception s’effectuera au mieux en

T+x (x correspondant au temps nécessaire à la transmission du spectacle par l’interface

informatique). Le temps de transmission/réception par une interface technologique étant

plus long que pour « l’interface corps », on en déduit que : x ! n. Lorsque l’image est traitée

par le cerveau du spectateur, l’image proposée sur scène ou sur l’ordinateur (scène-web) est

déjà au passé : la réception s’effectue nécessairement dans un autre temps que celui de l’acte

scénique : elle est en T+n ou en T+x. Pour être encore plus précis, le temps de la

conscientisation de l’acte du comédien par le spectateur-web égale T+x+n : temps de

réalisation de l’acte scénique + temps de transmission par l’interface technologique +

temps de réception par « l’interface humaine ».

La perception de la présence du comédien ou du danseur ne renvoie qu’au reflet

d’une absence. Par l’emploi du « levier nouvelles technologies », l’image donne corps à

l’absence. En effet, par effet d’accentuation (x ! n), le réel re-représenté se fait plus présent

par son absence même. Au bout du compte, l’exemple des spectacles-web, révèle le fait que

le spectateur ne peut accéder qu’à l’ombre du réel : le « levier nouvelles technologies »

provoque une « [reconstruction] du réel ou [une suggestion] de l’indicible

1

».

L’utilisation de cet outil permet, non pas esthétiquement mais sémiologiquement,

une approche symboliste du réel théâtral. Il ne s’agit pas ici d’un symbolisme tel que

l’imaginait Villiers de l’Isle-Adam en réaction au positivisme ambiant et au théâtre

naturaliste de la fin du xix

e

siècle

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, mais d’une symbolisation de la matière réelle devenue,

par la représentation (ici grâce au « révélateur nouvelles technologies »), lumière et image

proposant un réel possible à côté du réel proche.

1 J.-P. Sarrazac, « Reconstruire le réel ou suggérer l’indicible », Le Théâtre en France, sous la dir. de J. de Jomaron, op. cit., p. 705.

Le révélateur employé dans un spectacle-web met en évidence cette « part

manquante », non perceptible a priori. Comme tout symbole, il la désigne par le manque et

l’exhibe comme « être ou objet qui […] est l’image d’une chose

1

». Cette « chose », c’est le

réel quel que soit le filtre qui permet d’adhérer à la réalité proposée au sujet participant.

L’ambiguïté et la complexité de l’outil Internet, c’est que, par le « révélateur

nouvelle technologie » (en l’occurrence, l’ordinateur), le virtuel existe en tant que partie

efficiente du réel (traitement des images, programmation des interfaces et des

environnements artistiques et techniques parties prenantes de la création) et c’est en lui

(l’écran) que la représentation est perçue par le spectateur-web. Le virtuel se trouve donc au

cœur même de l’outil employé pour tenter de le débusquer. Il est aisé de comprendre que

cet outil est davantage qu’un révélateur de virtuel : il en est une des composantes

techniques. Cependant, le virtuel dont il est question ici n’est pas seulement d’essence

technique. Ce virtuel-là, ses causes, ses engagements structure le plan esthétique. Dans le

cas présent, il permet d’illustrer les structures de l’expérience telles qu’elles se présentent à

la conscience, par une approche phénoménologique de la virtualité.

Il convient avant tout de rappeler, en reprenant la remarque formulée par Joachim