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Pour la conscience commune, le réel est ce qui existe véritablement, qui a une existence effective, qui est actuel, tandis que le virtuel correspond à ce qui est en puissance,

qui a une existence possible, éventuellement probable. Le virtuel renvoie donc à l’idée

d’une probabilité qui a la possibilité de se réaliser, de s’actualiser. C’est ce qu’illustre le film

Matrix qu’analyse Élie During : « L’essentiel est que Matrix se présente d’emblée comme

une fiction cosmologique : ce qui est en jeu, au-delà de la prise de conscience de

l’inconsistance des apparences, c’est en effet la possibilité même de faire monde

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. » En tout

état de cause, l’idée de virtualité renvoie à une tension vers la réalisation.

Avec les expériences d’e-toile, on peut difficilement parler d’actualisation du virtuel

ou de tension vers l’actualisation. On remarque plus simplement la coexistence de deux

dimensions spatio-temporelles mitoyennes : la « scène réelle » (le comédien et son jeu ainsi

que toutes les composantes physiques de la scène) et la « représentation » où les nouvelles

technologies renforcent le décalage spatio-temporel existant entre émission et réception.

Même dans le cas d’un spectacle présenté simultanément sur Internet et face à des

spectateurs (Bals), la représentation ne se livre, en un endroit (ordinateur ou théâtre),

qu’incomplètement, elle n’est que parcellaire. C’est précisément dans ce hiatus instauré

entre deux représentations, dans cet isolement de deux réalités conjointes qu’émerge la

dimension spatio-temporelle particulière mise en jeu au théâtre.

Dans l’expérience Côté noir/Côté blanc, le réel est tout d’abord celui du corps de la

comédienne, Catherine Tartarin, présente dans le studio de la Filature, Scène nationale de

Mulhouse : les actes physiques accomplis constituent le réel. Mais le réel est aussi composé

des éléments du décor tels les cadres de bois descendant du plafond ou sur les côtés du

champ de la caméra. De plus, la réalité inclut tous les accessoires avec lesquels la

comédienne joue (dés, nez rouge…) en d’autres termes son environnement proche. Le réel

correspond donc également aux éléments constitutifs de l’espace tangible du jeu tels les

murs du studio, les projecteurs, les techniciens, les appareils informatiques, électroniques,

musicaux et techniques. Tous ces éléments délimitaient, en cet endroit (le lieu du jeu de la

comédienne, de la captation), un lieu du « réel proche », espace dont l’existence était

d’autant plus forte que la comédienne allait s’appuyer sur du « tangible » afin de faire appel

aux souvenirs accumulés lors des répétitions mais aussi à son imagination pour s’insérer

« réellement » et virtuellement dans l’espace final, celui de la représentation sur Internet.

Dans Côté noir/Côté blanc, l’espace réel était le point de départ et la ressource

fondamentale du spectacle. Ce lieu était le point énergétique de l’action ; il cristallisait cette

présence réelle paradoxale qu’évoque Henry Gouhier : « De là le paradoxe du théâtre : ses

fictions vivant par la grâce de présences réelles

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. » Dans sa présence vivante, la comédienne

créait son espace fictionnel, loin de ses partenaires de jeu, virtuels bien que présents in fine

sur le lieu de la représentation, la scène-web.

Dans Le Martyre, la problématique de l’utilisation des nouvelles technologies au sein

du spectacle vivant, son inclusion dans une « réalité », diffère. En effet, l’image du corps du

comédien, issu d’une captation en direct du réel, ne venait pas s’insérer dans le monde

virtuel qu’est celui de la page web pour interférer avec elle. La page web joue ici le rôle

d’une interface entre le réel du comédien et son monde fictif tout en assumant la fonction

de témoin, réceptacle de l’information, tel qu’il est décrit dans le schéma illustrant

« l’action/réaction par l’effet d’entonnoir dans le spectacle Le Martyre

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». Le réel y apparaît

dans la partie inférieure de l’entonnoir correspondant au monde du comédien. La lumière

jouait un rôle fondamental : elle appartenait, de fait, au « réel proche » du comédien, mais

dépendait également du choix des spectateurs-web puisqu’elle variait en fonction des choix

1 H. Gouhier, L’Essence du théâtre, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p. 47.

du « monde de l’autre côté », celui virtuel des internautes. Elle devenait alors le lien entre

scène-web et spectateurs-web, entre ces deux réalités.

Il convient toutefois de poser la question de la réalité – de la virtualité – du sujet

présent de part et d’autre de l’écran. La réponse dépend, comme l’a montré Heisenberg, du

rôle de « l’observateur ». Considère-t-on le comédien comme réel ? C’est l’internaute qui

appartient au monde du virtuel. Considère-t-on le spectateur-web comme réel ? C’est le

comédien et tout son monde (scène-web) qui deviendront virtuels. Le réel se trouverait

donc du côté de l’observateur ou plus précisément encore, et pour rester plus près de la

théorie d’Heisenberg, du participant, puisque « nous n’observons pas le monde physique

[qui nous entoure], nous y participons

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».

La réalité du Martyre dépend donc de l’endroit où l’on place

l’observateur-participant. On peut alors reprendre le schéma « L’action/réaction par l’effet d’entonnoir

dans le spectacle Le Martyre » et l’appliquer à cette réflexion cette idée devient très claire.

Internet (« Scène-web »)

Lieu unique de la réception de la représentation

Comédien/Étienne

Lieu du « réel proche » pour un observateur dans le théâtre (lieu de l’action du comédien). Lieu Virtuel pour le spectateur-web Envoi des proposi-tions des Internautes (pour les internautes, et leur réalité, lien actif avec le virtuel du comédien) Représentation « envoyée » sur Internet en direct (pour le réel du comédien lien actif/ lien passif avec le spectateur virtuel) Régisseur lumière

Scène réelle : Lieu de l’action du comédien

Lieu du « réel proche » pour un spectacteur-web. Lieu virtuel pour le comédien ou les spectateurs in situ.

Fig. 2. L’effet d’entonnoir comme révélateur de réalité

Dans ce schéma, le lien établi entre le comédien et le spectateur est qualifié

d’« actif/passif » car, le comédien, recevant par le biais du régisseur lumière, les réactions

du public d’internautes, agit, réagit et « donne » son texte différemment en fonction des

propositions des internautes. Il est donc actif, réactif même, dans l’image de lui qu’il va

« envoyer » sur Internet, mais il est également passif car il n’agit pas, d’un point de vue

technique, sur ces envois, à la différence des spectateurs-web qui, par leurs votes,

contribuent à l’évolution du spectacle. La réalité de la représentation semble dépendre de

l’observateur-participant. Or, comme tout spectateur, il ne peut recourir qu’à ses sens pour

appréhender la représentation ; il s’enferme donc d’emblée dans un schéma de lecture

donné. Dans le cas d’un spectacle audiovisuel, cette lecture est biaisée : s’ajoute à la

déformation induite par les sens du sujet, un filtre matérialisé par l’écran, par la

médiatisation. Face à un spectacle-web, le sujet, étant invité à agir sur les modalités de

déroulement de la représentation, se trouve en position d’inclure sa propre lecture dans

cette représentation ; il peut être tenté de jouer avec elle, donc de manifester une volonté

de voir transcrite dans la représentation sa propre perception du spectacle, construisant

alors une re-représentation.

On pourrait établir ici un parallèle avec ce que Didier Anzieu écrit à propos de la