Classificationdescollaborations
Les modes de collaboration abordés dans ce mémoire sont synthétisés dans la figure 9 ci- dessous. Ils sont classifiés selon deux aspects : la direction et le signe de la collaboration. La direction indique laquelle des deux disciplines (« discipline source ») sert aux recherches de lautre (« discipline cible »). Les exemples que nous avons présentés peuvent ainsi être analysés à partir déléments de collaboration unilatéraux. Cela ne signifie pas que, de manière plus générale, des collaborations bilatérales ne puissent être mises en place. Le chapitre 5.2 compose les éléments présentés dans la figure 9 pour préciser de telles démarches. Le signe de la collaboration indique le rôle de la « discipline source » quant aux recherches de la « discipline cible ». Il peut être positif, indiquant que la « discipline source » offre de nouveaux concepts à la « discipline cible » et lui sert dinspiration. Il peut être négatif, indiquant que la « discipline source » met en évidence les erreurs conceptuelles de la « discipline cible » et a ainsi un objectif de falsification.
Les collaborations reposent sur lune des deux relations réciproques « IA faible ! IA forte » et « IA forte ! IA faible ». En outre, nous montrons que chacune de ces deux relations peut servir à des collaborations bidirectionnelles de signes différents, en utilisant leurs contraposées. Ainsi, « IA faible ! IA forte » permet un apport positif de lIntelligence Artificielle vers la philosophie et sa contraposée « non IA forte ! non IA faible » permet un apport négatif de la philosophie vers lIntelligence Artificielle. Réciproquement, « IA forte ! IA faible » permet un apport positif de la philosophie vers lIntelligence Artificielle et « non IA faible ! non IA forte » un apport négatif de lIntelligence Artificielle vers la philosophie.
Figure 9 : classification des modes de collaboration
Démarche positive Démarche négative
La philosophie au service de lIA
« IA forte ! IA faible » « non IA forte ! non IA faible »
LIA au service
de la philosophie « IA faible ! IA forte » « non IA faible ! non IA forte »
RÉCIPROQUES RÉ C IP RO Q U E S CONTRAPOSÉES
CHAPITRE 5.1. RÉSUMÉ DES MODES DE COLLABORATION 115
Relation«IAforteIAfaible»
Les collaborations reposant sur la relation « IA forte IA faible » sont des démarches positives au sein desquelles les théories et les concepts de la philosophie sont appliqués à lIntelligence Artificielle.
· Dans le chapitre 3.1, nous avons vu que la phénoménologie a bénéficié au développement dune « nouvelle IA » en proposant une conception inhabituelle de lesprit et de la cognition. La robotique incarnée, les systèmes dynamiques et, plus généralement, les courants antireprésentationnalistes de lIntelligence Artificielle ont été rendus possibles par cet apport philosophique.
· Dans le chapitre 3.2, une théorie métaphysique concernant la structure de la réalité et la nature de la connaissance sert de base conceptuelle à lIntelligence Artificielle. La notion d« émergence épistémique », empruntée à la philosophie britannique, permet de définir des contraintes méthodologiques pertinentes pour la simulation de systèmes complexes et la résolution de problèmes distribués. La philosophie a ainsi un impact positif sur les méthodes pratiques de lIntelligence Artificielle.
Relation«nonIAfortenonIAfaible»
Les collaborations reposant sur la relation « non IA forte non IA faible » sont des démarches négatives au sein desquelles la philosophie se charge dexpliquer ou de prédire les difficultés pratiques de lIntelligence Artificielle à partir de ses erreurs de conceptualisation.
· Dans la section 2.4.2, nous avons vu comment Dreyfus explique les échecs pratiques des applications du computationnalisme par une analyse de leurs postulats philosophiques implicites. Plus largement, cest parce que ces postulats proviennent de la tradition cartésienne, qui défend elle-même une théorie erronée de la cognition, que le computationnalisme peine, en pratique, à produire des comportements intelligents.
· Dans le chapitre 3.2, nous montrons également quune mauvaise conceptualisation de lémergence induit des démarches moins pertinentes. Le « dualisme » conduit à utiliser des modèles ad hoc pour simuler les phénomènes macroscopiques, au lieu den reproduire les dynamiques fondamentales à partir du niveau microscopique. L« éliminativisme » interdit lutilisation dabstractions de « haut-niveau » pour lanalyse des systèmes, et peine ainsi à décrire les phénomènes complexes.
Relation«IAfaibleIAforte»
Par contraposition, les collaborations reposant sur la relation « IA faible IA forte » sont des démarches positives au sein desquelles les machines de lIntelligence Artificielle offrent des perspectives nouvelles à la philosophie. Elles permettent de formuler des hypothèses et dargumenter en faveur de certains modèles de la cognition.
· Dans la section 2.2.3, nous avons vu que Levesque soutient quun programme qui résout des problèmes complexes ne peut pas, en pratique, le faire de manière complètement « stupide ». Ainsi, si un dispositif tel que la « chambre chinoise » parvient effectivement à passer le test de Turing, alors son fonctionnement doit être considéré avec attention par la philosophie, parce quil implémente nécessairement des opérations cognitives complexes. Selon la démarche de Levesque, une réussite en pratique des programmes computationnalistes constitue donc un argument en faveur de son socle philosophique. · Dans le chapitre 4.2, de manière moins radicale, van Gelder, en faisant lanalyse technique
dappareils de régulation, propose une nouvelle hypothèse de travail pour la philosophie de la cognition. Le fait quun système dynamique parvienne en pratique à résoudre un problème complexe ne constitue pas une preuve en faveur dun modèle dynamique de la cognition. Cela constitue néanmoins une piste pertinente que la philosophie se doit de considérer avec attention et, à terme, elle est chargée de lévaluer.
Relation«nonfaiblenonIAforte»
Enfin, les collaborations reposant sur la relation « non IA faible ! non IA forte » sont des démarches négatives au sein desquelles lIntelligence Artificielle peut évaluer les théories de lesprit à laide de machines concrètes. Elle a un rôle de falsification.
· Dans le chapitre 4.1, nous présentons des auteurs qui défendent cette démarche. Andler et Harvey font ainsi de lIntelligence Artificielle un « banc dessai » pour tester les théories philosophiques « dans le monde réel ». Pour Dreyfus, un échec généralisé du computationnalisme, et plus largement de lIntelligence Artificielle, aurait de lourdes conséquences philosophiques. Il mettrait notamment en cause la tradition philosophique élaborée et défendue au cours des vingt derniers siècles.
· Dans la section 4.3.3, lexpérience des « chatons aveugles » de Held & Hein met en évidence les lacunes des modèles classiques de la cognition. Ceux-là ne rendent pas compte du comportement des chatons observés. Ces modèles sont donc mis en échec par létude de machines concrètes (ici, des machines organiques) et doivent être améliorés ou abandonnés.