Deux contraintes méthodologiques ont été exprimées dans la section précédente. Le
monisme garantit que la conception du système est uniquement microscopique et le non- éliminativisme garantit que lanalyse du système nest pas uniquement microscopique. La conjonction
de ces deux contraintes détermine une position cohérente avec un monisme non-éliminatif. Selon lanalogie présentée en début de section, il sagit donc de positions émergentistes. Mais quel est le rapport entre cet émergentisme informatique et lémergentisme défendu par la philosophie britannique au XIXe siècle ? La nature des phénomènes complexes y est abordée de la même manière. Dans le cas des SMA, les systèmes étudiés nont quun seul niveau de réalité, le niveau des agents (monisme). Donc en principe, ils peuvent être entièrement décrits et expliqués à ce niveau-là, tout comme les êtres vivants peuvent en principe être expliqués par les lois de la physique. Mais en
pratique, il est nécessaire dutiliser des abstractions de « haut-niveau » pour aborder la complexité
des phénomènes (non-éliminativisme). En philosophie, on parle de sciences spéciales. En Intelligence Artificielle, il sagit de développer des modes danalyse adaptés aux systèmes que lon étudie.
158
Gertrudis van de Vijver souligne limportance dune telle démarche pragmatiste lorsquil sagit de penser lémergence en Intelligence Artificielle. van de Vijver, G. 1997. « Émergence et explication. » Intellectica, vol. 25, n°2, p. 7-23.
CHAPITRE 3.2. LA SIMULATION DES PHÉNOMÈNES ÉMERGENTS 89
Bilan:«IAforteIAfaible»
Les deux contraintes garantissent donc une démarche en accord avec l« émergentisme épistémique » présenté en section 3.2.2. En outre, elles permettent dimporter des concepts chers à la philosophie dans le domaine technique des SMA :
· Principe de parcimonie : À capacités égales, on doit préférer un modèle simple à un modèle compliqué. En particulier, il est préférable de simuler un système à partir dun seul niveau de modélisation.
· Épiphénoménisme : Les phénomènes émergents ne sont pas des entités indépendantes, mais des aspects particuliers du niveau microscopique.
· Approche ascendante : Les phénomènes émergents sont produits par le niveau microscopique. Méthodologiquement, il faut donc partir de ce niveau et non linverse. · Subjectivisme : Les phénomènes émergents dépendent dun mode de connaissance donné.
Ils sont « dans lil de lobservateur. »
· Pragmatisme : Les phénomènes émergents nexistent pas en soi. Ils sont des abstractions créées par le scientifique et doivent donc être évalués en fonction du contexte général de lanalyse.
Ces exigences ont des répercussions techniques sur la simulation des phénomènes. Les modèles choisis (monistes ou dualistes), les outils danalyse (éliminativistes ou non-éliminativistes) et la méthode générale (bottom-up ou top-down, décentralisée ou asynchrone, etc.) dépend en effet de la conception sous-jacente de lémergence. Dans de nombreux cas, cette position est implicite. Mais une analyse philosophique préliminaire permet dexpliciter les principes qui guident les différentes démarches scientifiques de lIntelligence Artificielle. La philosophie permet alors de catégoriser les approches et les systèmes en fonction de leurs acceptions de lémergence (cf. figure 5). Elle éclaircit les positions de chacun et permet de déterminer quels travaux satisfont nos critères. Dans le cas des SMADAG, cest la démarche que nous adoptons159. La conceptualisation retenue alors est celle de Bonabeau et Dessalles160 qui satisfait nos deux critères : le monisme et le non-éliminativisme.
Nous défendons donc ici la relation « IA forte ! IA faible ». En choisissant une position philosophique adéquate (IA forte, ici empruntée à la métaphysique), nous mettons toutes les
159
Lamarche-Perrin, R., Demazeau, Y., Vincent, J.-M. 2011. Op. cit.
chances de notre côté pour produire les comportements qui nous intéressent (IA faible, ici liée à la simulation de systèmes complexes et à la résolution de problèmes distribués). Ainsi, à la façon de la stratégie collaborative présentée dans le chapitre 3.1 pour lédification dune « nouvelle IA », nous pensons quun bon socle philosophique permet à lIntelligence Artificielle davancer sur le plan technique.
Bilan:«nonIAforteIAfaiblepeuprobable»
Notons cependant que ces critères méthodologiques nimposent aucune contrainte de
principe. En effet, il est possible de simuler un système de manière dualiste, même si cela est moins
pertinent pour la compréhension des phénomènes macroscopiques (on utilise alors des modèles ad
hoc des phénomènes émergents). On peut également analyser lexécution dun système complexe à
partir de son niveau microscopique, même si en pratique cette procédure est extrêmement coûteuse. Ces approches sont donc plus ou moins bien adaptées aux problèmes rencontrés par lIA faible, mais elles ne sont jamais impossibles. Dans le cas des SMADAG par exemple, le monisme et le non-éliminativisme garantissent une conception de lémergence efficace en pratique : elle sapplique aux systèmes décentralisés et asynchrones (monisme) et elle permet un traitement rapide des grandes quantités de données grâce à des abstractions de « haut-niveau » (non-éliminativisme).
Nous avons vu que Dreyfus ne soppose pas de manière systématique au computationnalisme puisquil pense que celui-ci peut réussir localement, notamment sur certains « micro-mondes » (cf. section 2.4.1). En revanche, il affirme que les programmes computationnalistes auront énormément de mal à résoudre des problèmes moins contrôlés et plus complexes, même si cela nest pas complétement impossible (cf. section 2.4.2). De la même manière, nous défendons la relation « non IA forte ! IA faible peu probable » dans le cas des phénomènes émergents. Ce nest pas la réciproque stricte de la relation « IA forte ! IA faible ». Il sagit de dire quune conceptualisation erronée des phénomènes émergents entraîne de nombreuses difficultés pratiques concernant leur simulation. Comme dans le cas du computationnalisme, la philosophie peut donc identifier les erreurs des présupposés implicites aux méthodes de lIA faible et ainsi expliquer ses difficultés pratiques.
Partie4. LIntelligenceArtificielleau
servicedelaphilosophie
Dans cette partie, nous revenons sur le renversement entrevu par Andler dans louvrage de Dreyfus et faisant de lIntelligence Artificielle une « science de la philosophie » (cf. chapitre 1.1). Dans la partie précédente, nous avons exposé des exemples de collaboration au sein desquels la philosophie a un rôle fondationnel. Elle aide notamment à définir un socle conceptuel pertinent pour les recherches en Intelligence Artificielle. À ce titre, elle tient dans ces travaux un rôle parfois réservé à la « philosophie des sciences » et concernant lévaluation de concepts scientifiques. Le renversement consiste donc à faire de lIntelligence Artificielle une « science de la philosophie », cest-à-dire une discipline chargée à son tour dévaluer la pertinence des concepts philosophiques ou de fournir un socle aux recherches en philosophie. Cette partie expose des exemples de collaborations où lIntelligence Artificielle, de cette manière, se met au service de la philosophie.
Dans le chapitre 4.1, la contraposée « non IA faible ! non IA forte » de la relation utilisée dans la partie précédente est exploitée pour expliquer en quoi lIntelligence Artificielle peut servir de « banc dessai » à la philosophique. Elle permet notamment de confronter et de falsifier ses théories. Nous présentons des auteurs qui ont pressenti cette forme de collaboration et qui invitent à sy engager. Le chapitre 4.2 se penche sur le travail de Timothy van Gelder. Sa démarche est interprétée comme une collaboration positive dans la mesure où lIntelligence Artificielle na plus un rôle de falsification, mais un rôle démulation. Les machines concrètes de lIA faible permettent notamment de formuler des hypothèses nouvelles, de révéler des pistes inexplorées, bref, dinsuffler des idées à la philosophie. Cette démarche repose sur la relation « IA faible ! IA forte probable » notamment défendue par Hector J. Levesque (cf. section 2.2.3). Dans le chapitre 4.3, enfin, nous élaborons une démarche pour évaluer des théories philosophiques à partir de machines qui contredisent les deux relations « IA faible ! IA forte » et « non IA faible ! non IA forte ». Les conséquences dun tel conflit intéressent alors la philosophie. La démarche est appliquée à la « chambre chinoise » de Searle et aux « chatons aveugles » de Held & Hein.