• Aucun résultat trouvé

Évolution de la structure fonctionnelle et des règles d’assemblage au cours

1. Résumé en français Introduction

La distribution des traits fonctionnels dans les communautés permet d’identifier les facteurs écologiques qui structurent les communautés et d’inférer les règles qui régissent la coexistence locale des espèces (i.e., les règles d’assemblages), ce qui représente un avantage important par rapport aux approches taxonomiques classiques. Malgré leurs atouts, les approches ba-sées sur les traits fonctionnels ont rarement été utiliba-sées dans le contexte de la restauration écologique. Un plus grand nombre de travaux ont été consacrés aux changements de structure fonctionnelle des communautés au cours des successions écologiques (Böhnke et al., 2014 ; Wilfahrt et al., 2014 ; Zhang et al., 2015) ou en réponse à des perturbations anthropiques. Ces derniers travaux ont montré par exemple que les perturbations provoquent une homogénéisa-tion biotique (Villéger et al., 2010 ; Buisson et al., 2013 ; Sagouis et al., 2016) et une diminuhomogénéisa-tion de la redondance fonctionnelle (Brandl et al., 2016), à l’échelle des communautés.

Les règles d’assemblage des communautés, i.e., le filtre environnemental et les interactions biotiques, affectent différemment la structure fonctionnelle des communautés. Le filtre environ-nemental entraîne une réduction de l’étendue des traits associés à la tolérance des conditions abiotiques locales (Kraft et al., 2015). Les interactions biotiques, en particulier la compétition, peuvent aboutir à des patrons contrastés de distribution (i.e., divergence ou convergence), selon la disponibilité des ressources et l’existence de facteurs limitants communs (Chesson, 2000 ; HilleRisLambers et al., 2012).

D’un point de vue théorique, un milieu dégradé en cours de restauration suit une trajectoire temporelle semblable à celle d’une succession écologique, et opposée à celle d’une dégrada-tion. Selon cette logique, la diversité fonctionnelle des communautés augmente avec le temps de restauration, en raison d’une disponibilité accrue des ressources et d’une plus grande com-plexité de l’habitat. Les espèces spécialisées, i.e. fortement compétitives et tolérantes au stress,

occupent une place plus importante au sein des communautés (Wilfahrt et al., 2014 ; Zhang et al., 2015). De plus, on s’attend à ce que l’assemblage des communautés soit moins influencé par le filtre environnemental et davantage par les interactions biotiques (Purschke et al., 2013 ; Chang et HilleRisLambers, 2016).

Toutefois, dans le cas de la restauration des marais intertidaux, plusieurs facteurs asso-ciés aux particularités des milieux estuariens sont susceptibles d’interférer avec les prévisions générales. Tout d’abord, comme la restauration des marées rétablit des conditions abiotiques contraignantes, on peut s’attendre à ce que le filtre environnemental continue à exercer un rôle prédominant dans l’assemblage des communautés de poissons dans les habitats intertidaux restaurés et naturels (Elliott et Quintino, 2007). Par ailleurs, en raison des conditions abiotiques difficiles et des fortes fluctuations des conditions d’alimentation dans les estuaires, les com-munautés estuariennes sont naturellement composées d’espèces généralistes en termes de tolérance physiologique et de régimes alimentaires (Kneib, 1997 ; Dolbeth et al., 2016) ; il n’est donc pas évident que la restauration des marais intertidaux s’accompagne d’une augmentation de la spécialisation fonctionnelle au sein des assemblages de poissons.

1.2. Objectifs, matériel et méthodes

À l’aide d’indices de diversité fonctionnelle et de modèles neutres d’assemblage des com-munautés, nous avons étudié les changements directionnels (i.e., monotones) qui affectent la structure fonctionnelle et les règles d’assemblage des communautés de poissons, au cours de la restauration des marais intertidaux. Le temps de restauration a été approximé par le niveau de naturalité d’un ensemble de sites artificiels, restaurés et intertidaux naturels, échantillonnés dans l’estuaire de la Gironde (Fig. 5.1).

Figure 5.1 – Construction du gradient de naturalité des habitats intertidaux estuariens à partir des sites échantillonnés dans l’estuaire de la Gironde.

À partir du gradient de naturalité des habitats intertidaux, deux questions principales ont été traitées :

1. La structure fonctionnelle des assemblages de poissons change-t-elle de manière directionnelle au cours de la restauration des marais intertidaux ?

La théorie des successions prédit une augmentation de la richesse et de la spécialisation fonctionnelle avec le temps de restauration (Odum, 1969 ; Prach et Walker, 2011), en raison

d’une plus grande disponibilité des ressources (nourriture, habitat) et d’une spécialisation ac-crue des niches écologiques. La corrélation entre différents indices de structure fonctionnelle et le gradient de naturalité des habitats intertidaux a donc été évaluée. L’utilisation de coefficients de corrélation semi-partielle (Kim, 2015) a permis de contrôler l’effet de la salinité (Fig. 5.2) ; en effet, dans le jeu de données que nous avons utilisé, la salinité et la naturalité des habitats étaient significativement corrélées.

Figure 5.2 – Schéma conceptuel illustrant les dimensions étudiées de la structure fonctionnelle des communautés et l’interaction des effets de la naturalité des habitats et de la salinité sur la structure fonctionnelle. Par rapport à la variabilité totale de la structure fonctionnelle, l’étoile noire représente la part de variabilité expliquée uniquement par le gradient de naturalité. La valeur quadratique des coefficients de corrélation semi-partielle permet de quantifier cette part de variabilité.

2. Quels mécanismes régissent l’assemblage des communautés dans les habitats en-digués, restaurés et intertidaux ? Les règles d’assemblage changent-elles au cours de la restauration des marais intertidaux ?

L’antagonisme entre les mécanismes d’assemblage associés d’une part au développement des écosystèmes (i.e., plus faible filtrage environnemental et interactions biotiques accrues) et d’autre part au rétablissement de conditions abiotiques très fluctuants (i.e., filtrage environne-mental plus fort et interactions biotiques plus faibles) ne permet pas d’anticiper clairement les changements qui surviennent au cours de la restauration des marais intertidaux. Toutefois, on peut s’attendre à une diminution du nombre de traits fonctionnels qui présentent une distribution convergente, avec le temps de restauration.

Pour répondre aux deux questions principales, cinq campagnes d’échantillonnage réalisées en 2011 et 2012 sur 13 sites endigués, restaurés et naturels de l’estuaire de la Gironde ont été mobilisées (données poissons). Les espèces de poissons ont été subdivisées en plusieurs écophases pour tenir compte des principaux changements écologiques qui se produisent au cours de l’ontogenèse (Persson et Crowder, 1998 ; Russo et al., 2007). Dix traits fonctionnels

répartis selon deux axes de la niche fonctionnelle des poissons (i.e. acquisition de la nourriture et capacité de nage) ont été renseignés pour chaque écophase (Table 5.1). Deux types de modèles nuls ont été utilisés pour identifier les règles d’assemblage au sein des communautés de poissons : (1) un modèle nul remaniant l’identité locale des écophases à partir d’un pool « régional », et tenant compte de la tolérance des espèces à la salinité (Chalmandrier et al., 2013) ; (2) un modèle nul redistribuant les abondances relatives entre les écophases d’une même communauté.

Table 5.1 – Les 10 traits fonctionnels sélectionnés et leur interprétation écologique. Une aug-mentation de la valeur du trait fonctionnel a un effet positif (+) ou négatif (−) sur un type de performance écologique.

Axe de la

niche Trait fonctionnel Abréviation Performance écologique

Acquisition de la nourriture Longueur relative de la tête HLpSL Capacité de succion (+) Capacité de filtration (+)

Taille maximale des proies ingérées (+)

Proportion des plantes et des détritus dans le régime alimentaire (−)

Position verticale de l’ouverture de la bouche

MOVPpHD Position verticale de la nourriture dans la colonne d’eau (+)

Axe 1 du régime alimentaire

DietAxis1 Microinvertébrés (+)

Proies animales de grande ou moyenne taille (−) Axe 2 du régime

alimentaire DietAxis2 Proportion des végétaux et des détritus (−) Proies animales à corps mou (+)

Axe 3 du régime alimentaire

DietAxis3 Proies mobiles de grande taille (+)

Proies benthiques peu mobiles, de taille moyenne (−)

Capacité de nage

Position verticale des yeux

EVPpHD Position verticale du poisson dans la colonne d’eau (−) Mobilité du poisson (comportement mobile vs

sédentaire) (−) Longueur relative de la

nageoire pectorale

PFLpSL Vitesse du courant dans l’habitat (−) Capacité de manœuvre (+) Insertion verticale de la nageoire pectorale PFVPpPFBD Capacité à tourner (+) Hauteur relative de la nageoire caudale

CFDpBD Coût énergétique de la nage soutenue (−)

Coefficient de forme de la nageoire caudale

sqCFDpCFS Coût énergétique de la nage soutenue (−) Capacité d’accélération (−)

Capacité de manœuvre (−)

1.3. Changements de structure fonctionnelle au cours de la restauration

Des corrélations significatives ont été mises en évidence entre les indices fonctionnels et le gradient de naturalité des habitats intertidaux, ce qui révèle des changements directionnels dans la structure fonctionnelle (i.e., identité et diversité) des communautés. L’identité, la spécia-lisation et la dispersion sont les dimensions de la structure fonctionnelle qui répondent le plus au gradient de naturalité des habitats (Fig. 5.3).

Six des sept tendances monotones significatives identifiées pour la spécialisation fonction-nelle sont des tendances à la hausse, reflétant une augmentation globale de la spécialisation

Figure 5.3 – Effets du gradient de naturalité des habitats intertidaux sur (1) l’identité et (2) la diversité fonctionnelle des assemblages de poissons. L’effet du gradient de naturalité sur l’iden-tité et les différentes composantes de la diversité fonctionnelle est mesuré à partir du coefficient du corrélation semi-partielle de Spearman (ρsp). Valeurs de significativité de ρsp entre l’identité fonctionnelle (CW M) et le gradient de naturalité : *, 0.01 < p ≤ 0.05 ; **, 0.001 < p ≤ 0.01 ; ***, p ≤ 0.001. L’ordination (ACP) et la classification ont été menées à partir de la matrice de ρsp

(Dimensions de la diversité fonctionnelle × Traits). Pour la définition des traits fonctionnels, voir la Table 5.1.

des écophases le long du gradient de naturalité. La spécialisation augmente le long d’axes contrastés de la niche fonctionnelle (e.g., traits liés à l’utilisation verticale de l’habitat ou à la taille et à la mobilité des proies). Ainsi, les habitats intertidaux restaurés et naturels fournissent aux poissons des conditions d’alimentation et d’habitat spécifiques, absentes des marais en-digués. Ce résultat contraste avec le paradigme selon lequel les communautés estuariennes sont surtout composées d’espèces généralistes (Elliott et Whitfield, 2011).

Collectivement, les résultats concernant la structure fonctionnelle confirment l’hypothèse selon laquelle la richesse fonctionnelle et la spécialisation augmentent au cours de la restau-ration des marais intertidaux. Les quelques tendances significatives détectées concernant la régularité fonctionnelle (trois traits) et l’originalité (deux traits) sont des tendances à la baisse, ce qui signifie que les écophases dominantes tendent à être plus semblables entre elles dans les habitats les plus naturels. Une redondance fonctionnelle élevée (i.e. une faible originalité fonctionnelle) confère aux écosystèmes une plus grande stabilité ou résilience (Funk et al., 2008 ; Brandl et al., 2016 ; Dolbeth et al., 2016), une propriété considérée comme désirable.

1.4. Interprétation écologique des changements de structure fonctionnelle

L’augmentation de la valeur moyenne pondérée (CW M) du trait renseignant sur l’impor-tance des composantes végétales et détritiques de l’alimentation (vs composantes animales ; DietAxis2) révèle une utilisation décroissante des microphytes et des matières végétales le long du gradient de naturalité des habitats intertidaux (Fig. 5.3). La spécialisation fonctionnelle augmente avec la naturalité des habitats pour deux traits fonctionnels (DietAxis1, DietAxis3) associés à la taille et à la mobilité des proies animales, ce qui indique une plus grande spécia-lisation des régimes alimentaires carnivores. Par ailleurs, les écophases dominantes se nour-rissent davantage de proies benthiques non mobiles comme les annélides et les mollusques à coquille, et délaissent les organismes mobiles non-benthiques (e.g., crevettes et poissons).

Les écophases ayant un mode de vie sédentaire et vivant plus près du fond (EV P pHD), ou ayant des types de nage plus spécialisés dans la manœuvre et l’accélération que dans l’en-durance (sqCF DpCF S , P F V P pP F BD), sont proportionnellement plus abondantes dans les assemblages de poissons des habitats intertidaux naturels. Ces résultats combinés indiquent (1) que les marais endigués sont appauvris en écophases vivant et se nourrissant près du fond, et (2) que les poissons utilisent davantage les ressources benthiques dans les habitats intertidaux naturels.

1.5. Changement des règles d’assemblage au cours de la restauration

La comparaison entre les communautés de poissons observées et des communautés si-mulées en utilisant des modèles nuls révèle les déterminismes écologiques qui opèrent le long du gradient de naturalité des habitats intertidaux. Les règles d’assemblage varient en grande partie selon les traits (Fig. 5.4), ce qui corrobore l’hypothèse selon laquelle des mécanismes d’assemblage contrastés peuvent agir simultanément sur plusieurs axes de la niche fonction-nelle (Spasojevic et Suding, 2012 ; Astor et al., 2014).

La convergence des traits fonctionnels disparaît sur les habitats intertidaux naturels. Bernard-Verdier et al. (2012) interprètent l’absence de convergence des traits comme un relâchement des contraintes biotiques et abiotiques, ce qui permet la coexistence de stratégies fonction-nelles plus diversifiées.

Des patrons de divergence sont observés tout au long du gradient de naturalité, le nombre maximal de traits divergents étant observé dans les marais dépoldérisés. Par conséquent, l’hypothèse selon laquelle la divergence des traits augmente avec la naturalité des habitats et le développement des écosystèmes (comme lors des successions écologiques) n’a pas été corroborée.

Figure 5.4 – Évolution des règles d’assemblage (i.e., filtre environnemental, convergence et divergence des traits) selon les traits fonctionnels le long du gradient de naturalité des habitats intertidaux estuariens. Pour la définition des traits fonctionnels, voir la Table 5.1.