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Chapitre IV : De la répression à la psychosomatique

IV.1. La répression de l’affect

La notion de répression ne semble pouvoir s’appréhender, dans la pensée freudienne, qu’en la mettant en lien avec celle de refoulement, même s’il n’est pas toujours aisé, dans l’œuvre de Freud, comme dans les théorisations ultérieures, de les différencier. Pour tenter, néanmoins, de délimiter des contours à la répression, qui, selon Le Guen (2001), pourrait être vue comme « l’archétype », le modèle, des techniques défensives dont se sert le moi dans ses conflits, peut-être est-il possible de partir de l’idée freudienne que pour réussir, le refoulement doit permettre la répression de l’affect. « La répression du développement de l’affect est le but spécifique du refoulement et que le travail de celui-ci reste inachevé tant que le but spécifique n’est pas atteint» (Freud, 1915c, p.83). Freud envisage que l’action de la répression porte sur l’affect et celle du refoulement sur la représentation. La répression serait une action consciente qui pousserait l’affect dans le préconscient de l’individu. Le refoulement, pour sa part, engagerait un déplacement de la représentation du préconscient vers l’inconscient.

Ainsi, la répression de l’affect, poussée par des interdits sociaux ou surmoïques, inciterait à un refoulement de la représentation qui y serait liée, renforçant cette répression de l’affect et, donc, de la non-satisfaction pulsionnelle. Pour Jacques Angelergues et Jean-Michel Porte (2001), dès le début de son œuvre, Freud voit dans cette répression de l’affect une solution, trouvée par le névrosé, pour entraver consciemment la décharge de la tension sexuelle somatique. Cette entrave serait mise en place par la pression exercée par la morale sociale. Une société est en quête permanente de répression pulsionnelle et particulièrement des pulsions sexuelles. Les névroses vont alors se constituer sur le conflit entre pulsions sexuelles du névrosé et interdit social. Lorsque ce conflit viendrait engendrer une trop forte tension sexuelle réprimée, celle-ci ne pourrait s’élaborer psychiquement, se développer en libido psychique et pourrait alors venir s’exprimer par des troubles somatiques liés à l’angoisse.

Après avoir longuement étudié le refoulement, Freud reviendra, à la fin de son œuvre, à cette question de la répression, lorsqu’il s’intéressera à la naissance de la culture. Freud confirmera l’idée qu’une civilisation s’édifie grâce à un renoncement aux pulsions agressives, mais également sexuelles. Une conscience morale s’enracinerait chez chacun des individus qui composent cette civilisation, par le biais de la formation du Surmoi. Dans cette seconde analyse de la répression, Freud va plus loin qu’un mouvement répressif consécutif à une crainte du jugement moral tel qu’il l’avait posé lorsqu’il évoquait le névrosé. Lorsqu’il évoque ici la répression, il semble d’abord la lier à une crainte de perte d’amour qui pousse l’enfant à se plier à l’autorité de ses parents. Il rajoute ce faisant une profondeur narcissique à son propos qui pourrait venir témoigner de la place croissante que l’angoisse de perte a prise au fur et à mesure de ses découvertes. Mais Freud n’oublie pas, pour autant, la répression culturelle à l’origine d’un tel mécanisme. Répression culturelle dont il n’aura de cesse de rappeler l’impact psychopathologique, traumatique, possible.

Cette élaboration freudienne de la répression peut nous permettre de tirer un enseignement concernant le refoulement. À la lumière de ce qui précède, nous pourrions être tentés de ne voir dans le refoulement qu’une des conséquences possibles de la répression. Mais une conséquence possédant une vertu essentielle, celle résidant dans le fait qu’elle permettrait que la motion pulsionnelle ne se transforme pas en action motrice. « Le refoulement montre sa puissance [...] et le processus substitutif se voit, autant qu’il se peut, privé de toute possibilité de décharge par la motilité […] il lui est interdit de se convertir en action » (Freud, 1926, p.10-11). Le refoulement, par les caractéristiques qui sont les siennes, permettrait d’éviter l’action motrice, mais garderait la possibilité de décharger une quantité d’affects. « La représentation refoulée reste [...] capable d’action, elle a donc nécessairement conservé son investissement » (Freud, 1915c, p.87). En fait, le contenu refoulé n’est pas véritablement éteint par le refoulement, il permet que se développe une certaine satisfaction de la motion pulsionnelle. Le refoulement serait ainsi un complément efficace à la répression, lorsque la quantité d’affects reste « raisonnable », car il viendrait atteindre le but de la répression, celui d’empêcher le développement de l’affect et le déclenchement de

l’activité musculaire. Lorsque la voie indirecte, par le biais du refoulement, n’inhiberait pas suffisamment l’affect en agissant sur les représentants susceptibles de le réveiller, une voie directe devrait alors être mise en place pour le réprimer directement. « La méthode inappropriée de la répression par la voie du refoulement doit être remplacée par un procédé meilleur et plus sûr » (Freud, 1925, p.132).

La répression directe viserait donc à contenir une quantité trop importante d’affects. Mais, cette répression directe, privée, en quelque sorte, de son lien à la représentation, aurait l’inconvénient de venir dégrader l’affect en excitation. Cette excitation devrait alors être prise en charge, via la sphère motrice et les sensations, par des procédés autocalmants voire des conduites addictives (Smadja, Szwec), comme nous allons le constater par la place de la répression dans la théorie psychosomatique. La répression aurait dans ce cas également une fonction de préservation narcissique du moi.

La répression des affects […] implique une action particulièrement violente, même si elle reste muette, action du surmoi, d’un surmoi dont nous ne disons pas grand-chose en affirmant qu’il est archaïque et cruel. La répression serait alors seulement l’expression de la terreur d’un moi, de l’ébauche d’un moi, brutalement asservi. (Chauvel, 2001, p.164)

Face aux assauts du surmoi, le moi renoncerait à écouter l’affect issue de la poussée de la pulsion située dans le ça, pour éviter de disparaître, d’être totalement englouti. Il s’inclinerait sous la puissance du surmoi. Dans ce cas, qui suppose une élaboration de la pulsion en ses divers représentants, quel que soit le degré de « représentance » qu’elle puisse atteindre, on serait plutôt amené à parler de refoulement au sens du refoulement secondaire. Poser que la répression est mise en place par le moi dans le but d’une préservation narcissique amène à envisager qu’elle puisse également être mise en place face à une angoisse de perte. Son but essentiel serait d’empêcher le développement du déplaisir. Ce point vient, selon Le Guen (2001) réintroduire le lien unissant la répression à l’objet.

Dans l’histoire de la psychosomatique, une place centrale va être donnée à la répression par l’École de Paris de Psychosomatique. Elle va y être articulée avec la notion d’excitation. La répression est d’abord essentiellement envisagée comme une attaque de la pensée contre les représentations, ce qui vient entraver l’écoulement des excitations. « L’écoulement des excitations instinctuelles et pulsionnelles, d’essence agressive ou érotique, constitue le problème central des somatisations » (Marty, 1990, p.50). Marty distingue répressions mentales et répressions des comportements. Au sein de l’appareil mental, l’écoulement convenable des excitations peut provenir, « soit d’une insuffisance fondamentale du système préconscient des représentations, soit d’une désorganisation psychique par fragilité de ce système, soit d’inhibitions, d’évitements ou de répressions des représentations, soit de la préséance du Moi-idéal entravant toute régression » (Ibid., p.51). Au niveau des comportements, l’écoulement peut être retenu « soit d’impossibilités ou d’insuffisances fonctionnelles (surtout sensori-motrices), soit d’inhibitions, d’évitements ou de régressions des conduites érotiques et agressives » (Ibid.). Marty va définir une dépression qu’il nomme dépression essentielle dans laquelle le patient ne présente pas la symptomatologie habituelle de la dépression. Seul semble présent un abaissement du tonus libidinal à la fois objectal et narcissique. En fait, Marty va constater un effacement des fonctions mentales du sujet pouvant aller jusqu’à la suppression de la vie onirique et fantasmatique. Le fonctionnement mental semble alors se désorganiser sous l’impulsion de l’instinct de mort et va conduire à la vie opératoire. « Des comportements liés à l’origine aux instincts et aux pulsions tels que l’alimentation, le sommeil, les activités sexuelles et agressives, demeurent réduits à l’état de fonctionnements automatiques » (Marty, 1990, p.28). Dans ce contexte d’unité psychosomatique, la répression des affects chercherait à annuler l’excitation pulsionnelle, située au plus près du corps, pour que le travail de psychisation de l’affect ne puisse avoir lieu. Sous l’action de la pulsion de mort, cette répression rechercherait à ramener l’excitation à un niveau minimum pour que le calme puisse à nouveau advenir. Dans la solution psychosomatique, le calme de la pulsion est privilégié à la satisfaction de celle-ci. « La répression nous permet de saisir la tendance de réduction au niveau zéro cliniquement dans notre travail avec les patients » (Press, 2001, p.86). Ce mécanisme de répression viendrait du moi comme

moyen de défense contre la pulsion dérangeante. Il s’agit d’un mécanisme de maîtrise, mais contrairement à la maîtrise de type obsessionnelle, « la maîtrise de la répression est une maîtrise globale qui vise à l’extinction, et parfois donne le sentiment d’y réussir » (Ibid., p.90). Dans ce processus, le but recherché serait une dégradation de la motion pulsionnelle tout entière comprenant affect et représentation. Jacques Press voit la répression comme « une tentative de pare-excitation autonome et forcenée, qui signe le défaut de pare-excitation précoce auquel ont été exposés ces patients » (Ibid.). L’origine d’une telle « prépondérance des mécanismes de répression est étroitement liée à l’incapacité de l’environnement à tolérer la pulsionnalité de l’enfant et à la structurer » (Ibid.). Le patient psychosomatique par l’utilisation de ce mécanisme de répression en viendrait à un sous-emploi de son fonctionnement mental qui ne serait plus totalement disponible au travail psychique.

Parat (1991) en vient ainsi à opposer la répression au refoulement. Elle insiste sur le fait que la répression est un travail fait au niveau du moi conscient pour effacer l’affect et maintenir la représentation dans le préconscient. Elle rompt là avec la position freudienne qui postulait, comme nous l’avons vu, le déplacement de l’affect du conscient vers le préconscient et le déplacement de la représentation vers l’inconscient. Parat avance l’idée que lorsque l’affect et la représentation sont désarticulés de manière nocive par le moi, cette dernière peut devenir consciente puisqu’elle a été neutralisée.

Angelergues et Porte avancent l’idée que cette répression doit agir avant que l’affect ne soit constitué, lorsqu’il est encore un facteur quantitatif recherchant une décharge motrice. Carton va faire l’hypothèse chez des patients présentant une dépression non essentielle que la dégradation de l’affect peut intervenir sur un affect ayant déjà acquis cette qualité.

L’effacement de l’affect va se produire, selon Denis, par un processus de déqualification de l’affect. L’affect va refluer en sensation. « La représentation qui n’avait pas eu lieu était celle de cette détresse sans objet qui était devenue alors une

sensation d’agonie. La sensation avait pris la place de l’affect rejeté et le traumatisme était devenu une trace somatique » (Denis, 2001, p.699). Ce reflux serait dû à un interdit de projeter l’affect sur l’objet. La voie de l’objet lui étant fermée, l’affect va se retourner sur la personne propre et se transformer en sensation.

Porte revient sur ce lien entre répression et objet en se demandant : « Qu’advient-il du trajet de la pulsion si le sujet de la pulsion se trouve confronté à un objet qui, lui-même pulsionnalisé, se dérobe ou se refuse au contact avec le mouvement pulsion du sujet ? » (Porte, 2008, p.132). Il propose que cette projection de l’affect sur l’objet n’ait pas lieu lorsque l’accès à l’objet lui est interdit, mais parce que le moi chercherait à dissocier la pulsion d’un objet qui serait source de douleur pour lui. Dans le retournement sur la personne propre, une tension énergétique traumatique pourrait alors être perçue, mais pas une tension douloureusement affectée. La pulsion ne serait plus alors pour le moi qu’une tension psychique et une excitation corporelle.

Lorsque ce trajet (de la pulsion) est entravé ou parcouru à rebours, la pulsion recouvre un état de poussée énergétique qui, à l’instar de l’excitation, en appelle prioritairement à la décharge. De ce fait, par facilité sémantique, il devient tentant de substituer au terme de pulsion celui d’excitation. (Ibid., p.134)

Dejours (1989) va revenir sur ce rapport à l’objet pour soutenir l’idée que ce dont il est essentiellement question c’est la répression de la violence et de la destructivité à son égard. « S’il y a un sens dans les “somatisations”, ce sens n’est pas, comme le symptôme névrotique, à analyser à partir des formations de désir, mais à interpréter comme avatar des motions de destruction et de la violence compulsive » (Dejours, 1989, p.43). Le processus de somatisation pour éviter l’expression de la violence ou de la destructivité pourrait alors prendre pour objet une fonction du corps physiologique, mais également une fonction cognitive, ce qui est particulièrement le cas dans les psychoses en cas de « subversion libidinale ». « Les psychoses qui décompensent souffrent de désordres affectant les fonctions biologiques dans lesquelles le cerveau est impliqué : au premier rang de celles-ci, les fonctions cognitives, intellectuelles et linguistiques » (Ibid., p.168). En touchant le somatique, il s’agirait de répression alors

qu’en touchant le psychique il s’agirait d’inhibition. L’inhibition participerait donc à ce processus de somatisation qui dépasse la répression. Par ce processus d’inhibition psychique, le patient chercherait à l’extérieur une nourriture perceptuelle qui aurait pour fonction de le calmer. Il privilégierait ainsi le perçu sur le représenté. « Ces perceptions venues de l’extérieur agissent comme des interprétations calmantes venues du dehors. […] Non seulement le patient cherche à l’extérieur des perceptions calmantes, mais en même temps il fuit devant certaines perceptions qui pourraient avoir un caractère traumatique » (Ibid., p.106). Le système perception-conscience serait surinvesti au détriment du système préconscient dans lequel se trouvent les représentations.

Le résultat, c’est d’abord l’absence de capitalisation de ce foisonnement d’expériences vécues puisque ce système a la particularité de ne pas mémoriser. Cette boulimie de perceptions tourne en rond. Elle instaure la nécessité de recommencer les expériences aussitôt achevées, de façon à réactualiser les perceptions, qui, une fois sorties du champ de conscience, ne peuvent pas être réévoquées par le patient. Économie de la perception, activisme compulsif et défaut de mémorisation conduisent à la prévalence de l’actuel et instaurent le règne de la répétition. Point fondamental, j’y reviendrai, qui signale l’intervention de la pulsion de mort (Ibid., p.106-107).

Nous verrons dans la description de la thérapie de Jeanne développée plus loin que cette conceptualisation de Dejours nous a servi de guide pour tenter de mettre à jour la dynamique transférentielle, mais également avancer dans l’hypothèse d’une logique psychosomatique du trouble orthographique présenté par cette jeune patiente.