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Chapitre 6 Les réponses de l’État ou le règne de l’ambivalence

VI.1. Les réponses de l’État

Face à la crise : de l’intervention sociale…

Les premiers chocs pétroliers de 1972/73 signent la fin des Trente glorieuses et le début d’une ère de bouleversements économiques aux conséquences redoutables en termes de protection et de sécurité. Ainsi depuis quarante ans, les institutions-refuge vascillent (déstabilisation des modèles familiaux et des relations d'emploi, développement de la précarité sociale et familiale, fragilisation des liens de solidarité communautaires) et remettent en cause les bases de l’équation sociale fordiste. À la clé, c’est aussi la fin de l’âge d’or des modes d’intégration de l’après-guerre.

Malmenés par ces « conséquences de la modernité »345 de « nouveaux risques

sociaux »346 émergent. Dans ce contexte, les trappes à vulnérabilité se multiplient et les

individus contemporains sont de plus en plus nombreux à passer à travers le filet de la protection sociale. Beaucoup se retrouvent dans des situations inclassables, hors des catégories classiques de la protection sociale347 : du coté des actifs, c’est l’explosion des

345 Giddens A (1990/trad1994) op cit qui montre bien en quoi les institutions modernes sont résolument différentes de celles des ordres traditionnels par la vitesse et par la portée des changementsdont ils sont l’objet. 346 Ces nouveaux risques sociaux ont été identifiés par les « experts » comme étant la conséquence de quatre dynamiques : la tertiarisation de l’économie (avec le déclin des emplois industriels appartenant au noyau dur de la société salariale et traditionnellement masculins et augmentation des emplois de type concurrentiels dans les services dont les qualifications sont moins répertoriées et/ou moins reconnues et donc moins bien rémunérée) ; la déstabilisation de la relation salariale et la diversification des formes d’emploi (qui précarise des trajectoires professionnelles mal protégées dans leur nouvelles configurations) ; la croissance des taux d’activité des femmes (qui engendre un « manque de disponibilité à plein temps pour leurs proches » et une « crise du care ») ; la déstabilisation de la relation familiale et l’augmentation des familles monoparentales. Dans tous les États providence (nordiques, corporatistes, libéral, méditerranéens) les dépenses ont augmenté dans des domaines que les chercheurs ont regroupé sous trois labels : 1) les services aux personnes âgées et handicapées ;2) les services aux familles ; 3) le soutien à la participation au marché du travail (accompagnement, suivi parcours professionnels).

Références : Peter Taylor-Gooby (dir) (2004) New Risks, new welfare Oxford, Oxford University Press.

Jenson J. (2006) « La citoyenneté sociale et les nouveaux risques sociaux au canada : où sont passées les voix des femmes » Droit et Société n°62.

347 Situations accentuées en France par la segmentation du marché du travail : le fait que les droits sociaux et les statuts varient selon les branches professionnelles et les métiers ne favorisent pas la continuité de la protection

chômeurs non indemnisés que le système assuranciel n’indemnisent plus dès lors que le chômage s’éternise ou intervient pour un motif non répertoriée348 ; du coté des inactifs, c’est l’explosion de public « inconnus des services traditionnels des services sociaux » (car leur déficit d’intégration tient moins à une déficience personnelle qu’à un vide institutionnel) qui fait problème. Autrement dit, de plus en plus de gens ni handicapés, ni malades (ni même pauvres souvent) ne sont plus « couverts » parce que leurs difficultés ne renvoient plus aux risques répertoriés dans les référentiels de protection sociale.

En France comme ailleurs, l’augmentation de ces laisser pour compte alimente ce que l’on commence à nommer dans les années 80, l’exclusion : contrairement à la pauvreté qui renvoie à l’insuffisance de revenu, l’exclusion « est un phénomène de rupture du lien social » provoqué par « la difficulté d’accès aux droits sociaux élémentaires349 ». Cette « forme de débordement à la fois quantitatif et qualitatif met en défaut les dispositifs aménagés dans la protection sociale des Trente glorieuses/…/ incapables [qu’ils sont] de traiter des nouvelles pauvretés350. »

Préoccupés par le développement des nouveaux risques sociaux, toutes les sociétés salariales mettent à l’agenda politique la recherche de nouveaux modes de couverture sociale, afin de respecter les droits fondamentaux que l’État providence ne garantit plus351. Il s’agira dans la majorité des cas de manœuvrer en deux temps : dans le court terme de substituer aux liens sociaux défaillants un large filet de rattrapage remaillant le système de sécurité sociale ; dans le long terme de mettre en place les bases d’un modèle d’État social alternatif au modèle « providentiel ». Dans cette perspective, une panoplie de nouveaux dispositifs se développe (minima sociaux, politiques d’incitations en direction du marché du travail et politiques d’intervention sociale envers les nouveaux pauvres) remaillant ainsi, tant bien que mal, les systèmes d’appartenance. Même si la nature et la mise en forme des politiques publiques s’adaptent aux « modèles institutionnalisés de valeurs culturelles nationaux »352, il s’agit partout de poursuivre l’objectif d’universalité de la protection sociale que les dispositifs traditionnels de l’État providence n’assurent plus.

Cette course sans fin que mène l’État social contemporain pour réparer le lien social va conduire à un phénomène social sans précédent : l’institutionnalisation des parcours de vie.

des salariés. Pech T. (2008) « Le syndicalisme à l’épreuve du capitalisme séparateur » L’économie Politique n°2-38.

348 Primo insertion ou fin de contrat d’emploi de trop courte durée.

349 René Lenoir R. (1974) Les exclus : un français sur dix Seuil C’est à la suite de cet ouvrage remarqué que la notion d’exclusion commence à se développer.

350 R. Lafore (2007) « Penser l’exclusion : le point aveugle de la protection sociale » in Informations sociales n° 142 CNAF.

351 Mireille Elbaum Economie politique de la protection sociale PUF 2008.

…à l’institutionnalisation des parcours de vie

L’intrusion croissante des politiques sociales aboutit en effet à une banalisation de l’intervention institutionnelle dans les parcours de vie. Une intervention qui passe par les canaux traditionnels de l’intervention sociale :

─ C’est ainsi que les prestations financières se multiplient. Face aux « nouveaux risques », une palette toujours plus large de revenus d’assistance est mise en place dans les différents pays (allocation universelle, de revenu minimum d’existence, de minima sociaux, etc.). En France en 1991, pas moins de sept mesures renvoient ainsi à des situations de vulnérabilité sociale (minimum vieillesse et invalidité ; allocation adultes handicapés ; allocation parent isolé ; allocation veuvage ; allocation de solidarité spécifique, allocation d’insertion, revenu minimum d’insertion RMI353).

─ Parallèlement, politiques d’emploi et politiques familiales se multiplient pour prendre en charge les retombées les plus dures des processus de désaffiliations et d’exclusion qui menacent jusqu’au noyau dur du salariat.

Dans ce contexte, la logique du portage social quitte la logique d’intégration pour s’engouffrer dans une logique d’un type nouveau, celle de l’insertion. La notion d’insertion ajoute une dimension personnalisante à la notion d’intégration en se dotant d’une pratique

d’accompagnement individualisé. Mis en œuvre par les services traditionnels du travail social

ou par la corporation émergente des professionnels de l’insertion, très lié à la politique de territorialisation de l’intervention sociale354, cet accompagnement s’exprime par la montée en charge de structures d’accueil sectorisées géographiquement sur de petits bassins d’emploi355 et s’affiche autour de multiples « de programmes parcours », sorte de cursus préfabriqués dans lesquels les institutions accompagnatrices engagent les individus bénéficiaires des prestations financières356. Beaucoup des laissés pour compte sont ainsi rattrapés par des droits basés sur la désignation de nouvelles populations cibles. Véritable laboratoire social de conception et de mise en œuvre de dispositifs spécifiques, la jeunesse française a ainsi

353 Le minimum vieillesse et invalidité ; l’allocation aux adultes handicapés ; l’allocation parent isolé avec enfant (l’API) ; allocation veuvage, allocation de solidarité spécifique-ASS, allocation d’insertion, revenu minimum d’insertion RMI.

354 Depuis 1980, vaste mouvement de recomposition entre l’État et les collectivités décentralisées avec un nouveau partage de la protection sociale et un renforcement de l’État pour l’affectation des fonds (loi de financement de la Sécu à voter tous les ans dans le cadre de la LOF) et un renforcement des collectivités locales pour la mise en œuvre de l’action publique locale et des solidarités:Bruno Palier B (2005) « la gouvernance de la sécurité sociale et ses évolutions » in Colloque « Sécurité sociale : quels défis pour demain ? » lundi 17 octobre 2005 Ministère de la Santé et des Solidarités Paris.

355 Anpe (plus tard Pôle emploi renforcé par des prestataires de services de placement privés) ; missions locales ; CCAS, etc.

356 Il est impossible de rendre compte de la multitude de ces « programmes » qui, depuis vingt ans, s’amoncellent, se cumulent, se transforment ou disparaissent pour réapparaitre sous d’autres formes. Nos travaux sur les jeunes ont fait office « d’observatoire » de cette histoire des dispositifs parcours chez les jeunes cf. Nicole-Drancourt Ch., Roulleau-Berger L (2006). Notons à ce stade (mais nous y reviendrons) que l’ensemble de ces programmes parcours finirons par se fondre autour d’une logique globale de « contrat unique d’insertion » CUI dans un future très proche. Mais ce cheminement est une très longue histoire…

bénéficié de 1976 à 1996 d’un nombre incalculable de mesures d’encadrement vers la vie adulte357. À l’image de ce qui se passe pour la jeunesse, de multiples catégories de population d’ayant droits émergent au rythme des « trous » qu’occasionnent les déficits récurrents de la couverture sociale traditionnelle (les séniors, les parents isolés, les primo demandeurs d’emploi ; les publics en réinsertion, etc.).

Le passage d’une logique d’intégration à une logique d’insertion s’accompagne donc non seulement d’un encadrement social de nouvelles étapes de vie mais aussi de la multiplication des catégories de l’intervention sociale. L’ensemble contribue à l’invention de nouvelles représentations structurantes du cours de la vie. En exemple typique, les deux catégories d’intervention en France que sont les seniors et les jeunes adultes (dont on a déjà signalé l’invention récente) et dont les modes spécifiques de protection, de mise au travail et d’inactivité sont aujourd’hui pérennisés358.

Cette dynamique instituante de l’Action publique sur le cours de vie est sans précédent. Dans la prémodernité, les cycles de vie étaient régulés sur « des nécessités » (celles de l’unité domestique et productive, celles du rythme des jours et des saisons, etc.359). Puis, avec les constructions légales et administratives (qui encadraient les droits et contrôlaient les devoirs), la « société protectrice » du début du vingtième siècle a discipliné les parcours de vie. Ensuite, l’avènement des États providence a formaté la vie des individus sur les implicites du modèle fordiste des parcours de vie360. La crise des États providence change encore la donne en profondeur : avec avec la prise en charge croissante des nouvelles pauvretés ce n’est plus du formatage des parcours de vie dont il est question mais d’une véritable institutionnalisation

de l’ensemble des situations d’existence361.