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Chapitre 5 La crise de l’État providence : l’expression d’une société en contradiction avec son univers

V.3. Les chocs économiques

Enfin, nous insisterons sur autre facteur déstabilisant dans l’équilibre et la reproduction des modes de régulation des sociétés salariales, mieux connu car travaillé par les experts du monde entier, à savoir la mondialisation.

On sait aujourd’hui que le climat de « crise » mondiale qui persiste depuis si longtemps parle moins du dysfonctionnement interne d’un mode de production (le capitalisme) que d’une recomposition des capitalismes à l’épreuve de l’éveil de grandes régions en voie d’industrialisation. L’expression de la « crise » prend donc des allures désespérément

chaotique (comme en France où tous les changements se feront sous fond de croissance atone)

ou heureusement chaotique (comme dans beaucoup de pays européens, américains ou

asiatiques où les changements feront alterner croissance forte et récessions).

Les capitalismes se recomposent autour de grands mouvements de redéploiement propres aux grandes entreprises qui se mondialisent, se délocalisent, s'externalisent, s'atomi-sent, se dématérialis'atomi-sent, se transversalis'atomi-sent, se tertiaris'atomi-sent, se servicialis'atomi-sent, se coalisent et se désocialisent336. Ces mouvements, très imbriqués, provoquent dans les vieilles économies salariales trois grandes logiques de restructuration : d'abord des pratiques de délocalisation (où les entreprises exportent des segments de production fortement consommateur de main d'œuvre pour comprimer certains coûts salariaux et sociaux) ; ensuite des pratiques d'externa-lisation (où les grandes entreprises se recentrent sur leur métier, suppriment petit à petit les services périphériques et font appel à des entreprises de services extérieurs soumis à la concurrence) ; enfin des mouvements "d'intégration horizontale" (où les entreprises délèguent des pans entiers du procès de production à d'autres entreprises maintenues sous tutelle dans un réseau de "sous-traitantes" ou "de partenariat").

335 Cette partie traite d'un sujet très travaillé ces vingt dernières années. Pour en faire une rapide synthèse nous avons réfléchi à partir de nombreux travaux dont nous citons ci-dessous les publications principales. Nous ferons une lecture personnelle de ces travaux tout en restant fidèles aux grandes conclusions qui font consensus entre les auteurs. Nous ne reciterons pas les auteurs à chaque énoncé de conclusion dans la synthèse.

─ Mire Eds (1987) France-Allemagne : débats sur l'emploi Ed Ten-Syros, Paris. ─ Rapport préparatoire au Xeme Plan (1989) Relations sociales et Emploi Ed la DF. ─ V Merle (1989) "les nouvelles formes d'emploi en France" in Travail et Emploi n° 39. ─ Fourcade (1992) l'évolution des situations particulières d'emploi in Travail et Emploi n° 52.

─ M. Lallement Ed (1994) Travail et emploi le temps des métamorphoses Ed L'Harmattan.

─ Insee (1994) marché du travail, séries longues. Insee-résultats n° 305-306.

─ F Michon (1995) le chômage en France tendances et débats Rapport pour le Bureau International du Travail.

Metis.

─ J Boissonnat et al.(1995) le travail dans vingt ans Ed Odile Jacob La Documentation Française.

─ H Serieyx (1996) les incidences des changements d'organisation des entreprises Rapport de la Section Travail du Conseil Economique et Social. JO n° 21, 22 octobre 1996.

─ Le numéro thèmatique de la revue Sociologie du travail (XXXV 1/1993) sur "Systèmes productifs: les modèles en question".

Tous ces mouvements vont s'accompagner d’une transformation en profondeur du fonctionnement des marchés du travail issus de la période de croissance fordiste.

Transformation en profondeur de l’offre d’emploi

La plupart de ces mouvements vont s'accompagner d’exportations de production peu qualifiée dans les pays émergents. Les conséquences sont connues, à savoir de fortes hémorragies d'emploi dans l'industrie traditionnelle et une explosion de l'offre dans d’autres secteurs d'activité (notamment dans le tertiaire marchand337). Ce qui frappe alors c'est la quasi-disparition de l'embauche dans les grands conglomérats productifs et la renaissance de l'offre d'emploi notamment dans les secteurs des services aux particuliers (autour de l’aide et du soin aux personnes), grand vivier d’embauche alimenté (notamment en France) par les politiques publiques d’emploi.

Transformation en profondeur des exigences du travail

La production de masse taylorisée répond mal aux exigences d'interactions rapides entre production et marché des produits et au fil du temps, ce mode d'organisation va céder la place à d'autres plus souples, plus réactifs, plus flexibles. Dans ses nouvelles conceptions, on voit alors se développer de nouvelles organisations du travail (moins taylorisée et plus basées sur la polyvalence et l'initiative personnelle d'une main d'œuvre inscrite au sein d'équipes évolutives) qui se rassemblent autour de la notion compétences. Avoir des compétences suppose pour la main d'œuvre de la grande entreprise « des capacités à travailler ensemble, à comprendre les besoins de l'aval, à s'agréger à son amont, à imaginer, à être à la fois autonome et solidaire » et pour celle des petites entreprise des capacités de polyvalence et de gestion des relations de service. Autrement dit, suppose pour la main d’œuvre la capacité de développer des capacités réflexives et relationnelles qui ajoutent aux nécessaires qualités de savoir-faire d'indispensables qualités de savoir-être.

Transformation en profondeur du marché du travail

Les grands problèmes sociaux (émergence d'un chômage de masse, nouvelles relations d'emploi, précarisation du marché de l'emploi, exacerbation des concurrences sur les marchés de l'emploi) s'inscrivent dans cet immense chantier de recomposition de la production à l'échelle mondiale :

Émergence d'un chômage de masse. Les statistiques montrent que les pertes dans l'industrie sont compensées par des créations d'emplois dans le tertiaire, mais la réalité est moins rassurante : d'abord le transfert de main d'œuvre d'un secteur à l'autre est difficile, voire impossible dans certains cas ; ensuite (et ce en dépit de la baisse d'activité dûe au

337 Entre 1975 et 1992 le secteur industriel perdait 1 312 000 salariés pendant que le secteur des services marchands aux particuliers et aux entreprises en gagnait 2 577 000 (source Insee, séries longues).

développement du mécanisme de décommodification pour les jeunes et/ou pour les plus âgés), la population active ne cesse d'augmenter au-delà des capacités d'offre de travail du marché ; enfin, la fragilisation des emplois (dans les secteurs en restructuration ou fortement concurrencés) et le développement des formes d'emploi atypiques alimentent le non-emploi par le passage quasi obligé des licenciés et des "fin de contrat" par la case chômage. Dès lors un chômage "de masse" persiste pour l'ensemble des actifs assorti d’une vulnérabilité plus forte souvent pour certaines catégories.

─ Émergence de nouvelles relations d'emploi. Intrinsèquement liées à la transformation de l'organisation productive, de nouvelles relations d'emploi se développent, très décalées dans leur nature du compromis salarial des trente glorieuses. Elles se caractérisent par la fragilité du lien salarial et la de-pérennisation emplois stables (CDI338) issue de la restriction forte des « marchés dit internes ». Le noyau dur de l'organisation productive (à savoir le cercle restreint de collaborateurs dotés de dans les grandes entreprises restructurées ou les titulaires de la fonction publique) côtoient donc de plus en plus d’autres travailleurs (dits « précarisés ») pris dans des relations d'emploi "nouvelle formule": soit parce qu'ils occupent (ou ont occupé) un emploi "typique" dans des secteurs très dépendants (sous traitants, fournisseurs ou prestataires de service de grandes entreprises) ou des secteurs "condamnés" à court ou moyen terme (mines, sidérurgie) ou des activités très concurrentielles (commerces, hotels/cafés/restaurants, services aux particuliers) ; soit parce qu'ils occupent (ou ont occupé) un emploi "atypique" dont le contrat stipule qu'il est temporaire et, souvent, à temps partiel (intérim, CDD, travail saisonnier, consultants, vacations et, transversalement à tout cela, les FPE339 mises en place par les politiques d'emploi).

─ Exacerbation des concurrences sur les marchés de l'emploi. Si l'émergence des femmes sur le marché du travail salarié est perceptible de longue date, leur installation massive et quasi définitive date de la fin des années 70. Le développement de l'emploi salarié féminin est étroitement associé aux restructurations que subissent les économies et notamment au développement du secteur tertiaire du commerce, des services et de la fonction publique. Cette croissance de l'activité féminine explique en bonne partie l'augmentation du nombre des actifs qui fréquentent le marché du travail ce qui, en période de raréfaction et de recomposition de l'emploi, exacerbent les concurrences sur les marchés

L’ensemble de ces transformations inaugure une nouvelle ère, celle où le lien entre amélioration de la productivité et création d'emploi n'est plus systématique. Toutes ces turbulences secouent depuis plus de trente ans le paysage économique et professionnel français. Ces transformations font figure de séisme dans la mesure où elles remettent en cause l’ensemble des fondements du modèle productif et de l’équation sociales fordiste.

338 CDI : contrats à durée indéterminée. 339 FPE formes particulières d'emploi.