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Chapitre 10 De l’Ape à la Paje : un grand passage

X.2. De la réponse des femmes à L’Ape à la mise en forme de la Paje

L’APE « une trappe à inactivité » ? …

Les pouvoirs publics ont commencé à proposer l’Ape exclusivement à la naissance du troisième enfant pensant que cette prestation allait aider/encourager les mères actives de trois enfants à se retirer du marché pour s’occuper (pendant un deux ou trois ans) de leur famille. Ce qui n’a pas eu lieu. Ou plutôt ce qui n’a rien changé au comportement d’activité de ces mères dont la tendance majoritaire n’a jamais été l’activité continue à plein temps. Puis, les pouvoirs publics ont élargi l’Ape à la naissance du deuxième (puis du premier) enfant, pensant que cette prestation n’allait guère toucher non plus l’organisation de ces familles. Là, contre toute attente, c’est l’inverse qui se produit : les mères s’emparent du dispositif de manière massive. D’où l’effondrement des taux d’activité, retraits qui s’étirent au-delà même de la durée des prestations.

567 Afsa C.(1996) « L’activité féminine à l’épreuve de l’APE » in Recherche et prévision n°46, 1996. 568 Enquête 2002 Drees/Cnaf sur les modes de garde des enfants âgés de moins de sept ans.

569 J Fagnani (2000) Un travail et des enfants: petits arbitrage et grands dilemmes Bayard. Paris. Beaucoup d'autres travaux ont traité de ces questions.

Est-ce suffisant pour conclure que l’Ape est une trappe à inactivité ? ma réponse est non et ce d’autant plus que les enquêtes statistiques peinent à savoir si les retraits d’activité sont définitifs ou temporaires571.

Il est alors intéressant de mettre en miroir les résultats de travaux quantitatifs avec ceux d’investigations plus qualitatives. Dans cette perspective, les travaux montrent des nuances intéressantes : les femmes adultes qualifiées qui se sont emparées de l’Ape n’ont eu que peu de modifications de trajectoires572 ; en revanche, pas mal de femmes actives jeunes et qualifiées, énormément de femmes actives précaires et/ou chômeuses, et beaucoup de femmes actives peu qualifiées s’emparent du dispositif (souvent sans la sécurité d’un congé parental à la clé) et affichent de fortes déstabilisations de trajectoires.

Ces données nous amène à penser que la population bénéficiaire de l’Ape est très proche de la population de travailleuses à temps partiel que nous avons enquêtées sur de longues années. Si nous revenons sur ces résultats d’enquêtes nous trouvons beaucoup de piste d’interprétation alternatives de l’expérience Ape.

Je fais l’hypothèse que l’Ape a été utilisée comme n’importe quelle autre ressource (issues de l’intervention sociale ou du marché) et avec pour objectif majeur l’arbitrage et la gestion de la contradiction travail/famille. Avec l’Ape, les mères veulent concilier vie familiale et professionnelle mais, comme la plupart des femmes aujourd’hui, veulent plutôt

privilégier leur avenir professionnel au risque de la famille que l’inverse. Pour les femmes

l’idée est de rester dans une logique d’activité professionnelle : l’Ape permet de donner sens à la discontinuité de leur trajectoire et de répondre ainsi à l’instabilité intrinsèque des trajectoires d’emploi modernes. D’où le succès d’une telle allocation.

L’APE renvoie à une erreur d’analyse au départ. Dans la logique des prescripteurs, les femmes dites inactives n’ont pas droit d’accès à l’APE. Or que constatent les évaluateurs ? que beaucoup de femmes inactives sont au final entrées dans les critères d’attribution de l’Ape et l’on fait « débordée »573! Cela signifie qu’un flou énorme entoure aujourd’hui la catégorie inactivité et que tout dispositif de politique sociale doit en tenir compte. Dans le cas de l’APE, les prescripteurs n’avaient pas tenu compte des transformations récentes de l’activité féminine dont les modalités actuelles rendent obsolète les catégories d’emploi traditionnelles : l’activité, le chômage et l’inactivité participent d’une même logique d’organisation des temps sociaux tout au long de la vie. Dès lors aujourd’hui on pourrait dire qu’il n’y a plus que des actives en emploi ou en transition.

571 La limitation des données rend difficile la mesure de la durée des cessations d’activité après Ape disent Bonnet C., Labbé M. (1999) » l’activité des femmes après la naissance du deuxième enfant recherches et prévisions n°59.

572 77% de trajectoire continue après L’APE, 90% avant ; 4% se retiraient du marché avant, 16% après.

Recherches et Prévisions n°59 2000.

573 Être au chômage augmente de trente points la probabilité de percevoir l’APE, et un tiers des femmes étaient au chômage lors de leur demande.

Active en transition à qui l’Ape peut rendre de grands services, en dépit des risques qu’elle fait courir : car l’Ape s’est heurtée aux incohérences de la période et les usages sociaux innovants des mères sont tombés dans un vide de reconnaissance et d’accompagnement qui en a détruit la capacité transformatrice. L’Ape ratera donc sa cible et servira d’« avantages social » pour dépanner des milliers de mères aux prises avec l’impossible conciliation. Dans ce cadre, les usages sociaux de l’Ape sont moins à interpréter en terme de prime à l’inactivité qu’en termes de ressources dans la gestion complexes de parcours d’activité pluriels.

L’APE, un dispositif inabouti dans sa mise en forme

L’Ape a été analysée dans les conséquences les plus néfastes de sa mise en œuvre alors qu’il aurait été plus pertinent de faire l’analyse de ses limites au niveau de sa mise en forme. Car en effet, l’Ape était un dispositif inabouti dans sa mise en forme.

En évoquant l’Ape, les analystes ont souvent parlé de salaire maternel. Or, cette association est à la fois pertinente et fausse.

─ La critique est pertinente car le « salaire maternel » renvoie à l’idée de rémunérer la mère pour son activité dans la sphère privée : dès lors que l’Ape monétise la prise en charge des tâches familiales, elle se rapproche apparemment de cette tradition anglo saxonne qui a toujours pensé l’activité familiale à partir de la notion de travail (alors qualifié de non

rémunéré574). Le salaire maternel est néanmoins pensé comme un cadeau ambigu pour les

femmes. Ses partisans (qu’on retrouve même chez les féministes) pensent qu’il symbolise la reconnaissance de la valeur sociale et économique de l’activité parentale, qu’il est une victoire pour les femmes, surtout si la tendance est à sa revalorisation monétaire. Ses opposants en revanche pensent que l’existence d’un salaire maternel réifie totalement l’exclusion des femmes de la sphère productive en enkystant la relation production/reproduction dans la division sexuelle du travail575. Avant 1985 (année de lancement de l’Ape) les politiques familiales françaises n’avaient dès lors jamais opté pour cette forme de reconnaissance du travail familial, trop polémique, lui préférant d’autres avantages sociaux (sous formes de protection dérivées du salaire familial)576. Après 1985, la mise en place de l’APE (et surtout

574 « paid and unpaid work » est la terminologie anglo-saxonne.

575 En rémunérant le travail familial des femmes, le législateur reconnaît en effet économiquement la valeur de l’activité parentale mais par ailleurs, il légitime le postulat de deux sphères d’activité séparées dont la complémentarité repose sur une spécialisation sexuée des tâches et l’assignation prioritaire des femmes aux tâches familiales.

576 L’idée de salaire maternel a toujours séduit une partie de l’opinion (féministe et non féministe) dans la mesure où la reconnaissance du travail que représentent les charges familiales est ainsi acquise.Mais jusqu’en 1985, cette idée l’idée de salaire familial a toujours été rejetée en France avec pour argument la faiblesse de l’allocation proposée qui ne reconnaît de fait qu’une valeur faible au travail effectué. Cf Martin J. (1998) « Politique familiale et travail des femmes mariées en France. Perspective historique1942-1982 », Population 6, 11-19). Voir aussi Letablier MT (2000) « Famille et emploi : une comparaison européenne » in M Chauvière et al. (eds) Les implicites de la politique familiale, Paris : Ed Dunod.

ce que l’on croit être ses effets) font dire à la critique que ce dispositif était bel et bien un dispositif de reconnaissance de la femme inactive qui s’occupe de sa famille, autrement dit, un salaire maternel. Cela dit, l’Ape est la première figure française d’un congé parental rémunéré et non sexué et ce n’est pas rien : cela signifie que la société reconnaît le double engagement travail/famille quelque soit le sexe du parent et qu’elle cherche à traiter un problème qui, jusqu’ici, n’était pas reconnu comme tel.

─ Mais même si les deux mesures se ressemblent, associer salaire maternel et Ape est faux car l’Ape ne peut se comparer avec ce qui est au fondement du salaire maternel. Ou alors disons que l’Ape a pris le meilleur de la théorie du salaire maternel mais s’est écartée du pire. Le meilleur du salaire maternel c’est la reconnaissance par la société de la valeur sociale de l’activité parentale ; le pire c’est la reconnaissance implicite qui va avec, à savoir l’assignation prioritaire des mères sur les responsabilités familiales. Or, d’une certaine façon, l’Ape ne tombe pas dans le piège du pire : en encastrant engagement familial et engagement professionnel au cœur même du logiciel de régulation sociale, l’Ape opère une véritable révolution cognitive.

Rappelons en effet que pour être ayant droit à l’Ape, il faut avoir travaillé au moins deux ans durant les cinq années précédant la naissance de l’enfant (une clause qui exclue tout parent inactif en continu et qui exclue donc ce qu’on appelait traditionnellement les femmes au foyer) ; rappelons aussi qu’une reprise d’activité n’annule pas totalement l’allocation de base dès lors que l’activité est réduite (grâce à une clause qui transgresse l’interdiction fordiste de cumul entre revenus salariaux et revenus de solidarité). Avec l’Ape, on assiste donc à l’émergence de la reconnaissance de situations hybrides ce qu’en aucun cas le salaire maternel rendait compte. Cette reconnaissance brouille les frontières de la division sexuelle du travail et inaugure le désenclavage de la question d’aide à la famille hors de la question femme.

Cela dit, le dispositif Ape restera inabouti dans sa mise en forme. Si d’un coté l’Ape s’écarte de la tradition française (en sortant le travail familial de l’idéologie du don moral et du travail gratuit) et va au-delà de la tradition anglo saxonne (en articulant l’allocation à des états professionnels proches de l’emploi), d’un autre coté ce dispositif reste conçu comme un dispositif traditionnel du logiciel fordiste (en restant atomisé dans une logique de politiques familiales). En effet, l’APE reste très peu articulée aux politiques d’emploi et est conçue en simples termes « d’avantage social » : ses bénéficiaires (des femmes pour l’écrasante majorité) ne sont donc créancières que des politiques familiales, les politiques d’emploi s’exonérant de toute dette à leur égard. Les mères ne seront donc jamais accompagnées dans leurs projets de ré-insertion, pourtant omniprésents dans l’usage des dispositifs, les travaux en attestent.

Cela signifie que la révolution cognitive consistant à encastrer engagement familial et engagement professionnel au cœur même du logiciel de régulation sociale n’a pas été acté, et

ce dans la mise en forme même de l’Ape. De notre point de vue cela qui empêchera ce

dispositif d’aller au bout d’une logique transformatrice. Cette logique existait pourtant, à l’état d’ébauche mais (sans approche globale) est restée lettre morte.

L’Ape ou la mauvaise réponse à une bonne question

L’APE n’a pas créé un problème, elle en a révélé l’ampleur. Même si les charges familiales ne sont plus ce qu’elles étaient577 le problème reste l’impossible double journée d’une personne active dès lors que les charges hors production (parentales, familiales ou autres) deviennent trop lourdes.

On ne peut pas mesurer le seuil de tolérance de cet impossible : des facteurs objectifs allègent ou amplifient le poids des charges (le nombre d’enfant, le montant d’un budget, la qualité et la flexibilité d’un emploi) mais au final ce n’est pas le poids plus ou moins important de ces charges qui détermine le sentiment de débordement : tout dépend de la difficulté à vendre son employabilité, à tenir le poste de travail, à élever un enfant, à résister au stress et à la fatigue physique ou psychique, etc. Il n’y a donc pas de charges lourdes en soi, il n’y a que des charges trop lourdes pour un individu à un moment donné..

C’est ce qui explique la diversité sociologique de la population des mères qui se sont emparées de l’Ape578. Cette diversité montre à la fois la multiplication des espaces d'investissement sociaux des individus et la recherche d’introuvables outils, à même d’assumer leurs choix d’investissement de manière soutenable579.

L’APE n’a donc pas créé un problème, elle a surtout révélé l’ampleur d’une recherche, celle qui interpelle la société sur de nouveaux besoins : besoins d’ajustement des jeunes mères de famille prises dans des engagements sociaux multiples et des parcours complexes ; besoin de prendre du temps avec un enfant qui arrive, besoin de réequilibrer des investissements suite à des régulations antérieures qui s’essouflent ou qui disparaissent suite à une rupture, etc. Ces besoins sont nouveaux dans le sens où ils n’appartiennent plus à une minorité de mères « en difficultés » mais à potentiellement l’ensemble des hommes et des femmes qui vivent dans les sociétés salariales modernes.

577 Chenu A. (2002) « La charge de travail professionnel et domestique des femmes : cinquante années d‘évolution » in Données sociales, la société française Insee.

578 Nous savons que l’Ape a surtout fait l’affaire des mères peu qualifiées dont le montant de l’Ape rivalisait avantageusement avec leur salaire probable sur le marché, les mères plus qualifiées privilégiant plutôt l’Aged et autres aides aux modes de garde. Cette « grande tendance » ne doit pas occulter la diversité signifiante des bénéficiaires de l’Ape.

579 Et ceci concerne autant les usagers de l’APE que d’autres usagers de dispositifs publics ou, du « mauvais » travail à temps partiel (précaire et sous payé) pour ceux qui n’entrent dans aucun des critères d’accès aux dispositifs.

Le processus de « démocratisation du quotidien » (où l’individu conçoit sa vie comme

un projet ouvert qui relève de choix et non plus de déterminants580) a élargi le souci de cette

quête à tous ceux que la société traditionnelle a consigné dans des sphères d’activité restreinte, voire inexistante : on l’a dit les jeunes, les mères isolées, les mères et les pères responsables d’une famille, les personnes de santé vulnérable, les vieux et autres

indisponibles à plein temps pour la production sont, d’une façon ou d’une autre, confrontés à

l’impossible disponibilité permanente qu’exige la mise au travail standard de la société fordiste. Tous se mobilisent dans la recherche de l’introuvable conciliation des temps sociaux. Tous se débattent dans le vide de reconnaissance de ces statuS, rabattus dans le halo du chômage et de la précarité et que le rapport salarial moderne ne lit pas comme des états professionnels de transition mais comme des situations d’exclusion. Des statuS qui pourtant se multiplient dans ces trajectoires à géométrie variable qui, aujourd’hui, sont déjà le standard de vie d’une majorité581.