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Chapitre 5 La crise de l’État providence : l’expression d’une société en contradiction avec son univers

V.2. Le choc des émancipations citoyennes

Un autre facteur déstabilisant dans l’équilibre et la reproduction des modes de régulation des sociétés salariales, c’est l’aspiration croissante des individus citoyens à la reconnaissance et à la participation active dans la société.

313 Ce qui signifierait que l’individu préexisterait (aux conditions de sa construction biologique, physique, psychique et psychologique) ce qui le rendrait prédisposé dans ses intentions et dans ses actions.

314 U. Beck (1998) « Le conflit des deux modernités » in Lien social et politique Riac n°39 p. 20.

315 « Le modèle de structuration : la dualité du structurel » Giddens A. (1987) in La constitution de la société

PUF. On aurait pu de la même façon citer Foucault et son concept de subjectivation, très proche de celui de réflexivité à savoir une « capacité de retour sur soi qui n’est pas une simple « intériorisation » mais un mécanisme de traitement cognitif de l’information par l’individu pour avancer dans ses projets et sa trajectoire personnel »in Michel Foucault (1984) Le souci de soi Gallimard.

316 L’argumentaire développé dans ce paragraphe doit beaucoup à mes propres travaux dont je citerai ici les principales références s’y rattachant : - Nicole-Drancourt C. (1994) "mesurer l'insertion professionnelle" in

Revue Française de Sociologie n° XXXV ; Nicole-Drancourt C. (1990) "Organisation du travail des femmes et flexibilité de l'emploi", in Sociologie du Travail, n° 2 ; Nicole-Drancourt C (1989) "Stratégies professionnelles et organisation des familles", in Revue Française de Sociologie, n° XXX ;Letablier M.T. ; Nicole-Drancourt C (2007) « Le salariat féminin et le modèle de l’intermittence » in Vatin F. et Bernard S. (dirs.) Le salariat : théories, histoire et formes Ed La Dispute pp 243-261 ; Nicole Chantal (1986). "La traversée des apparences : 40 ans de présentation féminine dans la RFAS", in Revue Française des Affaires Sociales, n° anniversaire des 40 ans de la revue, n°4.

Au premier rang de cette aspiration générale à la citoyenneté pleine et entière, on trouve les femmes. Dès la révolution française les femmes se sont battues pour la reconnaissance de leurs droits civiques et politiques : il s’agit alors de s’émanciper de la tutelle maritale et de conquérir le droit de vote. Puis les mouvements féministes se battront autour de la question du droit au savoir et de la sécurité : il s’agit alors de conquérir le droit à l’éducation et au travail317. Les véritables acquis féministes s’arrêteront là : jusqu’à récemment rien n’entamme en effet la mise à l’écart des femmes de la sphère productive par des politiques sociales « dites » protectrices.

Mais ces trente dernières années tout a vacillé. À l'origine de cette rupture il y a l’installation des femmes sur le marché du travail : les femmes intégrèrent progressivement partout le salariat318, l’activité professionnelle féminine se généralise et la montée des risques (fragilisation du lien conjugal, spectre de la pauvreté des femmes isolées) s’en mêle pour renforcer le rapport à l’activité des femmes. Parallèlement la banalisation de l’activité féminine il y a le fort déclin (voire la disparition) de l'espace social familial. L'idée de cette

disparition peut étonner dans la mesure où, dans l'intimité des foyers, se cache une production

d'activités laborieuses impressionnante. Mais elle se comprend dès lors qu’on différencie les registres de réalité : c’est la valeur sociale (notamment celle du travail domestique) qui s’effondre, pas sa quantité ; économiquement vide de sens, la sphère privée n'inscrit donc plus socialement en dépit de la légitimité persistante accordée aux femmes de s'y engager319. Parallèlement à ce déclin du domestique se consolide l'image valorisée de la femme active : la mixité du marché, l'égalité dans l'emploi restent des valeurs à défendre et travailler pour une femme n'est encore pas un devoir mais un droit à toujours réaffirmer ; ce contraste entre le travail familial (invisible et déprécié) et le travail salarié (toujours un peu pionnier) charge l'engagement professionnel féminin de beaucoup d’atouts. Dès lors la perspective de cet engagement va, chez les femmes, canaliser l’aspiration contemporaine à l’émancipation : quelle que soit la réalité offerte au niveau du marché, les femmes auront "envie" de travailler et tenteront d’y parvenir.

On disait donc dans les années 60 que les femmes devaient choisir entre travail et famille ; puis dans les années 70 qu’elles voulaient concilier ; puis dans les années 80 qu’elle voulaient cumuler. Ce n’est plus vrai : aujourd’hui les femmes aspirent à être citoyennes au

317 Dimitri Uzunidis (2004) « Travail des femmes, théories, histoire et formes Ed La Dispute pp 243-261 « Aspirations sociales et évolution économique » in Le travail des femmes Axes d’émancipation, Sophie Boutillier, Brigitte Lestradre (2004) Ed L’harmattan page 29.

318 Depuis toujours (notamment en France) les femmes travaillent et, avec la lenteur de l’industrialisation urbaine, les mères françaises ont pu entrer sur le marché du travail et se salarier sans grande rupture dans les taux d’activité.. moyennant néanmoins des profils de trajectoires professionnelles intermittentes (d’abord fortement discontinues puis fortement précaires). Cf travaux Nicole-Drancourt C. op cit.

319 Les témoignages des femmes dans les enquêtes de terrain en témoignent : le désir de "faire", de "servir à quelque chose" "d'être utile domine alors que "s'occuper de chez soi" ou "être au service des siens" (comme dirait une ménagère des années 60) c'est n'être rien et ne rien faire.

même titre que les hommes, autrement dit à parité de participation sociale égale320 c'est-à-dire être actives (pour pouvoir assurer leur indépendance et pouvoir bénéficier d’une trajectoire professionnelle épanouissante) et, quand cela leur semble indispensable, être mère (et pouvoir alors profiter de leurs enfants sans pour autant remettre en cause leur indépendance et le plaisir qu’elle ressentent à être active par ailleurs)321.

Ce que souhaitent les femmes aujourd’hui concerne aussi toutes les catégories assignées prioritairement à des espaces d’activités segmentés. Toutes les études montrent que pour les hommes qui fondent une famille, l'homme-compagnon s'impose au détriment de l'homme-soutien pourvoyeur de ressources. Or c'est cette "mission" de pourvoyeur qui donnait sens et utilité à l’activité professionnelle des hommes. Dès lors que cette mission disparaît, le sens de l'engagement professionnel des hommes se dilue dans d’autres engagements où le travail justement n’est plus le seul centre d’intérêt. Autrement dit, on disait traditionnellement que les hommes devaient travailler pour entretenir leur famille et ce n’est plus vrai : aujourd’hui d’une part les hommes travaillent pour gagner leur vie et d’autre part ils cherchent dans le travail et dans d’autres espaces, le meilleur épanouissement personnel possible (la famille étant pour eux un investissement possible aussi fort qu’un autre). Les travaux sur les 35 h (où l’on apprend que les hommes et femmes en profitent pour allonger le temps passer avec les enfants) ou ceux concernant le congé paternité en attestent : il existe aujourd’hui une véritable aspiration à la reconnaissance du droit à l’autonomie et au droit d’investir, tout au long de la vie, l’ensemble des espaces d’activité selon ses capacités322.

Ce que souhaitent les femmes et les hommes est de plus en plus partagée par d’autres « communautés » dites incapables (les vieux323, les jeunes324, les handicapés et autres « différents » exclus et/ou protégés), ces communautés qui, en toute légitimité, ont été écartées de la citoyenneté sociale pleine et entière dès lors que, dans la mise en forme de l’équation fordiste, le principe de liberté est rabattu sur celui de sécurité.

320Parité au sens de « pairs » de « semblables ».

321 Je renvoie une fois de plus à mes travaux sur la question.

322 B. Delay, D. Méda (2008) Place et sens du travail en Europe : une singularité française Rapport SPReW (Social Patterns of relation to work, Projet européen, 6ème PCRD).

323 Beaucoup de travaux ont été conduits ces dernières années sur cette question de la citoyenneté des « séniors »

ou des personnes handicapées et la constitution des ces communautés en acteurs collectifs (comme le « pouvoir

gris » ou le collectif « ni pauvres ni soumis ») attestent de ces aspirations à la reconnaissance.

324 Les jeunes, notamment en France ou en Italie, peuvent être assimilés à ces communautés : la formidable diversification des parcours d’accès à la vie adulte rend compte d’une aspiration croissante des jeunes à la citoyenneté, à l’intégration sociale et à l’autonomie mais les fondements classiques du schéma de protection providentiel (notamment celle de leur refuser les minima sociaux et de mettre leur protection au chapitre des allocations familiales (versées aux parents) jusqu’à 21 ans quand ils sont inactifs) est prise en défaut tant ils se heurtent aux aspirations individuelles et aux pratiques sociales émergentes. Cf entre autres travaux, nombreux sur le statut de la jeunesse en Europe : Nicole-Drancourt C. (2000) « Redéfinir la question sociale jeunes et travail » in VEI Enjeux n° 122.

Une aspiration à la parité de participation, autrement dit à vivre en société en toute égalité. Aspirer à l’égalité et à la parité de participation dans toutes les « interactions sociales » semble être la grande affaire de l’individu moderne et cette exigence s’affiche depuis quelques décennies à travers les « nouveaux mouvements sociaux ».

Ces mouvements (dont beaucoup ont été forgés dans le sillages des évènements de mai 68) n’ont pas toujours été compris dans la rhétorique émancipatrice traditionnelle : on les a pensés plus « culturels » (communautaires, féministes, jeunes) voire récemment comme des mouvements « identitaires » (pour la reconnaissance sociale à « exister dans la différence »325). Autrement dit pour les uns et les autres, comme des mouvements sociaux non

économiques et, à ce titre, ne relevant pas de l’intervention sociale.

Les récents travaux de Nancy Fraser font comprendre que ces mouvements dits culturels ne s’opposent pas aux mouvements sociaux d’ordre plus économique, comme le sont les luttes pour le droit à l’emploi ou à la redistribution. La reconnaissance et la redistribution parlent de la même chose (dit Fraser), ils parlent de « parité de participation »326. Ce concept

de parité est sociologique et pas politique : il signifie être pair (au sens d’égal, de non

différent) et non pas à égalité (au sens quantitatif du terme). Exiger la « parité de

participation » signifie donc à la fois exiger la légitimité à participer à toutes les sphères d’activités et d’y participer à égal de l’autre.

Au début de la modernité l’exigence de reconnaître l’autre comme un égal se limitait à religion et au droit, pour s’étendre plus tard à l’arène du politique, puis à celle du travail et enfin à celle de la famille, de la vie personnelle et de la vie civique : aujourd’hui tout individu, quelque que soit sa condition, aspire à participer à toutes les « arènes d’interaction sociales » dans des rapports d’égalité, c’est à dire au titre de pair, de non différent327.

Dans cette perspective, les mouvements dits culturels n’aspirent pas à la reconnaissance de leur identité, mais à la reconnaissance d’un statut de partenaires à part entière dans l’ensemble des interactions sociales328. L’absence de ce statut renvoie de plus en plus à un sentiment d’exclusion, les individus victimes de mises à l’écart souffrant alors d’un « déni de reconnaissance » qu’ils refusent et contestent. Or ces mises à l’écart ne sont pas en apesanteur : elles s’appuient sur des « supports légaux » qui se fondent sur des différences que ces supports institutionnalisent et hiérarchisent dans des rapports de subordination.

Il faut donc prendre les nouveaux mouvements sociaux pour ce qu’ils sont : une contestation des systèmes qui transforment des personnes différentes mais « égales » en acteurs inégaux parce que différents ; et pour ce qu’ils expriment : une aspiration à la parité de participation.

325 Boltansky l, Chiapello E (1999) Le nouvel esprit du capitalisme Gallimard.

326 Nancy Fraser (2005) Qu’est ce que la justice sociale : reconnaissance et redistribution Ed La Découverte. 327 Nancy Fraser (2005) Qu’est ce que la justice sociale : reconnaissance et redistribution Ed La Découverte. 328 Nancy Fraser (2005) Qu’est ce que la justice sociale Ed La Découverte p 79.

Le temps où l’école formaient de bonnes mères de jeunes citoyens est révolu : les femmes aspirent à être mères, à travailler et à être des citoyennes à part entière sans que leur différence ne devienne un statut. Ce qui se passe pour les femmes est général : si le féminin ne doit pas dicter le statut social des femmes, le masculin ne doit pas dicter celui des hommes ni l’handicap celui des personnes à mobilité réduite, ni l’âge celui du jeune ou du vieux, etc. « Tous les êtres humains sont égaux en dignité et en valeur, en vertu de leur capacité fondamentale à faire des choix moraux, à raisonner et à exercer leurs capacités humaines fondamentales »329. À ce titre ils ont tous droit à l’utilité sociale, ce « droit à vivre en société » qui enrichit le droit à la subsistance d’un impératif moral : être citoyen actif et pas seulement protégé et/ou assisté.

Enfin, une aspiration à la co-production des normes. Ce qui définit l’âge démo-cratique c’est une aspiration à s’émanciper des traditions au nom de la liberté. La liberté s’oppose à la tradition non par l’absence de loi ou de normemais par un nouveau rapport à la loi et au monde330 : la tradition est rejetée dans la mesure où (vestige d’un passé) elle se présente sous la forme d’une transcendance radicale (comme une loi naturelle) et s’impose aux individus sans qu’ils ne l’aient choisie ni voulue ; à contrario la démocratie est désirée parce les lois s’y présentent comme un produit de la volonté des hommes, comme une appropriation des normes qui parlent de liberté. La théorie du « contrat social » promet cette société démocratique les conflits pour la mise en forme de la condition salariale expriment cette aspiration « moderne » pour la construction collective d’un monde commun issus des volontés humaines.

La quête de l’impossible renouveau du mythique mouvement ouvrier mène certains à comparer la quête démocratique à « un travail de deuil permanent »331 d’autres à douter d’un possible « renouveau du conflit social »332. Nous pensons que le mouvement démocratique est au contraire dans une phase très active : les sociétés contemporaines sont le théâtre de la mise en scène de valeurs communes et de collectifs d’appartenance « qui ne peuvent désormais trouver de légitimation que dans l’argumentation333 ». Si la modernisation sape les fondements de la cohésion des collectifs../ cela ne signifie pas leur fin mais le fait qu’ils doivent être réinventés, construits, élaborés, négociés par le bas et qu’ils doivent être librement demandés et construits334.

329 Interview de Martha Nussbaum, in Travail Genre et Société (n°17, 2007) Justice et développement humain. 330 L. Ferry, A. Renaut (1990) l’Ethique et le droit à l’âge démocratique Cahiers de Philosophie politique et juridique n° 18 ; Centre de publications de l’université de Caen.

331 E Neveu (re.ed 2004) Sociologie des mouvements sociaux Repères La Découverte.

332 Par exemple Guy Groux (1998) Vers un renouveau du conflit social Bayard.

333 L. Ferry, A. Renaut (1990) l’Ethique et le droit à l’âge démocratique Cahiers de Philosophie politique et juridique n° 18 ; Centre de publications de l’université de Caen.