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Les réponses d’un groupe expérimental [Otvety èksperimental’noj grupy], 1970-71, 147 x 305 x 12 cm, Objets,

contreplaqué et émail. Moscou, collection particulière. Photo : Ilya et Emilia Kabakov.

Les réponses d’un groupe expérimental [Otvety èksperimental’noj grupy] est un tableau réalisé par Kabakov au début des années 1970. Il met en évidence, plus encore que le précédent, l’intérêt que porte l’artiste à l’opinion du spectateur en l’introduisant au sein même de son travail. Cette parole « de libre opinion » prend la forme de phrases soigneusement peintes à la main, magnifiées, qui sont autant d’éléments plastiques qui s’ajoutent à la composition du tableau, comme les autres éléments peints et objets rapportés. Il est vrai que le spectateur placé devant le tableau se pose la question de l’importance de cet ensemble. En quoi était il déterminant d’exposer tout ceci ? Est-ce vraiment de l’art ? En quoi ces phrases sont-elles importantes ? En quoi consistent-elles ?

Le panneau, tout comme le précédent, qui se dresse devant le spectateur lui laisse deviner le processus d’élaboration de l’œuvre ; sa structure. Nous voyons un format rectangulaire allongé, séparé en deux zones distinctes. Quatre objets communs ont été fixés sur un fond blanc dans la partie droite et ont servi

de prétexte à une lecture ou une interprétation. De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’un bâton, fixé verticalement au centre, d’un cintre placé dans la partie supérieure, d’une locomotive-jouet en plastique, et d’un vulgaire clou recourbé, tout simplement planté dans la paroi de bois. Nous sommes frappés par la présence d’un grand vide blanc au milieu de cette surface. Tout cela paraît bien étrange.

Une série d’énoncés sont rassemblés dans la partie gauche du tableau. Nous comprenons que ces énoncés commentent les objets fixés sur la partie droite. En effet, Ilya Kabakov a proposé à un groupe de personnes, pompeusement nommé « groupe expérimental » d’interpréter le sens des objets fixés sur la panneau de bois, puis il en a donné une exacte représentation, en parodiant le style « bureaucratique » des panneaux d’informations qui étaient en vigueur en Union Soviétique.

Voici l’ensemble des énoncés qui figurent sur le panneau avec, en italique, leur traduction en français90.

"Ответы экспериментальной группы",1970-71.

Ответы экспериментальной группы при Павлов. РСКС91. « Les réponses d'un groupe expérimental », 1970-71.

Les réponses d'un groupe expérimental auprès du RSKS de Pavlov. Николай Павлович Малышев:

Здесь я повешу свой новый плащ. Nikola'i Pavlovitch Malychev :

Je vais accrocher là mоn nouvel imperméable. Николай Аркадьевич Кривов:

Этот паровоз я купил для Володи, моего сына. Nikola'i Arkadievitch Krivov :

J’ai acheté ce train pour mon fils Volodia. Александр Алексеевич Кросс:

Гвоздь забила моя жена, Брюханова Анна Алексеевна. Alexandre Alekseevitch Kross :

Le clou а été enfoncé par ma femme, Bruhanova Аппа Alekseevna. Лина Борисовна Городвино:

90 Extrait de : Ilya Kabakov & Yuri Kuper, 52 dialoga ha kommunal’noj kuxne / 52 entretiens dans la

cuisine communautaire, op.cit., p. 362.

Я ничего не понимаю. Аnnа Borissovna Gorodovina : Je n'у comprends rien. Володя Малышев: Гвоздь можно легко вытащить. Volodia Malychev :

C’est facile d'extraire le clou. Элина Марковна Ямпольская:

Надо поехать за дровами, дрова совсем кончились. Elina Markovna Iampolska'ia :

Il faut aller chercher du bois, il n'en reste plus du tout. Леночка Синицына:

Палка непохожа на палку. Lenotchka Sinitsyna :

Le bâton ne ressemble pas à un bâton. Софья Тихоновна Солодова:

В этом году надо обязательно поехать к Ане и взять с собой Женю. Sofia Tikhonovna Solodova :

Cette année il faut absolument aller chez Аnna et prendre Genia. Карл Вениаминович Сорин:

Раньше здесь была автомашина. Каrl Veniaminovitch Sorine : Avant, ici, il у avait une voiture. Глеб Александрович Шухаев:

Я бы убрал палку, она плохо нарисована и здесь не нужна. Gleb Alexandrovitch Chouchaev :

Moi, j'aurais enlevé le bâton, il est mal dessiné et il ne sert à rien. Алексей Димитриевич Лисицын:

Я бы повесил здесь на эту вешалку какой-нибудь костюм. Alexe'i Dmitrievitch Lissitsyn :

J'accrocherais bien sur le cintre un costume. Борис Павлович Николаев:

Мне тоже кажется, что не хватает какого-то предмета. Boris Pavlovitch Nikola'iev :

Je suis d'accord, il manque un objet. Александра Мироновна Львова:

Это, по-виднмому, остатки какого-то психологического события. Alexandra Mironovna Lvova :

Selon toute apparence, voilà les restes d'un événement psychologique.

Les spectateurs conviés fournissent des réponses variées, les uns s’appliquent et répondent sérieusement, les autres tournent l’œuvre en dérision et répondent absurdement. Ici encore, Kabakov met en place une règle du jeu, mais c’est encore une fois le spectateur qui élabore, par sa contribution, la forme finale de l’œuvre. L’œuvre relate très sérieusement, la réalisation d’un « acte » artistique dont on questionne le sens. S’agit-il d’une œuvre ? En quoi est-ce profond ? On s’interroge : si les réponses du groupe expérimental « pseudo-scientifique »92, sont l’expression d’une sensibilité qui s’exprime librement, ne sont-elles pas aussi l’expression cacophonique d’une parole, parfois gênée, artificiellement constituée pour meubler la présence inexplicable d’une série d’objets ordinaires au sein d’une prétendue « œuvre d’art ». Nous sommes tiraillés devant cette possibilité comme nous hésitons devant le carré noir de Malevitch. À la question : s’agit-il d’un vide cérébral et profond ou s’agit-il d’un vide de sens ? Kabakov n’amène pas de réponse personnelle, autre que la restitution par sa main « objective » d’un ensemble d’opinions subjectives soudain magnifiées, comme trouvées dans la rue. On est frappé, un nouvelle fois par l’ampleur de l’entreprise artistique à rendre un phénomène absurde comme le démontre la citation suivante, extraite d’un dialogue entre Ilya Kabakov et le peintre Yuri Kuper, qui était un ami artiste mais aussi un interlocuteur privilégié,93 :

Tu dois sûrement te rappeler ce tableau. […] Comme tu le sais, il est composé de deux parties. Sur celle de droite quatre objets des plus banals : bâton, cintre, locomotive-jouet et clou.. Sur celle de gauche les réflexions des gens sur ce qui est figuré à droite. Ces gens sont tout à fait quelconques bien que parmi eux il y ait aussi quelques intellectuels et autres déséquilibrés. […] En réalité, aucune réplique ne correspond à l’objet donné94.

Si l’on perçoit d’emblée la dimension absurde voire provocatrice, l’œuvre constitue cependant un système logique. Elle constitue le rapport méticuleux et soigné d’un ensemble varié d’interprétations qui tentent de

92 Jean-Hubert Martin, catalogue Ilya et Émilia Kabakov, op.cit., p. 42.

93 Yuri Kuper (1940), peintre et ami d’Ilya Kabakov. Ils se sont côtoyés et ont échangés « presque tous

les jours » sur l’art à Moscou pendant des années car ils étaient voisins d’atelier. Voir : Ilya Kabakov & Yuri Kuper, 52 dialoga na kommunal'noj kuxne / 52 entretiens dans la cuisine communautaire, op.cit, p. 11.

justifier pourquoi des objets du quotidien sont soudain hissés au rang d’œuvres d’art. Et le geste de Kabakov n’est pas hors de toute tradition picturale. Il s’agit bien ici de la reformulation bureaucratique d’une « nature morte » figurant dans un tableau contemporain ou les objets ordinaires modestement disposés ne sont qu’un prétexte à la composition.