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À côté des dessins « bureaucratiques » et des peintures où sont représentés des tables de données chiffrées et abstraites qui parodient à la fois le style JEK et la grille moderniste, en tant qu’elle est un symbole de l’art d’avant- garde et de la modernité, l’œuvre d’Ilya Kabakov parodie encore d’une toute autre manière la déshumanisation bureaucratique au service d’un état autoritaire en contrefaisant, cette fois, le style officiel du « réalisme socialiste ». Au fur et à mesure que les années passent, on distingue chez Kabakov l’emploi d’une grande variété de signes, de genres, de matériaux. Ce qui constitue la « manière » de l’artiste s’exprime non pas réellement dans un style particulier, mais dans la structure et l’ensemble qu’il élabore. Ou plutôt son « style » nait de l’organisation et de l’appropriation de divers registres de langages, de leur

95 Eugène Zamiatine, Nous autres [My], Paris, Éditions Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1991 (1ère

organisation en réseaux à travers une constellation de matériaux et de références. Kabakov parle une « langue » particulière, et peut-être peut-on dire que la langue russe en est l’une des composantes, comme outil permettant de dire la réalité du citoyen soviétique.

Admise ! [Proverena!], 1981, 260 x 380 cm, contreplaqué et émail. Collection P. Ludvig. Photo Dee, James-D,

New-York.

Ainsi Admise ! [Proverena !], réalisée en 1981, est une peinture qui évoque encore une fois, mais toujours avec cette même distance élégante chez Kabakov, le poids que le pouvoir soviétique désirait et pouvait exercer sur l’existence et la conscience individuelle des individus, qu’il faut toujours évaluer et le cas échéant corriger ou amender. Le tableau se rapporte par certains côtés à la peinture d’histoire. Comme souvent dans ce genre traditionnel, une histoire nous est racontée par l’image et il est question de « parole ». Ce tableau d’histoire relate un fait du passé. De quoi s’agit-il exactement ?

Le document modèle, choisi par Kabakov et repris tel quel en peinture à la manière d’un ready-made, est une « planche extraite d’un album soviétique

de 193896 ». La scène, peinte dans le style du « réalisme socialiste », c’est à dire

à la fois didactique, conventionnel et martial, montre une femme qui se voit « restituer sa carte du parti communiste, probablement après avoir fait la preuve devant les membres officiels du parti de sa fidélité97 ». Nous comprenons, que l’auteur du tableau original, qui n’est pas Kabakov, mais un certain Alechine, a voulu insister sur cet instant suspendu, photographique, ou la figure héroïsée du personnage principal pose en contrapposto98, ce qui lui donne une grandeur classique, habillé en bleu, couleur qui représente traditionnellement la vierge dans les œuvres picturales, se voit « lavée » de tout soupçon.

En observant ce tableau, que Kabakov recopie servilement comme une citation au sein d’un ensemble une nouvelle fois parodique, nous pouvons comprendre en passant comment les critères esthétiques du « réalisme socialistes », sont eux-mêmes la citation de critères traditionnels, voire de références à des leçons esthétiques venues de l’antiquité, également prisées dans la peinture classique et néoclassique. Ainsi la temporalité, l’évocation dans un « instant suspendu », qui fait comprendre dans une image l’avant et l’après de l’action, dans un moment qui doit être exemplaire et édifiant pour le spectateur, tel qu’il se trouve dans le tableau d’Alechine correspond parfaitement à cette critique que Charles le Brun, grand peintre du classicisme français, apporta au tableau de Nicolas Poussin intitulé Les Israélites recueillant la manne dans le désert, lors d’une conférence le 5 novembre 1667 et qui touche à la manière dont doit être mené la narration par le peintre et sa différence avec le travail de l’historien :

[…] le peintre n’ayant qu’un instant dans lequel il doit prendre la chose qu’il veut figurer, pour représenter ce qui s’est passé dans ce moment-là, il est quelquefois nécessaire qu’il joigne ensemble beaucoup d’incidents qui aient précédé, afin de faire comprendre le sujet qu’il expose, sans que ceux qui

96 Jean-Hubert Martin, catalogue Ilya et Émilia Kabakov, op.cit., p. 63.

97 Ilya et Émilia Kabakov, catalogue Not Everyone Will Be Taken Into The Future, Londres, Tate

Publishing, 2018, p. 121.

98 Le contrapposto, (de l’italien contrapposto) est « Dans une statue, (la) position debout au repos dans

laquelle le poids du corps se reporte sur une seule jambe, cependant que l'épaule au-dessus de cette jambe remonte (hanchement contrarié) ». Source : Dictionnaire de Français Larousse en ligne, article « Contrapposto », consulté le 1er avril 2018.

verraient son ouvrage ne seraient pas mieux instruits que si cet historien, au lieu de raconter tout le sujet de son histoire, se contentait d’en dire seulement la fin99.

Kabakov ne procède pas autrement. Il cite un tableau d’histoire, ou chaque élément du document qui lui a servi de base à son œuvre est important : le tableau lui même mais aussi la série d’informations textuelles qui l’accompagnent et qui font l’objet d’un égal traitement ou prise en compte par l’artiste. Kabakov cite une œuvre qui paraît frappée d’amnésie face aux avant- gardes. Pourtant, le tableau d’Alechine, nous l’avons dit, est un petit résumé du tableau d’histoire dans sa conception traditionnelle. L’histoire qui est racontée ici, choisie par Kabakov, sélectionnée par lui, pourrait-on dire, n’est pas une affaire plastique mais encore une fois de l’ordre de la parole rapportée. Peut-être pouvons nous comprendre que le moment important pour le personnage ici représenté, « ce qui s’est passé dans ce moment-là » dirait Charles le Brun, c’est le moment qui précède cet instant ou la grande dame en bleu se voit remettre publiquement sa carte du parti communiste sous l’œil bienveillant des dirigeants. C’est à dire que le moment important serait le moment poignant ou elle fut contrainte de justifier par l’éloquence, dans un discours, ses actions, ses pensées, son être soumis, une nouvelle fois au poids d’un État, d’une puissance écrasante de type autoritaire. Alors on peut dire que ce que représente l’œuvre de Kabakov c’est précisément cette parole à « elle » qui est loin derrière, dans le tableau d’Aléchine, qui n’est pas représentée directement, mais qu’on entend quand même bruire sourdement. Cette parole, grande problématique de l’artiste, qui aurait tout aussi bien pu disparaître tragiquement et glisser parmi les nombreux oublis de l’Histoire de l’art. Ainsi Kabakov évoque devant Yuri Kuper la genèse de son œuvre :

L’histoire du tableau est en soi déjà remarquable. Un jour un copain m’apporte une collection de reproductions des tableaux primés en 1937, un album d’apparat, luxueux. Ce tableau a reçu le prix de la Première exposition agricole de l’U.R.S.S. et de l’Exposition industrielle. Sitôt que j’ai vu la reproduction, j’ai

99 Alain Mérot, Les Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture au XVIIe siècle,

compris qu’il fallait refaire ça, car ça donne un image significative de notre vie100.

Ici on se rend compte que l’un des soucis principaux de Kabakov n’est pas la seule production d’images artistique mais bel et bien de tenir un discours sur le monde qui l’environne au moyen de récits dont les formes peuvent grandement différer. Il est question ici aussi de sa situation personnelle. Ainsi Jean-Hubert Martin précise à propos du sujet du tableau Admise ! [Proverena], que « la mère de l’artiste, bien que n’appartenant pas au parti, a été soumise à une épreuve de ce type101 ». Une nouvelle fois, Ilya Kabakov s’est occupé de recueillir métaphoriquement et plastiquement, par tous les moyens, faisant flèche de tout bois, une sorte de parole intérieure presque inaudible, silence assourdissant qui s’opposerait encore une fois à une parole publique autoritaire, injonctive, conative forte « sur le papier » mais absurde et objets de haussements d’épaules dans la rue : on se demande bien pourquoi ce tableau a reçu le prix de la Première exposition agricole de l’U.R.S.S. et de l’Exposition industrielle.

Kabakov a repris l’ensemble du document sans doute fasciné par le caractère « grand style » du tableau primé puis oublié et la force didactique qu’il pouvait acquérir accompagné, légendé, par un texte qui accentue la volonté d’apporter une valeur d’exemple et d’explicitation.

On voit que même s’il fait appel à des techniques mettant en jeu son savoir-faire personnel, comme c’est la cas dans Admise ! [ Proverena!], un objet peinture de type « tableau » exposé par Kabakov semble toujours être un objet d’affichage ou d’information prélevé dans le monde plutôt que d’être un objet d’art traditionnel. Aussi comprend-on son intérêt pour le document, pour l’objet rapporté, qui comme le ready-made de Marcel Duchamp interroge le statut de l’objet d’art et pose la question : qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Cette question se trouve dans les pièces picturales de son œuvre et se développe ensuite dans les installations dont nous allons parler maintenant et qui

100 Ilya Kabakov, Yuri Kuper, 52 dialoga na kommunal'noj kuxne / 52 entretiens dans la cuisine

communautaire, op. cit., p. 135.

constituent peut-être la forme la plus sensible du travail de Kabakov. Les installations illustrent pleinement son projet « d’œuvre d’art totale » en occupant la totalité de l’espace d’exposition.

D – Partie 4 - Les albums et les installations

Nous verrons au cours de ce chapitre comment Ilya Kabakov introduit progressivement une part de théâtralité dans son travail. Cette théâtralité transforme ses œuvres en véritables récits visuels qui prennent vie, d’abord, à travers l’art du dessin. Au début des années 1970 en effet, Ilya Kabakov se met à rassembler des dessins en constituant des « albums », conçus pour élaborer des récits graphiques à la fois philosophiques et psychologiques. L’artiste « lit » et présente ensuite ces albums dans son atelier face à un public réduit. Les albums, dont nous verrons le détail dans une première partie du chapitre, constituent de véritables représentations artistiques théâtrales ou « performances » ainsi qu’un premier pas au début des années 1970 vers les « installations », cette forme d’expression artistique ou se mêlent sous une forme également théâtrale paroles, objets, images, textes et sons par laquelle Kabakov parviendra, dans les années 1980, à mener son art à sa pleine puissance et à son paroxysme. Nous aborderons quelques unes de ces installations dans un deuxième temps.

Concept et importance du dispositif

Rappelons, pour commencer, certaines notions abordés dans les chapitres précédents. En tant qu’artiste conceptuel, Kabakov réalise des œuvres où le dispositif et l’idée sont fondamentaux, même si dans son cas l’œuvre ou la forme obtenue n’est pas moins importante que l’idée. De plus, le « style » personnel et artistique s’efface, chez Kabakov, devant l’apport d’éléments extérieurs déjà formés, devant l’apport de documents rapportés ou dispositifs mis en œuvre pour « construire » des tableaux cérébraux que le spectateur est chargé d’élucider. Ainsi, comme le dit Jean-Hubert Martin :