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Originalité de l’approche conceptuelle d’Ilya Kabakov Une peinture de la vie quotidienne

Plus précisément, si les artistes de l’Ouest, comme nous l’avons dit plus haut, produisent par l’évacuation de tout propos « romantique » hors de l’œuvre d’art et de la « sensibilité » octroyée à « l’objet d’art » une critique du système marchand, les artistes russes du « conceptualisme moscovite », dont Kabakov, vont substituer à la critique commerciale occidentale une appropriation : ils vont

Inscription pour la Joconde, [Zapic' na Džokondu], 1980, huile et émail sur panneau

de bois agloméré, 190 x 260 cm. Collection Ilya et Emilia Kabakov. Source : theartnewspaper.ru

puiser dans leur environnement soviétique des éléments visuels ou textuels socio-politiques jugés contraignants, voire étouffants, sur lesquels ils vont pouvoir déployer à leur tour leur sens de l’observation « plastique », d’une part, et leur sens critique à travers le texte et les mots, d’autre part :

Le conceptualisme moscovite se développa au sein de ce milieu de l’art non officiel, mais il y provoqua une sorte de révolution esthétique en s’appropriant et en thématisant le langage visuel de l’art soviétique officiel, affiches illustrations de livres et autres images de propagande55.

Il faut reconnaître que cette œuvre ne frappe pas le spectateur par sa dimension spectaculaire. Sur un cliché photographique, on peut voir Ilya Kabakov assis devant cette œuvre, qu’il est intéressant de percevoir dans le contexte de l’atelier et pas seulement comme une image plaquée, extraite d’un catalogue. L’artiste pose de trois-quarts en chemise à carreaux avec un pull posé sur les épaules.

On distingue derrière lui l’œuvre, de 180 x 260 cm, c’est à dire un grand format, réalisée sur panneau de bois. Sur ce panneau est écrit en russe quelque

55 Boris Groys, « Deux générations de conceptualisme moscovite », in Kollektsia! Art contemporain en

URSS et en Russie 1950-2000, op.cit, p. 95.

Ilya Kabakov devant le tableau Inscription pour la Joconde [Zapic' na Džokondu], 1980. Photo : Ilya Kabakov. Source : http://xz.gif.ru/numbers/71-72/mus-rattus/

chose qui peut se traduire par « Inscription pour « la Jokonde » (Il y a une faute d’orthographe dans le mot « Joconde »). Sous cette inscription, on trouve le nom d’une personne et une courte référence au lieu dans lequel elle réside. Cette œuvre est plus modeste par sa portée historique que l’œuvre de Joseph Kosuth, pourtant elle partage avec elle quelques points communs, révélateurs des procédés employés par Kabakov. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Pourquoi ce texte ? À quoi cela fait-il référence ?

On trouve une explication détaillée dans un texte rédigé par Kabakov lui-même qui éclaire le contexte d’exécution de l’œuvre, sûrement énigmatique pour un non-russophone, et il est nécessaire de placer ici la traduction du texte, qui illustre les circonstances d’une vie quotidienne complexe. Le style un peu télégraphique de cet extrait tiré d’un recueil qui réunit un ensemble de ses écrits dépeint un quotidien avec lequel il faut se démener, et dont il est urgent de témoigner :

« Billet pour la Jokonde » 1980. Une note, un billet agrandi qui aurait pu être accroché dans n’importe quelle institution. À la place de la « Joconde », c’est écrit la « Jokonde ». En 1979 la « Jokonde » est arrivée à Moscou au musée Pouchkine et à cause des pénuries, les tickets d’entrée étaient distribués par l’administration. Le moyen de substitution le plus simple était utilisé ; on ne donnait pas tout de suite un ticket d’entrée pour la « Jokonde », mais seulement une « inscription » pour obtenir ce ticket. À la place de la « Jokonde », on a un billet, (c’est un texte, mais garantissant la « Jokonde »). Et ici à la place du ticket, on a une note manuscrite sur un mot ; la situation démontre concrètement la singularité du dispositif : le texte est seulement relié à un autre texte et non pas à quelque chose d’autre, avec l’objet lui-même, par exemple56.

Jean-Hubert Martin précise, en outre, à propos de la genèse de ce tableau que cette inscription est « l’agrandissement d’une note indiquant auprès de qui

56 Ilya Kabakov, Teksty [Textes], Vologda, Biblioteka Moskovskovo konceptualizma, 2010, p. 32.

Texte original : «Запись на Джоконду», 1980. Увеличенная записка, которая могла бы висеть в любом учреждении. Вместо «Джиоконда» напи- сано» «Джоконда». В 1979 году «Джоконда» приезжала в Москву в Пушкинский музей, и билеты из-за дефицитности распространя- лись по учреждениям. Использована простейшая подмена – даже не билеты на «Джоконду», а только «запись» на нее: вместо «Джо- конды» – билет (текст, но уже гарантирующий «Джоконду»), а вместо билета – запись на билет; ситуация, наглядно демонстрирующая основную нашу связку – текста только с другим текстом, а не с чем- нибудь другим, с вещью, например.»

s’adresser pour obtenir son inscriptions sur la liste permettant de visiter l’exposition de la Joconde au musée Pouchkine57 ».

« Le mot » de Kabakov, son signe graphique, comme chez Kosuth, est ici transformé pour faire œuvre ; le simple billet, comme la chaise, devient un objet d’exposition. La note, comme l’extrait du dictionnaire est agrandie et exposée sur le mur de la galerie.

Mais il y a un écart entre le jeu un peu précieux de l’artiste conceptuel occidental produisant une critique du monde de la marchandise et celui de Kabakov qui évoque plutôt les manques et les pénuries soviétiques58. Kabakov pose sur la situation de son pays un regard à la fois critique et codé. Il faut savoir déchiffrer ce code murmuré qui, pour des raisons de sécurité le plus souvent ne peut pas s’exprimer ouvertement et surtout se dire trop fort. Le reflet que renvoie Kabakov de l’existence est souvent gris et morne, rébarbatif et austère, mais plus souvent encore teinté d’une absurdité proche du surréalisme comme dans l’œuvre Inscription pour la Joconde. Nous retrouverons par la suite dans les exemples qui seront proposés ici, cette référence constante à une situation particulière et soviétique, dépeinte par les mots réels échappés de la bouche ou des écrits des autres, puis rapportés. Elles contiennent aussi une part d’humour, au fond, qu’il ne faut pas négliger.