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L’album de Primakov : le récit du destin d’un artiste

Nous détaillerons ici uniquement cet album car il est représentatif de la série toute entière, qui comporte des invariants. Ainsi, chaque album raconte l’histoire d’un personnage particulier, inventé par Kabakov, qui est toujours un

106 Amei Wallach, The Man Who Never Threw Anything Away, New York, 1996, p. 115. Texte

original : “Albums are stacks of thick white (or gray) cardboard pages, always the same size (51,5 x 35 cm), on which are glued sketches, scraps, documents, texts, and various things drawn by the author or already published. The stacks of pages (the number of pages in the albums varies from thirty-five to 100) are arranged in boxes that are 54 x 38 x 15 cm in size. […]. Everything together – the sketches themselves, the time that the viewer takes to look at them, the turning of the pages, the reading of the text, all orchestrated in one specific rhythm, the totality of the voices, the presence of a real life person who is leafing through the pages – comprises that special quality of the demonstration which constitutes a unique genre – the genre of the albums”.

artiste luttant avec l’idée de « création ». Une autre parmi les constantes des albums de cette série est que les éléments s’effacent, disparaissent au fil des pages dessinées, si bien que l’album s’achève sur une page entièrement blanche, qui suggère soit la disparition du héros, soit sa mort. Cette événement qui se répète invariablement pour chaque récit suggère une nouvelle fois le poids de la fatalité sur le destin soviétique dont il paraît difficile de s’extraire. L’apport principal des albums dans l’œuvre de Kabakov c’est l’introduction franche d’une narration relayée par des personnages animés d’une véritable « psychologie », ce qui renforce le caractère littéraire de sa démarche et l’inscrit dans une certaine tradition littéraire russe, ainsi que le précise Boris Groys, spécialiste de Kabakov et du conceptualisme moscovite, philosophe et critique de nationalité allemande ayant longtemps vécu en Russie. Dans l’article intitulé « L’artiste comme narrateur » [Xudožnik kak rasskazčik], il précise que les « lectures » des albums de Kabakov étaient accompagnées de commentaires sur les formes dessinées ou sur ce qui arrivait aux personnages et comment ces commentaires renforçaient l’intensité narrative de l’évènement :

En soi, le genre de l’album indique que le spectateur a affaire à un récit. […]. Au début de l’album, on donne un principe déterminé de construction d’une forme. Ce principe se développe et se modifie, jusqu’à se détruire lui-même ainsi que la forme en tant que telle. Apparaît la feuille de papier blanche symbolisant la mort. L’évolution de la forme visuelle se prolonge d’un commentaire à voix haute qui « psychologise » [psixolozirovat’], proprement le procès de dislocation. […]. Le commentaire transforme la construction formelle de l’album en récit sur un homme seul et modeste. Dans les Dix personnages, nous voyons tous ces « pauvres gens » et « petits frères » de la littérature russe avec (jusqu’à un certain point) leur fanatisme impuissant107.

Voici comment Kabakov nous présente le malheureux Primakov, le personnage principal de ce premier album :

107 Boris Groys, « Xudožnik kak rasskazčik [L’artiste comme narrateur] », in Stat’i ob Il’e Kabakove

[Articles sur Ilya Kabakov], Moscou, Muzeja sovremmennovo iskusstva « Garaž » / OOO « Ad

marginem press », 2016, [s.p.]. Texte original : “Сам жанр альбома указывает на то, что зритель имеет дело с повествованием. […]. В начале альбома задается определенный принцип построения образа, и затем этот принцип, развиваясь и модифицируясь, разрушает сам себя и сам образ как таковой. Наступает белизна чистого листа бумаги, символизирующая смерть. […]. Эволюцию визуального образа сопровождает словесный комментарий, который психологизирует чисто формальный процесс распада. Комментарий превращает формальное построение альбома в повесть об одиноком и скромном человеке. Во всех десяти персонаж мы видим все тех же «бедных людей» и «меньших братьев» русской литературы с их беспомощным (до пары до времени) фанатизмом».

C’est un personnage qui passe sa vie dans un placard depuis l’enfance. Quand il était petit, il a traîné là tous ses jouets. Il s’est fabriqué une sorte de lit avec des choses récupérées. Progressivement, il n’est plus jamais sorti de son placard alors on a commencé à lui déposer de la nourriture à proximité sur un tabouret et il pouvait ainsi s’en saisir pour la manger dans son placard. Tandis qu’il se tenait dans son réduit, il pouvait tout entendre de ce qui se passait dans la pièce, mais il ne participait jamais à ce qui se déroulait et il ne trahissait jamais lui-même sa présence par le moindre son. Il pouvait se représenter lui-même volant hors du sombre placard, s’élevant au-dessus au dessus de la ville et de l’univers entier puis disparaissant dans le ciel. Une fois, après avoir passé trois jours sans avoir manifesté signe de vie et sans que l’on aie perçu le moindre son en provenance du placard, son père et sa mère se sont décidé à ouvrir la porte, mais quand ils l’eurent brisé, il n’y ont trouvé personne108.

Ci-après, à partir de la page suivante, quelques images de l’album Primakov, assis dans l’armoire [Vškafusidjaščij Primakov], 1972-75. Il s’agit du premier album de la série de dix albums nommée Dix personnages [Desjat’ personažej]. 51.5 x 35 cm , Paris, Musée National d'Art Moderne, Centre Georges Pompidou. Toutes les images sont extraites de : Amei Wallach, The Man Who Never Threw Anything Away, op.cit., p. 116.

On distingue l’évolution générale d’une histoire qui passe ici du noir au blanc, du trop plein de sensation intérieure à un vide. Le contemplatif Primakov est enfermé dans le noir, mais des indications placées sur les dessins montrent qu’il perçoit mentalement la vie qui s’active autour de lui. Cette capacité artistique lui permet d’entrouvrir la porte du placard dans laquelle il se maintient confiné. Il « voit » l’appartement, la rue, les enseignes, les toits. Il survole ensuite la province environnante, les espaces et l’immensité du ciel, vide qui indique que tout disparaît progressivement, dont sa propre existence.

108 Amei Wallach, The Man Who Never Threw Anything Away, op.cit., p. 116. Texte original : “This is

a personage who always sat in the closet, since childhood. When he was small, he dragged all his toys in there. He concocted a sort of bed from old things. Gradually he stopped coming out of the closet altogether, so that they even started to put food for him nearby on a stool, and he would take it inside to eat it. While he was sitting in the closet he could hear everything that was going on in the room, but somehow he never participated in what was going on; he didn't give himself away with even a single sound. He would imagine himself flying out of the dark closet, rising up above the city and above the entire earth, and disappearing into the sky. Once, when he hadn't given any signs of life, and for three days there hadn't been a sound heard coming from the closet, his mother and father decided to break down the door. But when they broke it down, there was no one there”.