• Aucun résultat trouvé

LE TEMPS DES ORGANISATIONS

W. GROSSIN, 1967, Le travail et le temps, Anthropos, Paris,

5. Temps sacré, temps profane et gaspillage.

1.2. La réification de l'entreprise

Par cette expression, je désigne l'ensemble des discours qui ont cette propriété de conférer à l"'entreprise" - laquelle n'est après tout qu'une construction abstraite, synthétique, et non immédiatement perceptible (au sens où l'on peut percevoir une chose concrète: un arbre, un avion, un autre homme) - de conférer à cette construction abstraite, donc, une réalité substantielle et unitaire, indépendante des individus qui ont construit et qui utilisent ces abstractions dans leurs discours-':

La réification commence en même temps que l'illusion du sujet collectif, dès qu'on perd de vue cette vérité élémentaire selon laquelle, comme le dit Hayek:

"les ensembles ne sont, comme tels, jamais donnés ànotre observation, mais sont sans exception des constructions de notre esprit''.

En particulier, lorsqu'on attribue en propre à une telle construction de l'esprit une réalité, une extériorité, une force contraignante. Pour mieux comprendre la nature du processus, il est commode de distinguer trois opérations plus ou moins conjointes qui se trouvent ordinairement mises en oeuvre dans la construction de l'objet collectif réifié, et qui sont pour moi autant d'illusions.

Il Y a tout d'abord une totalisation a priori :en face de la multiplicité plus ou moins disparate des pratiques sociales de travail, on décrète leur unité profonde, leur connexité, leur interdépendance généralisée au sein d'une totalité qu'on appelle l'''entreprise''. Le collectif est donc d'emblée posé comme une unité, un système intégré, doté de frontières. On confond ce faisant des relations logiques/symboliques, posées par l'esprit, et des relations concrètes dans le temps et l'espace, des signes et des choses (un problème d'ailleurs fréquent dans la théorie des systèmes).

Une autre opération consisteà poser l'extériorité de cette totalité ainsi constituée abstraitement par rapport à tous ses membres, et son pouvoir de les contraindre (l'extériorité étant la condition de toute relation de cause à effet). Le collectif s'affranchit en quelque sorte des individus. On postule "l'extériorité contraignante du social", comme dirait Durkheim, c'est-à- dire que des composantes de notre monde social et subjectif sont conçues par nous comme des entités qui appartiennent au monde objectif, et dès lors sont susceptibles d'exercer sur nous des contraintes, de devenir des causes efficaces.

Enfin, cette totalité unitaire et extérieure fait fréquemment l'objet de projections anthropo- morphiques diverses telles que la conscience, la logique, la capacité téléologique, le sens, etc..

Une projection anthropomorphique signifie que l'on attribue à un "objet" non-humain (une abstraction, une chose, la nature, un animal, etc.) des propriétés qui sont propres à l'être conscient de l'homme. Et puisque, donc, elles appartiennent maintenant en propre à la totalité sociale, on peut donc parler de la "culture d'une entreprise", de ses "objectifs" de ses "valeurs", de ses "stratégies", etc, comme si ces propriétés étaient spécifiques à ce collectif et comme irréductibles aux individus, comme si elles appartenaient en propre au collectif.

Totalisation a priori, extériorité et anthropomorphisation caractérisent de fait la conception généralement implicite de l'entreprise qui transparaît fréquemment dans les discours du néornanagement,

3 4

Lecourt, L'Amérique entre la Bible et Darwin, Paris, PU.F, 1992,

R Bandler& J. Grinder, Les secrets de la communication, Ed. Le Jour, p. 35.

5

6

Voir notamment: E. Enriquez, "L'entreprise comme lien social", "un colosse aux pieds d'argile", in Sainsaulieu(dir.),L'entreprise, une affaire de société, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1992, pp,. 203-228 ; P Le Goff, Le mythe de l'entreprise, Paris, Ed, La Découverte, 1992.

1.3. La gestion de soi

Il suffit de jeter un coup d'oeil sur la littérature de management ou d'étudier le marché de la formation pour : réflexivité semble s'emparer du sujet dans une vaste incitation a s autoproduire. Typique du dISCOurS managérial, typique de la modernité en général, est sans nul doute cette inflation de la réflexivité au travail, cette réflexivité dont Giddens fait très justement un trait caractéristique de la modernité. La découverte et la production volontaire de soi semblent caractériser par excellence la réflexivité moderne. Par "réflexivité", j'entends ici le fait de se poser soi-même, consciemment, comme l'objet de certaines pratiques visant à son .à à mieux communiquer avec les autres, etc .. Plus precisèment, la réflexivitéconsiste a fabnquer des discours sur soi des représentations de qui deviennent le évident visées intentionnelles : le se decouvre et cherche a se transformer par cette decouverte meme.

Qu'il stress, de la de motivation, de la sûreté de soi (l"'assertivité"), de de du etc., les ouvrages ne cessent d'évoquer une repnse reflexive et discursive de domaines Jusqu'alors abandonnés à l'irréflexion au tacite à l'intuition ou à la fatalité. Ce que je suis, ce que je vis, ce que j'éprouve devient ce que j'ai d'être, de vivre, ;. le tacite en s'explicitant, peut désormais se gerer ; les. plus de la se de choix, de projets.' de responsabilités. S affirme amst 1incroyable pretention d'une réflexion d'une volonté qUI ne cesse d'étendre - à tout le moins dans ses discours - son travail de colonisation des moindres du tout, en l'homme, devient objet d'un discours pseudo- et resolument instrumental. Suprême paradoxe: dans la P.N.L, l'homme apprend a piloter.:.. son propre cerveau.

Les "technologies de soi"

Car tel est. le d.e la propre à la culture managériale contemporaine, qur la différencie des SCIences humaines des années soixante : cette saisie de la. vie abandonnés à la spontanéité de la vie et habitus bien moms orientée vers la découverte de soi que vers

l action sur SOl. D emblee, la connaissance se veut instrumentale elle est une méthode et sa est d'abord pragmatique. La question du "comment", massivement, se substitue à la du "pourquoi" ; l'agent social apprend à choisir sa "distance de confort" dans 1interaction, a calibrer son comportement verbal et non verbal pour maintenir un état de congruence", à "choisir son état du moi pour éviter les interactions croisées" à "sortir du triangle, à "s'accorder rythme la de son interlocuteur" pour le a 1 a son interlocuteur pour suppnmer chez lm certaines pensées indésirables, passer du contenu au niveau de la relation", etc .. Et de même que domaine de. la thérapie, les ouvrages de l'école de Palo-Alto abondent en exemples de guenson spectaculaire, les ouvrages du néomanagment multiplient les exemples de réussite du stYle : "il suffisait d'y penser!".

"Une participante: J'ai lutté pendant des annéesafin de perdre les deux derniers kilos pour à mon poids idéal. Il m'est facile de merapprocher du poids souhaité mais j'ai toujours cru que je devais lutter et me battre pour me contrôler afin de perdre ces deux derniers kilos Donc, j'ai changé ma croyance que c'était difficile en croyance qu'il sera facile de perdre ces deux derniers kilos., Quel soulagement! Je me sens tellement plus détendue?"

:'Une participante: J'avais le nez qui coulait et j'ai changé la croyance que je n'y pouvais rien. C'est Incroyable, je sens que mon nez commence à s'arrêter de couleré"

Comment ne pas songer ici à ces "technologies de soi" qu'étudiait Foucault vers la fin de sa vie et dans lesquelles il voyait autant de dispositifs de pouvoir?

L'exaltation de la responsabilité individuelle

De tous ces travaux ressort l'image d'un être humain aux pouvoirs vertigineux -pouvoir sur les autres et sur soi-, image qui n'est pas pour rien, faut-il le dire, dans le succès des ouvrages et des exaltation repose sur un usage i.ncon,trôlé de termes tels que ChOIX, décision, objectif, strategie. Tous ces termes connotent la hberte humaine, la volonté, le libre arbitre : appliqués métaphoriquement à la description de processus perceptifs, cognitifs et comportementaux infra-conscients, ils évoquent alors la possibilité d'une maîtrise intégrale de soi et d'une compréhension entièrement réfléchie d'autrui.

Dire le pouvoir personnel, c'est dire la responsabilité individuelle: s'il est en mon pouvoir de changer et si je ne change pas, j'en suis responsable ; il tient à moi de réussir ou d'échouer dans ma carrière, d'être reconnu comme leader, de bien négocier, de bien communiquer. En même temps que l'espace des choix, c'est alors le domaine de la responsabilité individuelle de l'homme sur sa propre vie qui s'étend démesurément, tandis qu'on passe sous silence les cadres contraignants au sein desquels s'opère la libération des initiatives.

La légitimation du pouvoir d'influence et la délégitimation de l'autorité formelle

Alors que le pouvoir formel, légal, hiérarchique fait l'objet d'une remise en cause radicale au niveau du discours, s'entend -, on remarque une valorisation, une exaltation même de personnelle, du leadership, du charisme - c'est-à-dire des procédés par lesquels on peut influencer quelqu'un sans que cette opération d'influence soit reconnue comme telle.. Les ouvrages abondent ainsi en conseils et techniques qui visent à endormir la méfiance de son interlocuteur, prévenir son opposition, détourner son attention de toute possibilité de refus, etc. ; on conseille de pratiquer le "judo psychologique", la "prescription du symptôme", "l'inversion des présuppositions négatives", le recadrage", "l'intervention paradoxale", etc. On ne s'étonnera pas non plus du regain de prestige de l'hypnose -au travers notamment des travaux d'Erickson- voire. de l'auto-hypnose". On s'étonnera davantage, par contre, de la similitude frappante de certains dISCOurS propres au néomanagement et de la littérature mystique du New Age avec son culte de la "pensée positive" et du "Moi supérieur".

La critique de la raison analytique

La réflexivité managériale se caractérise donc par un rejet, ou plus exactement une remise en cause de la rationalité analytique traditionnelle et des techniques quantitatives de gestion. Elle se traduit par l'arrivée en force sur le marché de la formation voire même dans les cursus des (surtout américaines) de thèmes tels que le la totale, la de la. communicat.ion,. l'écoute, le "coaching", la la gestIO.n des la negocration, la motivanon, etc. L'enseignement traditionnel de la gesnon est remIS. en cau.se parfois durement par des gens comme Mintzberg ou Peters et Waterman. On en VIent aujourd'hui à attacher une nuance péjorative au mot "management" et à le distinguer du "leadership". Pour autant, insistons-y: cette remise en cause de la rationalité analytique ne signifie pas simplement la reconnaissance de l'intuition et de l'affectivité comme des composantes essentielles de toute vie au travail mais leur colonisation

par la réflexivité. Une volonté de maîtrise est contestée au profit d'une autre plus profonde. Le rejet virulent de la bureaucratie me paraît trouver là, dans cette exaltation de l'auto- productio,n de soi, culturel et, moral : la bureaucratie non simplement qu elle mais parce qu elle est une entrave au libre developpement des individus, De meme sont rejetés les statuts formels, l'autorité traditionnelle non fondée sur la compétence Les jeunes cadres imprégnés de la nouvelle culture regardent avec commisération leurs qui .s'accrochent à leurs titres et leurs prérogatives; ils sont àla fois plus élitistes et que En un l'entreprise contemporaine devient plus en. plus megahtaue. : les différences de statut sont rejetées au profit des La re.connalssance du mérite individuel est un principe moral om.mpre.sent.dans les dISCOurS du management. Les livres de management abondent dIC.hot.omies fondées sur l'opposition du Mal (le taylorisme, la bureaucratie, 1 la au changement, l'incapacité d'innover, l'inefficacité) et du Bien (la participanon, le projet partagé, la créativité, l'esprit d'équipe, etc.), et qui se superposent 7

8

Ibid., 156. Ibid., p 157.

9 Cf. par exemple, M Curcio, L'auto-hypnose: Une technique révolutionnaire pour réussir tout ce que vous entreprenez, Alleur, Marabout, 1990.

généralement à une opposition tout aussi manichéenne et fortement utopiste entre les noirceurs du passé et les lendemains qui chantent.

La négation du social

De façon générale, on remarque une négation massive de la sociologie au profit d'une certaine psychologie. Les grands déterminants sociaux, la domination, le marché du travail, l'emploi, l'inégalité économique sont passés sous silence. Dans le discours managérial, la réalité humaine de l'entreprise est une réalité essentiellement psychologique. Le dualisme de l'individu et des structures sociales demeure au principe des modèles ,. le social est au-dehors, au-delà des

individus, il semble n'exister que sous la forme de collectifs réifiés. L'extrême valorisation du changement trouve ses fondements dans une acceptation de l'ordre social de l'entreprise, laquelle est conçue comme une unité supérieure, extérieure à ses membres et plus ou moins anthropomorphe.

Les discours de la psychologie managériale traduisent une combinaison, une juxtaposition a-critique des concepts de la psychologie à ceux d'une vague sociologie holiste : le sujet avec son intériorité, ses valeurs, son inconscient, son style d'autorité, ses "états du moi", sa personnalité fait face et entre en relation avec des collectivités extérieures : le groupe de travail, l'équipe, l'entreprise. On a donc affaire à un curieux mélange d'exaltation du changement, du développement personnel, d'une part, et de constructions psychologiques et sociologiques réifiées d'autre part.