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LE DISCOURS MANAGERIAL COMME IDEOLOGIE

LE TEMPS DES ORGANISATIONS

W. GROSSIN, 1967, Le travail et le temps, Anthropos, Paris,

III. LE DISCOURS MANAGERIAL COMME IDEOLOGIE

La légitimité au sens de Max Weber suppose l'exercice plus ou moins clairement défini et localisé d'une domination (par exemple une autorité administrative) et l'attribution d'une validité à cette domination, cette validité trouvant sa source dans le charisme, la tradition ou la

,: est donc, la et - ce qui

la conscience autorité. Or, la SOCIOlogIe contemporaine tend a,élargir le sens cette notion a lm englober les processus qui ont pour effet de dissoudre la de .la contrainte SOCIale, elle en vient à désigner non seulement les processus de validation mais encore les processus d'occultation par lesquels l'exercice de la

contrainte sociale n'est pas simplement justifié mais dissimulé, travesti, détourné.

modèle wébérien de .la légitimité, il me semble donc qu'on peut aussi parler de contrallltes. sociales sont attribuées à des objets imaginaires, les dISCOurS à fins de contextualisation des rapports SOCIaux: l entreprise réifiée et transcendante, d une part, le sujet réflexif, tout puissant et responsable, d'autre part, sont les deux objets privilégiés par lesquels se travestit et s'interprète aujourd'hui la contrainte sociale dans le travail.

La réification comme idéologie

A quoi servent les réifiantes dans les rapports de travail, en quelles circonstances son,t-elles et .avec .effets On peut soutenir que ces expressions d un Ideologique Précisons : à proprement parler, le recours à I,Entrepnse unite pas tacite de légitimer l"'entreprise" si 1on. par la unite organique, mais bIen les rapports sociaux de travail, en particulier les contraintes liées aux transformations de l'activité productive et commerciale. A travers discours, on t,end à constituer et reconstituer un objet absent pour réaliser l'unisson des consciences et transfigurer la contrainte sociale.

La totalisation a priori, autrement dit le fait de poser a priori l'unité du collectif d'insister sur entr.e a bien sûr pour conséquence sous-estimer les dlfferenc,es et les conflits, de surimposer l'idée d'un ordre et necess.alIe aux sennments d injustice ou de révolte, et de favoriser l'éclosion d'une solidarité collective. "Nous formons un bon team", "nous sommes tous sur le même bateau",

"nous défendons l'intérêt général", "nous formons une grande famille" sont autant d'énoncés ordinairement utilisés par les dirigeants à tous niveaux et ces énoncés, remarquons-le, n'ont pas simplement pour fonction de représenter une réalité existante, mais bien de produire cette réalité. En posant l'unité de l'entreprise, on vise à produire certaines images mentales, certains états de conscience qui poussent à l'attachement (la loyauté, l'esprit de corps, le désintéressement, l'obéissance, le sens du devoir, le dévouement, l'esprit de sacrifice, etc.). Une représentation est ainsi produite et reproduite au travers d'expressions langagières qui crée les conditions de légitimation d'un ordre social donné. Et tandis que l'attention sélective est systématiquement portée sur l'interdépendance (l'exigence de solidarité interne), les inégalités et les conflits passent à l'arrière-plan.

2. Avec l'extériorité, l'entreprise prend maintenant l'apparence d'une réalité objective et autonome, extérieure à ses membres et susceptible d'exercer sur ces derniers des contraintes qui lui sont propres, autrement dit des contraintes qui ne sont plus réductibles aux relations concrètes de pouvoir et de domination entre les hommes. Et ce renversement langagier du rapport des producteurs à leur produit collectif offre certaines opportunités d'influence. Si en effet l'entreprise ne se réduit pas à ses membres, si elle est une totalité supérieure à tous, qu'irions-nous protester contre ses contraintes et ses nécessités, telles que ses porte-parole attitrés (les dirigeants, les responsables à tous niveaux) nous les transmettent? Et qu'irions-nous reprocher à ces hommes, s'ils se bornent à servir la totalité, à défendre l'intérêt général? L'extériorité est ainsi au principe de divers processus de dé-responsabilisation et d'occultation du pouvoir. Elle est aussi la condition de tous les cultes plus ou moins organisés qui cherchent à élever l'entreprise (comme d'ailleurs tout autre collectif) à la transcendance.

3 L'homme a donc perdu la trace de ses propres constructions et celles-ci, unitaires et extérieures, sont donc susceptibles de supporter diverses projections anthropomorphiques .. Celles-ci permettent de travestir les objectifs, les volontés, les intérêts propres à certains individus ou certains groupes concrets en motivations collectives et par là de les soustraire à toute remise en cause.

"L'organisation se voit forcée de vous licencier", annonce le directeur du personnel à son employé et cette phrase, énoncée d'un air triste, résonne très différemment de cette autre phrase: "J'ai décidé de vous licencier". La première évoque une fatalité, la deuxième semble un acte de violence; le résultat concret, lui, reste le même.

Dominer autrui, c'est toujours le dominer concrètement, mais c'est aussi, bien souvent, construire certaines images derrière lesquelles cette domination apparaît transfigurée; la réification, comprise comme un ensemble spécifique de pratiques langagières, apparaît ainsi comme une forme très courante de légitimation. Généralement, l'exercice de la domination s'accompagne de la construction langagière d'une unité supérieure au sein de laquelle cette domination est validée, et parfois naturalisée. Et l'on courbe alors la tête devant autrui comme on le fait sous la pluie glaciale : non point la rage au coeur mais sans presque y penser, parce que le mauvais temps est une fatalité.

La réflexivité comme idéologie

Quant à elle, la référence constante au dédoublement réflexif et à l'intériorité du sujet a - au moins - un effet majeur: celui de substituer à l'intuition de la contrainte sociale et du pouvoir d'autrui celle d'une relation de pouvoir intérieure à la personne.

L'argument est classique, on le trouve déjà chez le Marx de La Sainte Famille qui parle de "l'art de transformer des chaînes réelles, objectives, existant hors de moi, en chaînes simplement idéales, simplement subjectives, simplement intérieures à moi, et à muer ainsi toutes les luttes extérieures et sensibles en pures luttes d'idées10. Habermas se rapproche de cette intuition lorsqu'il évoque:

"cette remarquable force d'intégration, ..) cetteélasticité de la société, qui se manifeste dans le fait que les conflits sociaux peuvent être déplacés sur le plan des problèmes psychiques, autrementdit peuvent accabler d'abord l'individu sousla forme d'une affaireprivëe-!",

Avec Giddens, encore, on peut répéter que la réflexivité n'est pas simplement une "conscience de soi", si l'on entend par' là une sorte de contemplation de soi, un pouvoir de dévoilement qui serait capable de découvrir son objet sans simultanément construire, inventer cet objet. Elle est une pratique à part entière, "la façon spécifiquement humaine de Contrôler le flux continu de la vie socialel?". Il me semble important d'insister sur cette conception pratico-sociale de la réflexivité qui désigne l'incorporation dans les pratiques sociales de représentations de soi le plus souvent discursives - à des fins de contrôle et de coordination des échanges, de contextualisation des conduites, de légitimation des contraintes sociales. Ainsi peut s'interpréter l'inflation de la réflexivité dans les discours du management.

On l'a vu, le discours de la réflexivité professionnelle est aussi le discours de la responsabilité individuelle. Le livre célèbre de Watzlawick : Faites vous-même votre malheur'>, résume à lui seul ce glissement caractéristique et symbolise un trait essentiel de la mythologie contemporaine. L'homme est responsable de ce qui lui arrive, de ses échecs comme de ses succès .. On pourrait croire au paradoxe: comment concilier le discours de la réflexivité, qui est aussi bien le discours de la liberté individuelle, avec celui de l'implication, de l'engagement, de l'adhésion, du "commitment" ? A vrai dire, il n'est ici nulle contradiction, bien plutôt une complémentarité fondamentale. Nombre de travaux de psychologie sociale consacrés à l'étude des processus d'engagement et de manipulation démontrent à quel point le sentiment de liberté est la condition même de tous les processus d'engagement et d'implicationvt (Songeons également à l'inflation des références à la

notion de contrat dans la gestion moderne - dans la gestion par objectif, dans les entretiens d'appréciation et les bilans d'activité, les programmes de qualité totale, etc. lesquels ont pour effet de consacrer l'illusion d'une transaction entre des acteurs libres et consentants). Précisément, la préservation de ce sentiment de liberté suppose d'opacifier les rapports sociaux contraignants en face à face par l'internalisation de la contrainte ou/et son attribution à un collectif transcendant (ou une machine).

Culte de l'entreprise et culte de soi sont-ils contradictoires?

En gros, la psychologie managériale mobilise les références psychologiques, en particulier celles qui évoquent les dimensions implicites, irréfléchies, spontanées ou inconscientes des actions humaines, mais tout en conservant, contre tout décentrement, la fiction d'un sujet souverain, le principe d'une volonté à la source de toute action et de tout devenir individuel: on "décide" de "gérer son inconscient", de s"'auto-motiver", de communiquer non verbalement, etc. Cette position débouche inévitablement sur un paradoxe apparent. De nombreux sociologues (Dégot, Segrestin, Tixier, Enriquez, etc.) se sont intéressés à ces formes contemporaines du management que sont la "culture d'entreprise" ou le "projet d'entreprise". On désigne par là divers processus qui visent à faire partager par l'ensemble du corps un discours défini par les dirigeants en favorisant l'explicitation de valeurs, de de par.tagés et qui tendent à l'entreprise d'une petite SOCiete fondee sur l'individualisme, le calcul, la participauon contractuelle, à une autour l'identification à un projet. La question se pose alors: la I.nstrumentale n est-elle pas en contradiction avec un tel projet? N'y a-t-il pas annnorme radicale entre cette sorte de submersion dans le collectif et l'exaltation du sujet producteur de soi? Je crois tout au contraire à l'intime complémentarité des deux thèses.

10 Marx, Oeuvres philosophiques, Paris, Gallimard, 1982, p. 626.

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Habermas, Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé (traduit de l'allemand), Paris, Payot, 1978, p 175.

A Giddens, op cit., p 51 Paris, Ed du Seuil, 1984

Cf.J.L Beauvois& Joule, Soumission et idéologies. Psychosociologie de la rationalisation, Paris, P.UF., 1981 ; Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, Voir aussi: S Moscovici&W. Doise, Dissensions et consensus: Une théorie générale des décisions collectives, Paris, 1992.

La réflexivité professionnelle, précisément parce qu'elle érode les anciennes appartenances sociales et statutaires au profit du mérite et de la responsabilité individuelles, déblaie en quelque sorte le chemin cognitif vers une identification à l'entreprise, ou du moins une acceptation de l'entreprise comme "horizon indépassable": On doit en outre se garder de sauter trop promptement du discours de la culture d'entreprise à la réalité des processus d'identification et d'appartenance. L'entreprise contemporaine suscite sans doute moins d'adhésion spontanée, d'attachement affectif, que naguère l"'esprit-maison" à la SNCF ou à la Caisse d'Epargne. Ce qu'il faut analyser avant tout, ce n'est pas le "patriotisme d'entreprise" mais bien l'usage de ce genre de discours, la nature du rapport social dans lequel il est utilisé. Il me paraît clair que les références au collectif transcendant sont activement mobilisées pour légitimer les processus de changement, les nouveaux modes de gestion, l'exercice du pouvoir dans l'entreprise en voie de transformation. A ce niveau, l'antinomie disparaît et la réflexivité omnisciente et cynique peut s'accorder sans problème avec la valorisation des groupes charismatiques. Au vrai, l'esprit d'équipe, le sentiment la culture d'entreprise, c'est toujours pour les autres, ceux sur lesquels on veut agir.