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LE TEMPS DES ORGANISATIONS

W. GROSSIN, 1967, Le travail et le temps, Anthropos, Paris,

II. Jean-François AMADIEU

La lecture du texte de Alain Eraly laisse de prime abord la sensation d'un large accord. D'une part le diagnostic dressé de l'hégémonie de deux grandes idéologies managériales, la réification de l'entreprise et la réflexivité est juste" Il permet efficacement de comprendre "l'effet de tenaille" qui sépare les collectifs de travail et empêche la défense collective des salariés (Atomisés les salariés sont dissous dans la communauté d'entreprise). D'autre part, la présentation des producteurs et utilisateurs d'idéologies, des groupes sociaux intéressés est stimulante quoique rapide et laissant dans l'ombre les différences d'intérêts entre les acteurs producteurs, transmetteurs et usagers de l'idéologie.

Ces deux premiers étages de la "fusée Manheim" appelent moins de remarques que le troisième" Il s'agit à cette étape de se demander, comment, pourquoi ces idéologies sont produites et utilisées.

1. Les explications avancées paraissent être de type fonctionalo-marxistes :

Pour l'auteur, si l'on veut comprendre ce qui amène les individus à produire ou utiliser une idéologie il faut se demander à servent les idéologies et non ce qu'ont explicitement souhaité faire les producteurs d'idéologie. Ce qui amène un individu ou un groupe à produire de l'idéologie ne serait pas un dessein machiavélique, pas un but explicite et délibéré, une stratégie, mais "seulement l'anticipation, même vague et diffuse, tacite, des effets sociaux de ces discours". On se posera dès lors plusieurs questions:

Pourquoi faut-il cette intentionalité, cette anticipation 7

Pourquoi ne pas intégrer les problèmes d'erreur de position et de disposition 7

Pourquoi ne pas retenir la recherche de part de marchés du conseil, de la formation, de l'édition, de la science, en un mot, une démarche utilitaire 7

- Pourquoi faut-il un dessein global, une "intention fondamentale", une seule, globale, animant tous les individus 7

Entre les conséquences de l'utilisation des idéologies sur les pratiques de gestion qui, en effet, peuvent maintenir une domination et légitimer des pratiques et les raisons d'élaboration de l'idéologie et de son usage il y a une distinction àfaire.

Il ne suffit pas d'observer des effets sociaux pour détenir l'explication elle-même (sur tous ces points Raymond Boudon dans l'Idéologie est particulièrement clair) ..

Le discours idéologique le serait, si l'on suit Eraly, car, vrai ou faux, il est utilisé dans des sociaux, "on anticipe un effet de légitimation" (ici de la "domination du capital"). "On" fait un usage,

"on" anticipe une légitimation".

"On", s'agit-il de l'utilisateur ou de celui qui élabore 7 Le producteur, l'usager 7

Pour mieux comprendre l'élaboration et l'usage de discours du néo-management il faudrait préciser qui est "on".

Alain Eraly avance la thèse selon laquelle les idéologies du management seraient rendues nécessaires par la "violence sociale renforcée" qui se développerait dans les pays capitalistes de la fin du XXème siècle. Ici encore la production de l'idéologie comme discours de justification des pratiques de gestion est expliquée par la réponse à un impératif général (l'accroissement de la violence sociale).

La violence sociale dans les organisations serait plus grande aujourd'hui. "La violence sociale engendrée par le développement économique s'est fortement accrue".

En quoi l'intégration organisationnelle, les structures innovantes (l'autonomie du groupe de travail, la polyvalence, la formation, la reprofessionnalisation, etc ) seraient une violence sociale accrue?

Si l'on veut dire que la productivité augmente, l'intensité de la charge physique et mentale, est- ce plus le cas aujourd'hui dans les démocraties capitalistes de la fin du XXème siècle qu'après 1920 ou après 1945 ? En ces périodes aussi les gains de productivité sont importants et les structures changent.

L'autocontrôle est-il plus violent socialement que le contrôle mécanique ou hiérarchique 7 La "domination du capital" est-elle plus forte depuis le début des années 80 ? S'agit-il ici du pouvoir des détenteurs de capital, de l'employeur? S'agit-il des conséquences pour les salariés des mouvements de capitaux 7 Il Y a-il un mouvement uniforme et international de domination croissant du capital ?

Donc, il Y a à la fois des concepts à préciser et un mouvement. une accentuation, un nouveau modèle à démontrer.

2. La violence faite aux analyses stratégiques:

Le rejet des modèles de choix rationnel et de l'individualisme méthodologique pour expliquer la construction et l'usage des idéologies est également visible dans le traitement réservé à

l'analyse stratégique. L'analyse stratégique est-elle une idéologie, un instrument de domination 7

L'usage de termes comme choix, décision, objectif. Stratégie, pouvoir n'est en lui-même un problème, une idéologie. Elle n'est pas produite dans un but tacite de légitimation de la domination du capital. La sociologie de l'acteur n'est pas assurément une idéologie.

C'est lorsqu'on oublie les groupes intermédiaires, de voir les conflits, en particulier la stratégie, l'action, le pouvoir de l'employeur que l'assimilation néo-management/analyse stratégique ou modèles du type "rational choice" est défendable.

Si les employeur/salarié, les rapports sociaux, il n'y a plus de

confusion possible. L acteur du neo-management n'est pas un homo-oeconomicus.

Eraly pense qu'on avait voulu avec la rationalité analytique enseignée en business school chasser "spontanéité de la vie affective, irréflexion des Habitus" (p. 10), "l'intuition et l'affectivité composantes essentielles de toute vie au travail" (p. 13).

Aujourd'hui, avec Peters et Waterman par exemple, on renverserait cela pour le remplacer par une maîtrise de l'affectivité et de l'intuition par la réflexivité.

Il Y aurait rationalisation à nouveau mais d'une autre manière.

au point de vue de. Alain Eraly on peut suggérer que les explications irrationnelles des comportements (affectif, intuitions, effet Habitus .... ) ne sont pas, loin s'en faut, négligés par le néo-management Plus généralement, c'est un déficit d'analyse rationnelle

qui est observable. .

DISCUSSION

Georges-Yves Kervern : "Je trouve que nous avons eu ici, ce soir, dans votre exposé, une belle démonstration de ce qu'est l'idéologie puisque vous décrivez une réalité parfaitement triviale comme une construction surréaliste ... "

Paul Mayer: "Vous parlez de violence, mais vous n'employez pas l'expression bourdieusienne de "violence symbolique". Qu'entendez-vous par «violence» 7"

Valla .: "Je qu'un des problèmes que pose votre analyse vient du fait que, PIerre Monn l'a dit, vous n'avez pas étudié en tant que tel le marché de la formation. Il

s'ag.It tout d'abo.rd marché : les entreprises ne demandent pas à des

cabmets de venir faire des formations mternes à des groupes de cadres Elles envoient des

se à titre dans des séminaires qui regroupent des cadres d'entreprises

differentes. C est un pomt Important Pour comprendre cette dimension je pense également qu'il faut analyser la triade manager/formateur/cadre formé. '

Il se trouve qu'aujourd'hui, un certain nombre d'entreprises demandent des formations internes. infirmer ma thèse, mais je ne le pense pas. Car il faut analyser le pourquoi de la

pnse les .. L'un dit: "nous essayons de passer d'une structure

trop rigide désormais aux changements rapides de

1environnement, a une structure plus souple, plus biologique, organisée autour de projets. Or nous nous heurtons à des résistances, des blocages. Nous allons donc essayer par

Jacques Girin : "Je constate que la séance de ce soir a attiré beaucoup de monde et suscité de vives réactions: c'est un signe.

Deuxième remarque" Il y a eu des allusions fugitives à Marx, Jean-François Amadieu l'a notamment souligné. Mais la relation de Alain Eraly au grand maître de notre jeunesse me fait penser à l'expression slovène, citée par Tatjana Globokar : "comme le chat qui tourne autour du lait brûlant". Il est pourtant temps de relire Marx, et notamment ces chapitres du livre I du Capital qui analysent le passage de la manufacture à la grande industrie. Dans le cas analysé par Alain Eraly, on passe en effet à la grande industrie en matière de production des discours. Ceci dit, il faut peut-être dépasser Marx en s'appuyant sur la pragmatique : car Marx a considéré l'idéologie comme un voile, alors qu'ici, comme il a été dit dans la discussion, les discours font agir et agissent, sans que les cadres soient dupes.

En résumé, je dirais qu'il convient de revenir à Marx, ouvertement et sans complexes, et qu'il faut analyser la production de discours comme une technique de production "

Alain Eraly : "N'ayant jamais été marxiste, je me réfère à Marx sans trop de mauvaise

conscience, je crois. De toute façon, Marx n'ayant pas analysé les discours en eux-mêmes, il reste un vaste champ de recherches à défricher.

Suis-je un idéologue, comme le pense Kervem ? Ma réponse est résolument et nettement: "non". Pourquoi? Parce que je ne suis pas ici, ce soir, lorsque je parle, en position de pouvoir sur l'auditoire, pouvoir que je chercherais à légitimer par mon discours. Si je me trouve devant un étudiant, lui annonçant que je lui inflige un 4/20, en argumentant ainsi : personnellement, je serais ouvert à l'idée de remonter votre note jusqu'à la moyenne, pour vous permettre d'avoir l'examen, mais l'Université ne le permettrait pas, je suis en situation de pouvoir et je réifie l'Université; là, je tiens un discours idéologique au sens où je l'ai défini.

Suis-je un fonctionnaliste, comme le suggère Jean-François Amadieu, suis-je moi-même tombé dans le piège de la réification? Pour moi, le fonctionnalisme est admissible en sociologie s'il s'agit d'un fonctionnalisme de l'acteur, pas du système. Parmi les actions humaines, il y a celles qui sont des actes de langage; lorsqu'il y a acte de langage, je pense qu'il existe une intention générale, une anticipation par le sujet de l'acte de l'effet qu'aura le discours sur celui qui le recevra. Pourquoi ne pas parler d'un marché? Je ne vois pas ce que cela ajouterait: qui offre un produit sur le marché, anticipe une demande, un usage du produit qu'il va offrir. Celui qui produit et vend du discours anticipe un effet de ce discours: je ne vois pas en quoi les deux approches seraient contradictoires. "

Erhard Friedberg :"Attention, le fait d'anticiper que le produit va se vendre ne signifie rien

quant à l'effet réel du produit, à son usage. On a là deux dimensions différentes."

Alain Eraly :"Je ne pense pas, du moins pas dans ce cas. Les formateurs se rendent compte de

l'effet de leur en temps réel sur leur auditoire, lors des séminaires. Certes, il s'agit là de transmetteurs; mais les producteurs sont souvent aussi des transmetteurs, ou ils l'ont été ...

Jean-Paul Valla: "Peters et Waterman ont d'abord exposé leurs idées dans des séminaires de

formation ; ce n'est qu'ensuite, lorsqu'ils ont pu constater la manière dont ces idées "passaient" qu'ils en ont fait un livre Puis le succès du livre les a entraînés à faire de

séminaires , "

Alain Eraly : "L'hypothèse que certains anticipent la vente, mais non l'effet des discours, que

les deux phénomènes ne sont pas liés, me paraît irréaliste.

S'agissant de la (questions de Jean François Amadieu et de Paul Mayer), je ne veux absolument pas dire que l'autocontrôle est plus violent que le contrôle externe. Je veux dire que l'autocontrôle est une représentation qui s'interpose dans les rapports sociaux. La violence est, pour moi, située dans les rapports sociaux eux-mêmes Quelle est-elle, cette violence? Si une entreprise doit améliorer sa productivité et qu'elle arrête, en conséquence, d'embaucher, on va sommer les cadres, très vite, de revoir l'affectation des ressources humaine : une secrétaire qui travaillait auparavant pour un seul patron va désormais travailler pour plusieurs à la fois

Il s'agit là d'une violence, concrète, qui peut être bien ou mal vécue, mais qui est une VIOlence.

J'analyse la période que nous vivons comme la coïncidence entre un regain de violence (dû à la crise qui a suivi la grande période de croissance) et une perte de légitimité des rapports hiérarchiques. Les cadres supportent de plus en plus mal d'avoir à exercé un pouvoir hiérarchique, leurs subordonnés supportent la chose aussi mal qu'eux, mais on demande aux cadres d'exercer plus de violence. C'est cette coïncidence ou contradiction qui explique le néo- management.

Jean-François Amadieu m'a posé une question -ô combien délicate 1- sur l'analyse stratégique. J'ai l'impression que si j'avais remplacé, partout dans mon texte et mon exposé, "intentionnalité" par "rationalité", je me serais attiré moins de critiques. Le malheur est que je ne crois pas à cette idée de rationalité pour expliquer ce que je tente d'expliquer. Je ne crois pas que l'analyse stratégique et l'individualisme méthodologique puissent expliquer l'efficacité du discours. Herbert Simon faisait déjà remarquer, dans un texte un peu oublié qui se trouve dans les organisations, que la rationalité n'est pas limitée parce que les ressources sont limitées; qu'elle n'est pas limitée par des limites cognitives, mais sociales. Ce sont les limites de la rationalité qui rendent la rationalité possible, et ces limites tiennent à autrui, Ce qu'il faut donc analyser, c'est la production sociale des limites de la rationalité. L'étude de la rationalité limitée de l'acteur passe à côté de ce problème. Parler de l'entreprise, c'est jouer sur les croyances, c'est produire des frontières pour la rationalité.

Erhard Friedberg : "Je profite de mon privilège de président pour faire une dernière

remarque. Un point m'est apparu plus clairement après la question de Jacques Girin. Vous maniez en réalité trois niveaux d'analyse:

• premier niveau : il s'agit d'une réflexion sur la production de discours qui peuvent être utilisés ensuite dans les rapports sociaux. Cette réflexion peut être menée en termes de marché;

• deuxième niveau: vous étudiez l'utilisation de ces discours comme légitimation du pouvoir dans les rapports sociaux. Ce deuxième niveau n'implique ni les mêmes acteurs ni les mêmes rapports sociaux que le premier ;

• troisième niveau, où la référence à Marx devient intéressante: vous étudiez la manière dont les discours sont sélectionnés, certains étant abandonnés et d'autres retenus, à l'échelle de la société; vous vous demandez: pourquoi tel discours "marche-t-il" ou ne marche-t-il pas? Le problème est que, pour vous, ces trois niveaux sont naturellement liés les uns aux autres. Pour ma part, cette liaison ne me paraît pas évidente Je pense que vous devriez chercher à éclairer les articulations entre les trois

Alain Eraly : "Premier niveau: que la production de discours puisse s'analyser en termes de

marché, j'en suis d'accord. Les producteurs, en ce sens, sont rationnels: ils suivent la rationalité de leur compte en banque.

Deuxième niveau. J'ai du mal à admettre qu'il puisse ne pas exister de lien entre le premier et le deuxième niveau, entre la production et l'effet Le producteur de lavabo anticipe un usage des lavabos qu'il met sur le marché Bien sûr, un lavabo peut servir à un autre usage que celui qui a été anticipé par le producteur (on peut assassiner sa femme en lui envoyant à la tête un lavabo), et c'est pour cela que je parle d'une anticipation vague, diffuse. Mais, de ce point de vue, un discours est comme tous les autres produits, lavabos ou autres. Ce ne sont pas les mêmes acteurs, dit Erhard Friedberg, donc les deux niveaux ne sont pas nécessairement liés Mais il en va de même pour les autres produits: l'acteur qui produit des lavabos n'est pas le même que celui qui se lave les mains.

Troisième niveau. Je reconnais que je suis peut-être allé un peu vite en besogne. Il est vrai que la fascination qu'exerce le discours dépasse l'usage que l'on en fait. Je vais complexifier l'analyse sur ce plan."

VI. TELECOMMUNICATIONS POLICY IN JAPAN AND THE U.S. : STRUCTURE,