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1.2.1 Différentes formes de régulation

Chaque mouvement est unique. Bien qu’il soit assimilé à des mouvements antérieurs similaires, le chaos qui régit notre monde complexe provoque systématiquement des variations dans son exécution. De la contraction des fibres musculaires à la position perçue des articulations à déplacer, tout doit être continuellement régulé. Atteindre un objet qui se trouve derrière soi fait intervenir la quasi-totalité des muscles du corps et nécessite de connaître vaguement la position de l’objet, alors que le même objet situé devant notre main sera facilement saisissable. Ces deux mouvements en apparence si différents semblent pourtant être des variantes d’un même comportement.

Les processus d’assimilation ou d’accommodation décrits par Piaget peuvent être exprimés en termes de régulations, selon qu’elles agissent localement ou influent durablement sur la structure des représentations. Selon son contexte d’étude, le terme de régulation couvre de nombreux phé- nomènes. La régulation d’un simple paramètre suffit à réaliser une homéostasie37, déjà assimilée aux systèmes intentionnels par Daniel Dennett. La régulation du rythme permet la synchronisa- tion. Une forme de régulation implicite résultant du couplage d’accumulateurs physicochimiques permet par exemple à des populations de lucioles de synchroniser leur scintillement, de même que la régulation physique réciproque de pendules leur permet d’osciller en phase ou antiphase (comme décrit en première partie).

37. Une homéostasie est définie par le maintien d’une variable autour d’une certaine valeur ou dans un certain intervalle, telle une concentration chimique dans le sang. Malgré la présence d’hystérésis, elle évite des variations extrêmes incompatibles avec la survie d’un organisme.

1.2. Régulation D’autres formes de régulations plus complexes, moins symétriques et faisant intervenir plus de composantes peuvent aussi expliquer des phénomènes complexes de coordination, comme on en retrouve chez les insectes sociaux. Maurice Merleau-Ponty a aussi décrit en détail les régula- tions complexes dont l’homme était capable dont l’exemple du début de cette section s’inspire [Merleau-Ponty, 1942]. Plus généralement, plusieurs membres ou mêmes modalités peuvent être utilisés pour réaliser une même fonction. Malgré la complexité d’une telle transition faisant intervenir des substrats physiques aux propriétés variables et des aires cérébrales différentes, celle-ci nous semble évidente. La régulation touche ainsi toutes les dimensions de la cognition à s’applique à tous les niveaux d’abstraction.

1.2.2 Contrôle réparti à tous niveaux

Bien que l’initiation du mouvement soit consciente et que la trajectoire du membre puisse être influencée, on ne régule pas consciemment tous les aspects du mouvement. Selon la configuration initiale des articulations et la position à atteindre, différents mouvements seront mis en œuvre et différents muscles recrutés. Selon le milieu dans lequel se fait le mouvement (dans l’air ou dans l’eau, avec ou sans vent, sur Terre ou dans l’espace), selon la fatigue du sujet, selon les nutriments disponibles, la dy- namique des muscles sera affectée. Tous ces aléas ne sont pas prévisibles ou niveau global et doivent donc être régulés localement.

De même qu’en physique quantique la dimension de la particule effectuant la mesure doit être choisie en fonction du phénomène à mesurer, chaque processus ne peut réguler que les inter- actions à sa propre échelle dans notre approche. En effet, il est impossible d’anticiper l’évolution exacte de l’ensemble d’un système complexe, mais on peut en évaluer grossièrement la trajectoire globale. Réciproquement, un processus local (tel une fibre musculaire) n’est pas "conscient" de la dynamique globale (le mouvement dans son ensemble). Chaque processus ne peut interagir qu’en fonction des événements qu’il peut percevoir et des actions qu’il peut effectuer. Son rayon d’influence aussi bien spatial que temporel est donc généralement proportionnel à ses propres dimensions. Les processus sont ainsi spécialisés selon leur environnement immédiat et des pro- cessus très distants à une échelle donnée communiquent rarement directement. C’est de cette relative indépendance et structure qu’émerge une hiérarchie apparente entre composants.

Bien que cette considération soit rejetée ici, cette hiérarchie est souvent associée à un contrôle centralisé. Les processus à la tête de la hiérarchie distribuent dans ce cas des ordres à des pro- cessus inférieurs et dominés, ce qui est à bien différencier de modulations sur des processus relativement autonomes.

Les régulations distribuées sont saillantes dans le domaine des illusions d’optique, de la vision aveugle ou des techniques d’amorçage (priming). Les études montrent que des processus locaux interagissent directement au niveau subliminal, malgré l’absence de perception consciente. Dans le domaine pathologique, les patients "split-brain", dont les hémisphères cérébraux ont été chi- rurgicalement déconnectés à l’âge adulte, montrent des signes de conflits dans le contrôle moteur [Barbeau, 2007]. L’hémisphère contrôlant la volition est intuitivement associé à la conscience et à la volonté, mais ne coopère plus avec l’autre. Malgré l’absence apparente d’une conscience par- tagée, chaque moitié du corps s’engage dans des comportements cohérents et complexes, mais malheureusement pas toujours compatibles et coopératifs (les deux bras peuvent ainsi littérale- ment se battre pour saisir un stylo).

1.2.3 Cas limites

Si la fatigue est trop grande, le bras trop handicapé ou la distance à la cible trop importante, une régulation de plus grande envergure est nécessaire. Les processus initialement impliqués ne se révèlent plus suffisants, et il faudra faire usage d’un outil ou se lever pour atteindre l’objet. Les régulations plus globales ou moins habituelles à mettre en œuvre passent alors souvent le seuil de la conscience.

Chaque processus assimile la dynamique de son environnement autant que possible, mais les régulations impliquées ont leurs propres limites. La spirale assimilatrice de Piaget explique comment on passe progressivement de schémas généraux s’appliquant à toute une gamme de situations à des schémas spécifiques à une tâche précise. Le phénomène inverse existe également en cas d’inadaptation croissante des processus les plus spécifiques. A partir d’un certain point, cette remontée vers la généralité a des effets non négligeables sur l’ensemble des comportements dans lesquels l’individu est engagé. Les contraintes imposées par un plâtre sur une jambe ne peuvent être par exemple compensées au niveau de celle-ci et l’ensemble des processus mainte- nant l’équilibre ou permettant la marche doivent donc être profondément réorganisés.

C’est seulement quand des régulations conscientes sont mises en jeu que les déficiences ou manques sont perçus. La myopie n’est conscientisée que lorsque les accommodations du cristallin n’autorisent plus une perception normale, le seuil de détection est donc relatif à l’activité du sujet. Un individu habitué à lire sur un tableau distant sera plus rapidement gêné qu’un autre naviguant dans un paysage désertique. De même à l’intérieur de notre corps, les variations dans le métabolisme et les réactions du système immunitaire restent quasiment imperceptibles tant que le fonctionnement global de l’organisme n’est pas affecté. Un cancer à évolution très lente peut ainsi rester invisible durant toute la vie du sujet, tant que l’organe touché reste suffisamment fonctionnel. Similairement, l’embryogenèse est d’autant plus robuste que l’épigénétique régule la formation des organes et compense de possibles mutations génétiques "négatives" (voir le cas du rein détaillé par John Stewart [Stewart, 2004]).