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Une réfutation profonde des thèses judiciaires de l’Ancien Droit

LA DIFFICILE CONSTRUCTION D’UNE NOUVELLE FIGURE DU JUGE À L’ÉPREUVE DE

Section 1 Une réfutation profonde des thèses judiciaires de l’Ancien Droit

Dans les sections précédentes, nous avons pu constater que les représentations de la figure du juge étaient plutôt éparses et divergentes ; qu’il n’y avait rien de tel qu’une contre-figure dominante qui aurait été le fruit de la concertation des lettrés et des praticiens. Il ne manque à ce puzzle fragmenté que la pièce maitresse qui sera le porte- étendard de la méfiance judiciaire. C’est à Cesare Beccaria que revient cet honneur, autant historique qu’idéologique ; philosophe et économiste grâce à ses réflexions et ses écrits, il livre une représentation du juge plus cohérente et plus précise. Il prône un adoucissement des peines et veut le juge « corseté » par la suprématie de la loi pénale. Qui est Cesare Beccaria, au vrai ?

Cesare Beccaria est originellement un économiste milanais que rien ne prédestinait à disserter sur la Justice pénale. Pourtant, en 1764, il publie à Livourne un bref opuscule qui va rencontrer un succès européen : Des délits et des peines445. Ce bref traité de réforme de la justice criminelle va assurer à Beccaria une notoriété rapide. Il décide dans de collaborer dans une revue pluridisciplinaire avec son ami Pietro Verri446. Ce sera sa participation dans le prolongement de son ouvrage. L’idée étant de faire émerger des solutions politiques à la question pénale447.

445 Cesare Beccaria, Des délits et des peines, Livourne, 1764.

446 Il s’agit de la revue Il Caffè, Voir l’Introduction de Philippe Audegean in Philippe Audegean, Des délits et des

peines : nouvelle traduction du traité de Cesare Beccaria, Paris, ENS éditions, 2013.

447 Voir Laurent Reverso, L’influence des lumières françaises sur les juristes et publicistes lombards au

La traduction de son ouvrage par l’abbé Morellet en 1766448 va accentuer ce succès car certains intellectuels et futurs députés constituants y trouvent le remède aux maux de la justice française d’ancien régime449.

Cependant, l’aventure sera de courte durée et Beccaria préférera retourner à sa passion originelle : l’économie.

Mais ce qui était auparavant un phénomène marginal et sans colonne vertébrale idéologique va se transformer en un mouvement unificateur de la contestation de la figure judiciaire sous l’ancien droit à travers le légicentrisme du marquis milanais.

Il propose également de supprimer le juge en tant que contrepoids au pouvoir royal, contrairement à Montesquieu et à Voltaire, s’opposant ainsi à une éventuelle indépendance statutaire et fonctionnelle des officiers ministériels assurant le service public de la Justice. Et, c’est sûrement, sur ce point, qu’il révolutionne la représentation du juge criminel car désormais les intellectuels des Lumières vont saluer le génie du théoricien pénaliste Beccaria450 qui inspirera de multiples réflexions théoriques sur la réforme de la justice criminelle de la part d’autres auteurs de l’époque.

Cette réfutation se traduit par un violent réquisitoire contre l’Ancien Régime afin de prouver l’essoufflement voire l’absurdité des thèses défendues par les juristes de

448 Bien que celle-ci soit imparfaite il nous semble important de la mentionner. Sur la traduction erronée de

Morellet, voir Philippe Audegean, Des délits et des peines : nouvelle traduction du traité de Cesare Beccaria, Paris, ENS éditions, 2013 ; notamment l’Introduction.

449 Voir notamment : Jean-Paul Marat, Plan de législation criminelle, 1790, Aubin, Paris, Bibliothèque sociale,

1974 ; Maximilien Robespierre, Discours couronné par la Société royale des arts et des sciences de Metz, Paris, chez Merigot, 1785 ; Joseph Servan, Discours sur l’administration de la justice criminelle, Œuvres de Servan, 1767, Paris, Didot, 1822.

450 L’abbé Morellet et l’écrivain Voltaire sont les exemples les plus fort et représentatifs de cet engouement pour

le marquis milanais. Voir Voltaire, Commentaire des délits et des peines in Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1992.

l’époque (§1), il reste toutefois la question de la filiation philosophique et politique qui demeure ambiguë. Ainsi, la paternité de Montesquieu sur Beccaria reste discutable, le marquis milanais apparaissant finalement plus proche de Jean-Jacques Rousseau que du baron bordelais (§1).

§1 : Beccaria, symbole de la révolte convergente contre le juge d’Ancien Régime

Beccaria, en tant que pénaliste incarne clairement un souffle nouveau en France (A). Il incarne aussi l’avènement inattendu de la norme en France (B).

A) Beccaria pénaliste : un souffle nouveau du duché de Milan vers la France

Dans son traité, Des délits et des peines, daté de 1764 et paru à Livourne451, Cesare Beccaria propose une réflexion sur la justice criminelle afin de la repenser car la justice de l’Ancien Régime est selon lui agonisante, inadaptée. Parmi ses propositions phares, il y a celle de la subordination totale du juge à la loi. Selon cet économiste milanais452, il faut que le juge soit sous la dépendance pure et simple de la loi. Il ne faut pas courir le risque de le laisser interpréter la loi. Cela amènerait le juge à prendre des décisions erronées. C’est la naissance du principe de la légalité des peines en matières pénales453.

451 Nous utiliserons comme édition de référence l’édition suivante: Cesare Beccaria, Des délits et des peines, Paris,

ENS, 2013, traduction Philippe Audegean.

452 Au 18ème siècle, l’Italie est composée de multiples Cités-États hétérogènes au rang duquel figure le Duché de

Milan où est né Beccaria.

453 Il postule que la société a contracté le pacte social et s’inspire de Rousseau bien qu’il rende hommage à

Montesquieu. Voir sur ce point : Philippe Audegean, Beccaria : savoir écrire, savoir produire, savoir punir, Paris, Editions Vrin, 2010.

Selon Beccaria « L’autorité d’interpréter ne peut pas résider auprès des juges

criminels »454.

Cette phrase résume à elle seule la méfiance extrême que les Lumières ressentent à l’encontre de la justice pénale de leur temps.

Le succès de l’ouvrage sera tel qu’il marque un tournant dans l’histoire des idées politiques. Il initie, par sa diffusion autant que par son contenu, la convergence entre toutes les représentations du juge pénal, grâce, en particulier, à une approche mathématique, voire arithmétique de la question. Une fois paru, l’ouvrage Des délits et

des peines va enclencher une « dynamique » en faveur de Beccaria455. Surtout Beccaria inverse la logique pénale de l’Ancien droit en passant des peines arbitrées aux peines codifiées456.

Mais contrairement à celle de Voltaire, la réflexion de Beccaria est bien construite, solide et elle apporte des solutions pratiques457 ou du moins que l’auteur considère comme telles. Ainsi, Beccaria prône un adoucissement des peines et la suppression définitive des supplices car « le but des peines n’est pas de tourmenter ni d’affliger un

être sensible »458. Il propose, pour remédier aux maux de la justice, de faire prévaloir « l’intérêt commun » car « Il doit y avoir une proportion entre les délits et les

peines »459.

454 Cesare Beccaria, Des délits et des peines, §IV, p. 153.

455 Voir sur ce point Cesare Beccaria, op.cit., Introduction par Philippe Audegean pp. 73 et suivantes.

456 Voir Laurent Drugeon, « Des peines arbitrées aux peines codifiées », Hypothèses, 2002, Publication de la

Sorbonne, Paris, 2003.

457 Voltaire se limite à une posture de tribun du peuple, Beccaria se tourne vers une posture davantage tournée en

direction de la réflexion intellectuelle. Voir Première Partie, Chapitre second, section 2.

458 Cesare Beccaria, Des Délits et des peines, §XII, p. 179. 459 Ibid.

Cette philosophie pénale se confond avec sa philosophie politique : la société est un tout à l’équilibre fragile ; par conséquent, le droit de punir est un moyen de réguler les rapports sociaux. Il a une approche utilitariste puisque la peine doit être également utile à la société et à l’accusé460.

Cette subordination du juge à la loi signe une méfiance absolue contre l’arbitraire du juge et sa faculté à pouvoir arbitrer la peine pénale. Le cinquième chapitre est une clef de voûte de l’ouvrage puisque l’économiste milanais y estime que « Si l’interprétation

des lois est un mal, il est évident que leur obscurité qui entraine nécessairement l’interprétation en est un autre »461.

B) Cesare Beccaria ou l’avènement normatif français

Ainsi Cesare Beccaria propose un système pénal basé sur la fixité et la légalité des peines pénales. Il propose également une suprématie juridique de la loi. Cela se traduirait par une proportionnalité entre l’infraction commise et la sanction à prononcer. Ces thèses novatrices pour l’époque furent largement diffusées et commentées en Europe Occidentale462. En effet, le principe de la légalité des peines théorisé par Cesare Beccaria est un nouveau réquisitoire contre l’ancien droit pénal.

De ce point de vue, Beccaria marque également l’avènement normatif463 de la société française ou plutôt il marque la consécration du droit écrit sur le droit coutumier qui

460 Voir Raymond Abbruggiati, Cesare Beccaria et la France des Lumières, Thèse, Droit, Dijon, 1991 ; voir

également Philippe Audegean, La philosophie de Cesare Beccaria : savoir punir savoir écrire, savoir produire, Vrin, 2010.

461 Cesare Beccaria, op.cit., §V, p. 157.

462 Pour un point de vue pro Beccaria on pourra se référer au Commentaire des délits et des peines de Voltaire ;

dans le sens contraire on pourra se reporter à Muyart de Vouglans, Contre-Traité des délits et des peines.

463 Ugo Bellagamba, Le moment normatif en France : aspects idéologiques, institutionnel et judiciaires, HDR,

régissait les rapports entre habitants dans la France d’Ancien régime. Toutefois, ce chantier de déification de la loi est en partie lié à la volonté des souverains de codifier les dispositions juridiques, volonté à laquelle Louis XIV tenait particulièrement pour réaffirmer son statut de « Roi fontaine de justice »464.

Mais cet « avènement normatif » qu’incarne Cesare Beccaria subit l’influence antiquisante de son temps. C’est pourquoi il pose en sages législateurs, les Romains. Il rappelle surtout les précédents de fixité des peines décidé dans le Code de Dracon. La République spartiate de Lycurgue et la Rome de Cicéron restent toutefois les modèles les plus prisés des philosophes du XVIIIème siècle465.

Nous venons d’étudier en quoi le marquis milanais était le symbole de la révolte judiciaire caractéristique de son temps et surtout en quoi il a permis une unification du mouvement des Lumières.

Désormais la question de sa paternité avec le juriste bordelais se doit d’être examinée car elle demeure plus complexe qu’il n’y paraît.

§2 : Montesquieu et Beccaria : une paternité discutable

Cette paternité entre les deux intellectuels est discutable. Elle est discutable car Montesquieu est certes omniprésent dans l’opuscule de Beccaria (A). Toutefois une démarche de comparaison s’impose pour distinguer ce qui sépare les deux auteurs (B).

A) Montesquieu dans le traité de Beccaria : un nouveau John Locke ?

464 Voir Arlette Lebigre, la vie judiciaire sous l’Ancien Régime, Paris, Presses Universitaires de France, 1988. 465 Voir Jacques Bouineau, Réminiscences de l’Antiquité sous la Révolution, Thèse, Droit, Paris, 1984.

Peut-on, pour autant, faire un rapprochement avec les thèses de Montesquieu et sa fameuse citation « Le juge n’est que la bouche de la loi »466 ? A-t’ il tant influencé que cela l’auteur du Traité des délits et des peines ? Ou bien s’agit-il d’un artifice philosophique afin que Beccaria ne montre pas son influence rousseauiste ? Plus précisément pourquoi Cesare Beccaria se réclame de manière aussi explicite à lui ?

Cette question mérite d’être posée car Beccaria se réfère à Montesquieu puisqu’il estime que « Toute peine qui ne dérive pas de l’absolue nécessité est tyrannique dit le

grand Montesquieu »467. Mais, à la lecture, il est beaucoup plus proche de Rousseau comme en témoigne, notamment, l’ouverture de son opuscule :

« Les lois sont les conditions auxquelles des hommes indépendants et isolés s’unirent en

société »468.

Il nous semble que son admiration envers L’esprit des lois est davantage le fruit d’une interprétation maladroite. Une réelle adhésion aux thèses parlementaires de Montesquieu par Beccaria nous semble hasardeuse. En effet, ce dernier semble davantage prendre les théories contenues dans l’Esprit des Lois comme un système garantissant la liberté civile des citoyens.

B) Démarche comparative entre les deux théoriciens

Il nous semble que cette démarche comparative est utile, voire fructueuse. Elle met en évidence les divergences de point de vue entre chacun des auteurs. La différence de

466 Charles-Louis de Secondat Montesquieu (Baron de), De l’esprit des Lois, Londres, Nourse, 1772. 467 Cesare Beccaria, Des délits et des peines, §II, p. 147.

référentiel en matière de figure judiciaire469 : Montesquieu est un magistrat issu de la noblesse d’épée, au parlement de Bordeaux ; il se montre nostalgique de l’époque féodale où le juge jouait un rôle de contrepoids au pouvoir royal avec une haute érudition gréco-latine470. Tandis que Beccaria souhaite abolir les thèses de l’Ancien Droit et soumettre le juge à la loi coûte que coûte. Le juge ne doit pas être un contrepoids politique et juridique, il doit être sous la tutelle absolue de l’État. De plus, il fait des réflexions en matière pénale, en procédure et droit criminel, que Montesquieu n’aborde pas du tout. Par exemple, Cesare Beccaria réfute le secret de la procédure inquisitoire et la question préparatoire, éléments sur lequel l’Esprit des lois semble laconique voire silencieux. L’ouvrage se contentant d’une approche rigoureuse et purement comparatiste.

Montesquieu semble vouloir restaurer la pairie afin de ressusciter une antique et fantasmée justice seigneuriale. Il veut subtilement s’opposer à la théorie selon laquelle « Le Roi est fontaine de justice »471 . Son objectif est de faire renaître le poids important de la noblesse française à l’époque féodale.

Beccaria ne semble pas faire l’éloge du jury criminel pour mieux se concentrer sur son fer de lance. Il s’agit de la fixité des peines, l’adoucissement des châtiments et l’abolition de la torture judiciaire472. L’abolition de la torture concerne la question

469 Jean Graven, « Montesquieu et le droit pénal », in Boris Mirkhine-Guetzevitch, Henri Puget (sous la direction),

La pensée politique et constitutionnelle de Montesquieu, Paris, Recueil Sirey, 1952, pp. 209-254 ; Voir également

Michel Porret, « Les peines doivent tendre à la rigueur plutôt qu’à l’indulgence », Muyart de Vouglans versus Montesquieu », Revue Montesquieu, Société Montesquieu, Clermont-Ferrand, 1997, pp. 65-95.

470 Les nombreuses références à l’Antiquité gréco-romaine, notamment à la République Romaine, démontrent

l’étendue de la culture littéraire classique de Montesquieu. Il sera également toujours possible d’y voir un artifice littéraire pour une critique politique souterraine de la monarchie de Louis XIV et Louis XV.

471 Sur le Roi justicier voir Arlette Lebigre, La vie judiciaire sous l’ancien régime, Paris, Presses universitaires de

France, 1988.

472 Annabelle Bestion, « La torture et le législateur en Europe », in Bernard Durand (sous la direction), La torture

préparatoire et question préalable. Il ne semble pas tourné vers la critique politique d’un polémiste. Beccaria entretient donc le doute sur le bien-fondé du juge professionnel. En effet, le juge-citoyen de Rousseau semble avoir les faveurs de l’économiste milanais car pour lui le raisonnement mathématique et logique s’applique aux sciences humaines et sociales.

Il est en quelque sorte le fondateur de la pénologie moderne473 en prenant en compte la situation de l’accusé et sa théorie de la proportionnalité des peines.