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Des représentations divergentes pour un objectif convergent

LA DIFFICILE CONSTRUCTION D’UNE NOUVELLE FIGURE DU JUGE À L’ÉPREUVE DE

Section 3 Des représentations divergentes pour un objectif convergent

Trois figures alternatives et un seul objectif : « effacer » le juge criminel de l’Ancien Régime pour des raisons convergentes ou divergentes. Mettre en exergue la faiblesse de la justice pour mieux critiquer la fonction régalienne et la théorie selon laquelle « Le Roi est fontaine de justice ». Cette conception est héritée d’une période dans laquelle la monarchie luttait contre les justices seigneuriales. Cette lutte par la voie de l’appel comme par celle de la prévention n’a plus de raison d’être au XVIIIème siècle. La monarchie française, à défaut d’être absolue au sens le plus idéologique du terme, n’en est pas moins adossée à une structure administrative centralisée. Cette même structure administrative centralisée ne cesse de se renforcer. Qui plus est, les parlementaires ont affirmé leurs prétentions, et appuyés par les grèves d’avocats, n’ont eu de cesse de montrer à la monarchie que le véritable enjeu, dans l’administration de la justice royale, tient avant tout à la place accordée aux cours souveraines, et notamment aux arrêts de règlement. Là encore, les nouvelles figures de la magistrature, réunies à celles de la défense, qui se structure dans le dernier siècle de l’Ancien Régime495, rapprochées par

494 Éric Gasparini « Regards de Portalis sur le droit révolutionnaire : la quête d’un juste milieu sous la Révolution »,

AHRF, La Révolution et le droit n°328, 2002 ; Robert Allen, Les tribunaux criminels sous la Révolution et

l’Empire (1792-1811), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.

495 Sur ce point, consulter Hervé Leuwers, L’invention du barreau français, 1660-1830, Paris, éditions de l’École

une communauté d’intérêt professionnel, se sont positionnées contre les dérives absolutistes du pouvoir, au premier rang desquelles, l’existence rémanente d’une justice personnelle du roi. Le chêne de Saint-Louis était acceptable. Les lettres de cachet des derniers Bourbons ne le sont plus. Ces nouvelles représentations, nourries de l’idéal des Lumières font concurrence aux anciens lieux communs. C’est précisément parce que ces lieux communs s’effritent que la justice criminelle de l’époque connaît une remise en question majeure par l’élite intellectuelle française. Le juge criminel du XVIIIème siècle fait office de repoussoir. Les philosophes des Lumières choisirent donc d’imaginer une figure judiciaire plus proche de leurs aspirations humanistes.

Au regard de ce qu’il vient d’être démontré précédemment, nous pouvons résumer les figures alternatives du juge autour de trois axes qui forme le tronc commun à ces nouvelles figures judiciaires. En premier lieu, il s’agit de la critique du juge (§1), en deuxième lieu, de remettre en cause la fonction régalienne (§2), en dernier lieu, l’engouement des intellectuels de l’époque pour ces figures judiciaires novatrices (§3).

§1 : La critique du juge de l’ancien droit : un leitmotiv des Lumières

La cible des Lumières est assurément le juge de l’Ancien Régime. L’objectif, à travers ces critiques, est de « sabrer » le juge criminel car il est un épouvantail au XVIIIème siècle. La procédure criminelle n’a pas évolué depuis l’Ordonnance de 1670. C’est la raison principale de son usure au XVIIIème siècle. Montesquieu souhaite le retour d’une justice nobiliaire et féodale en réaction à la « domestication »496 de la noblesse d’Ancien Régime ; Voltaire se pose en écrivain alertant sur les plus horribles

affaires pour pilonner les tribunaux criminels. Cependant Voltaire le fait selon un parti pris qui nous semble critiquable. Beccaria innove en fondant le courant utilitariste qui prône un légicentrisme strict afin d’enfermer le juge dans « la cage de la loi »497, théorie qui sera reprise par les révolutionnaires constituants. Toutefois ce légicentrisme ne signifie pas une adhésion totale de Beccaria aux idées démocratiques. Beccaria en tant que fonctionnaire autrichien dévoué ne pouvait pas se reconnaître dans l’idéal démocratique prôné par Rousseau.

Ces philosophes ont également en commun, mais à des degrés divers, l’anglophilie ambiante de leur temps qui les amène à se passionner pour le système anglais.

Cependant, si le juge criminel est autant décrié, c’est aussi et surtout parce que la justice de l’époque vit une grave crise existentielle. Les magistrats frondent contre la royauté en invoquant les théories parlementaires pour tuer toute tentative de réforme judiciaire498. Ainsi, l’image corporatiste liée aux frondes judiciaires a tué le juge de l’ancien droit faisant éclore de nouvelles figures judiciaires alternatives.

Toutefois, la justice n’est pas la seule cible des philosophes des Lumières. Elle est aussi et surtout un moyen d’atteindre la fonction régalienne et, avec elle, l’absolutisme.

497 L’expression est de l’auteur.

498 Sur les théories parlementaires voir Marie-Laure Duclos-Grecourt, L’idée de loi dans la pensée des juristes

§2 : La critique sous-jacente de la fonction régalienne

Sous l’Ancien Régime, la fonction judiciaire se confond avec la fonction royale : « Le Roi est fontaine de justice »499. Par conséquent, lorsque les philosophes des Lumières critiquent la justice pénale, ils critiquent également la monarchie absolue de leur temps.

En effet, nulle fonction n’est plus régalienne que la Justice, donc façonner la justice et la figure judiciaire est représentatif du type de régime politique envisagé. Si Montesquieu reprend une figure féodale de la justice, c’est bien pour marquer sa nostalgie de la monarchie d’antan, Beccaria, en consacrant la loi sur le juge privilégie un système politique de type démocratique500.

Si Voltaire fait l’éloge du système anglais, ce n’est que pour mieux critiquer les institutions monarchiques françaises. Voltaire parlera même de sa préférence pour le régime du « despote éclairé », régime qui semble être un mélange de monarchie constitutionnelle anglaise et de théorie politique platonicienne501.

Enfin, ces nouvelles figures judiciaires ont en commun d’avoir rencontré un vif succès en leur temps.

499 Voir Arlette Lebigre, La vie judiciaire sous l’Ancien Régime, Paris, Presses universitaires de France, 1988. 500 Cela semble être davantage le fruit de ses influences rousseauistes qu’une affirmation péremptoire. Voir supra,

section 1.

501 Sur l’influence anglaise : Edouard Tillet, la constitution anglaise : un modèle politique et institutionnel dans la

France des Lumières, Aix- en Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2001 ; sur l’influence antique :

§3 : Les figures judiciaires alternatives : un succès d’époque.

Montesquieu, Voltaire et Beccaria sont des succès littéraires et philosophiques (A). En parallèle l’Europe se réforme (B).

A) Les succès de Montesquieu, Voltaire et Beccaria

Bien que touchant des points différents de la procédure pénale, ces trois figures du juge criminel ont rencontré, à leurs époque, toutes proportions gardées, un succès car elles furent vues comme des théories profondément réformatrices s’inscrivant dans le courant des Lumières qui est également un centre de réflexion et de circulation des idées au niveau européen.

En effet, le baron de la Brède rencontre un certain succès avec de l’esprit des lois. Cet ouvrage forgera, à tort, la réputation démocrate et littéraire de Montesquieu.

Voltaire fut reconnu comme un grand nom de la littérature à la suite de son intervention dans l’affaire Calas bien que sa carrière littéraire eût commencé bien antérieurement. Il fut même inhumé au Panthéon sous la Révolution, les députés constituants voyant en lui une figure de précurseur de la Révolution.

Ainsi, les idées circulent bien au XVIIIème siècle malgré la censure royale. De plus cet engouement démontre clairement une volonté de changement dans la France prérévolutionnaire. Les élites françaises aspirant à une république fédérale selon le modèle américain ou bien une monarchie constitutionnelle sur le modèle anglais.

B) Des rois réformateurs en Europe et un immobilisme français

Le succès de ces figures alternatives ne s’explique pas uniquement par la substance progressiste du mouvement des Lumières. Cette soif de changement a également des causes géographiques. En adoptant un point de vue comparatiste il est possible de noter que la plupart des nations européennes entament des réformes sur la base des théories politiques de leur temps. En Prusse, le roi Frédéric II incarne le roi-philosophe cher à Voltaire. S’il ne promulgue pas de Code pénal prussien , le roi de Prusse réorganise l’ administration. Il met également en place un système fiscal plus équitable en privilégiant les impôts indirects. Il faut se souvenir que la Prusse sort de la guerre de sept ans. Elle s’agrandit devient certes une puissance mais tout aussi exsangue que la France. De plus, il modernise sur le plan politique le royaume prussien. Il faudra néanmoins attendre son successeur Frederic-Guillaume II pour voir le premier Code pénal prussien en 1794. On retrouve ce même élan réformateur dans l’Espagne de Charles III qui libéralise la politique intérieure, l’économie et lance de grands travaux afin de moderniser le royaume espagnol. Sur le plan juridique, Charles III d’Espagne abolit la torture et limite la peine de mort à des cas très précis. Le rôle de l’Inquisition est réduit. Enfin, il choisit de se comporter comme un « despote légal » en raison de l’influence du mouvement physiocratique. En Russie, Catherine II lance de grands chantiers juridiques et politiques pour faire entrer son royaume dans le siècle des Lumières. Toutefois l’impératrice russe ne réussira pas son vaste programme réformateur. L’hostilité nobiliaire en est la principale cause. Son souhait d’assouplir le servage ne verra jamais le jour de son vivant. Il faudra attendre l’empereur Alexandre III pour retrouver un vaste programme réformateur pour la Russie. L’Autriche de Léopold II et de Joseph II est également

significative de l’influence des Lumières puisque les deux empereurs modernisent la politique du royaume autrichien faisant de Vienne une des villes où la vie intellectuelle est la plus prolifique.

Quant à l’Angleterre, elle se prépare à entrer dans la première révolution industrielle et libéralise son économie. Du point de vue institutionnel, le parlementarisme émerge faisant de l’Angleterre une monarchie « tempérée ». Cependant, comme dit plus haut, Georges III d’Angleterre reste un roi puissant. Il est donc encore prématuré d’employer l’expression « monarchie constitutionnelle anglaise ».

Cet élan réformateur se retrouve également en Italie avec le duc de Milan, Léopold, qui fait adopter un nouveau code pénal qui adoucit les peines pénales et les châtiments corporels dans le duché milanais. Face à cet élan réformateur européen, il est important de noter l’exception française.

En effet, face à ces initiatives réformatrices, la France de Louis XVI reste immobile et bloquée par un appareil administratif et judiciaire trop complexe. Il y a, certes, la réforme du chancelier Lamoignon mais celle-ci arrive beaucoup trop tard. En 1788, la royauté française est tout simplement crépusculaire502. Deux édits abolissent également la torture, le premier en 1780, le second en 1788, mais ces réformes judiciaires sont beaucoup trop timorées en comparaison de nos voisins européens. En ce sens la France se rapproche de la Russie de Catherine II. Il y’a des tentatives de réformes. Cependant toutes échouent en raison de l’hostilité croissante de la Noblesse

502 Nous nous situons en tant qu’historien contemporain ce qui nous fait dire « une royauté crépusculaire » .

Toutefois au moment où le chancelier Lamoignon présente sa réforme nul ne s’imagine la bourrasque révolutionnaire qui soufflera à l’ été 1789.

Enfin Beccaria connut un succès immédiat au niveau européen puisque son opuscule est rapidement traduit. En France le succès fut immédiat malgré la traduction critiquable de l’abbé Morellet datant de 1766503.

Sur le papier les trois figures peuvent séduire : la première par sa séparation avec les autres pouvoirs, la seconde avec le contrepoids citoyen que peut constituer l’opinion, la dernière par sa réfutation de l’arbitraire du juge criminel qui était une caractéristique de la justice sous l’Ancien Droit. Quel que soit la figure judiciaire retenue, il est certain que nul ne pouvait prédire le caractère radical de la nouvelle justice pénale révolutionnaire.

503 Sur ce point voir l’introduction et l’appareil critique de P. Audegean in Cesaria BECCARIA, Des délits et des

CHAPITRE 2 :

LE JUGE IDÉAL DE L’ASSEMBLÉE CONSTITUANTE