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Commençons par observer que dire est un geste qui se pratique avec régularité dans le Contact Improvisation. Les contacteurs n’ont sans doute pas inventé le dire

123 cf. sur ce point Barbara Mantero, Thought in Action. Expertise and the Conscious Mind, New York (NY), Oxford University Press, 2017, construit point à point comme une contestation du « mythe du just do

comme geste de danse, mais leur communauté fait assurément partie de celles qui ont contribué, dans la danse des années 1960 et 1970, au « tournant kinesthésique124 » qui a

préparé l’usage aujourd’hui largement répandu, de tourner les échanges au studio vers l’expérience des danseurs.

Depuis ce tournant, ce n’est pas seulement que les mots accompagnent la danseuse dans son geste : que leur signification soit pré-codifiée (tendu, en pointe, plié) ou qu’elle soit fondée sur un vocabulaire anatomique, kinésiologique ou commun (étirement du psoas, extension de la jambe en pointant le gros orteil, pencher la tête), cela a en un sens toujours été le cas (au moins à l’entraînement, si ce n’est sur scène). C’est plus encore que la danseuse est invitée à se constituer une réserve lexicale et grammaticale idiomatique, qui lui permette de déployer un imaginaire autant qu’une pensée d’où se nourrissent ses gestes. Même en danse classique, où le vocabulaire qui sert à indiquer les positions du corps est fortement codifié (arabesque, attitude, battement, dégagé,

développé...), de grandes différences peuvent se faire sentir d’un maître de ballet à

l’autre, selon l’accent postural, physiologiste, imaginaire qu’il donnera à sa transmission verbale.

La création chorégraphique contemporaine implique corrélativement la mise en place d’un lexique interne à chaque compagnie, d’usages du langage spécifiques : les mots font partie des outils de la chorégraphe, au même titre que la mélodie gestuelle qu’elle transmet, au point qu’on a pu parler « d’identité orale125 » à propos des œuvres de

danse. La parole participe ainsi de l’immersion dans un « bain » de motricité et d’imaginaires communs, que Frédéric Pouillaude a décrit avec exactitude :

« Un auteur-chorégraphe institue et prolonge en forme d’idiolecte la corporéité qui lui est propre. Cet idiome singulier (qui, le signant, assure aussi bien sa signature) doit passer aux danseurs. Ce qui opère généralement selon la quotidienneté du cours et une forme de mimétisme inconscient où, malgré la singularité des uns et des autres, semble s’inventer une même ‘‘pâte’’ corporelle, un même habitus général de posture et de mouvement. Bref : une

124 cf. André Lepecki, « Concept and Presence: The Contemporary European Choreography », dans Alexandra Carter (éd.), Rethinking Dance History: A Reader, London, Routledge, 2004.

sorte de corps commun, bien réel et pourtant difficilement assignable, dont l’institution paraît strictement corrélative de la structure ‘‘compagnie’’ et de la quotidienneté de fréquentation que celle-ci induit, de ce que beaucoup appellent spontanément le ‘‘bain’’126. »

Le bain de la compagnie n’est pas seulement un bain lexical, c’est aussi bien le bain des histoires qu’on se raconte et il n’est pas uniquement l’affaire d’une transmission « du haut vers le bas », du chorégraphe aux danseurs. La constitution d’un collectif d’interprètes en passe en effet par la création, en coulisse, d’un blason commun des corps qu’on se dresse ensemble : chutes d’enfance ou accidents d’adulte, blessures de danseurs aux articulations, histoires de maladies, tumultes de la digestion, partage d’habitudes alimentaires, enseignement réciproque de routines matinales... Apprendre à danser avec quelqu’un, c’est aussi dresser ensemble le journal de nos corps—comme les amants sur l’oreiller se racontent parfois leurs cicatrices, leurs grains de beauté, leurs drôles de formes. Le bain de la compagnie ce n’est pas seulement le bain dans lequel l’œuvre elle- même entraîne, mais aussi une certaine culture commune, une appropriation des histoires qui mènent chacun des danseurs à avoir ce corps-là, ces possibilités-là, ces pentes-là, aujourd’hui.

Dans le cas du Contact Improvisation, le bain est toutefois plus large que celui d’une compagnie de danse contemporaine : il est celui d’une « communauté d’expérience127 »

aux contours flous et internationaux, qui a survécu pendant plus de quarante ans dans plus d’une vingtaine de pays et dans de nombreuses langues. Défendons l’idée qu’un soutien important à cet export se trouve justement dans une pratique spécifique de la parole au studio, qui, en faisant institution, a permis la survivance de cette forme de

126 Ibid., p. 276.

127 Cynthia Novack, Sharing the Dance, op. cit., p. 15-16 : « Le Contact Improvisation se laisse analyser comme une communauté : bien que ses frontières ne soient pas géographiques, il a constitué autour de lui une communauté d’expérience. Les individus dans cette communauté ont partagé une forme de danse, des manières habituelles de discuter cette forme de danse, une publication, et une histoire artistique qu’on peut faire remonter à un groupe de personnes constitué et mené par une figure identifiable, Steve Paxton. Ils ont partagé des idéaux artistiques communs ainsi que, souvent, des idéaux sociaux qui de bien des manières coïncident avec le système de valeurs impliqué dans leur danse. »

danse au-delà des frontières contenues de la communauté géographique où elle a émergé.

La place de ce dire dans le Contact Improvisation est d’abord instanciée dans une pratique rétrospective, celle de la « récolte (harvesting) » (session d’écriture ou de ressouvenir solitaire après la pratique) et du « partage (sharing) » (session parlée, en cercle, où les partenaires se retrouvent à la fin de la danse pour nommer leurs expériences)128. Traditionnellement, les « partages » se font en cercle (fig. 2), selon un

formalisme égalitaire qui emprunte notamment à des traditions religieuses comme celles des Quakers, où les congrégations se réunissent et prennent leurs décisions par consensus129. Dans les partages du Contact Improvisation, les modes de communication

de l’expérience sont assez strictement régulés (même si cela reste tacite) par ce qu’on pourrait appeler un impératif de subjectivité : la parleuse est invitée à parler « depuis son expérience », c’est-à-dire en préjugeant le moins possible de ce que les autres ont traversé quant à elles (il s’agit par exemple, d’éviter le « nous » et de préférer le « je »). Ce subjectivisme tourne parfois au solipsisme (dans la mesure où c’est mon expérience, je n’ai pas besoin d’essayer de l’ouvrir aux autres), mais se révèle être un instrument précieux pour ne pas s’approprier l’expérience commune sous prétexte qu’on l’a vécue en même temps. La parole vise bien ainsi à partager l’expérience au double sens du mot partage en français : elle permet de départager les points de vue (comme on partage un territoire ou un gâteau, c’est-à-dire en divisant, en se différenciant) mais aussi de créer les assises d’une communauté (comme on partage une danse, c’est-à-dire en s’unissant avec le partenaire). L’un n’est possible, en l’occurrence qu’à travers l’autre, c’est-à-dire qu’il

128 Ces pratiques et les concepts pour les nommer ont été formalisés dans l’enseignement de Nancy Stark Smith et en particulier dans l’Underscore. cf. infra Annexe 3 « Underscore et ses traductions ».

129 Steve Paxton témoigne d’un usage répandu de « la méthode Quaker de prise de décision par consensus » au sein du Judson Church dans les années 1960, tout en pointant que malgré l’égalitarisme formel, de fortes hiérarchies continuaient d’y apparaître (Cynthia Novack, Sharing the Dance, op. cit., p. 207). Ce qui est aujourd’hui appelé la Méthode Quaker pour les Affaires (Quaker Business Method) est une pratique quasi-méditative, où le silence de recueillement est une phase cruciale de préparation, et où le « consensus » n’est pas recherché par le débat, mais plutôt par la multiplication des témoignages en première personne pour atteindre à une unité de vue (con-sensus : sentir ensemble) sur le sujet en question. Pour un exposé critique de l’approche Quaker et ses prolongements dans les méthodes de communication non-violente, cf. Starhawk, Webs of Power. Notes from the Global Uprising, Gabriola (BC), New Society Publishers, 2008, p. 221 sq.

n’est justement possible d’atteindre un accord que parce qu’on s’est préalablement autorisé au dissensus.

Cette double fonction du partage se retrouve dans la production écrite pléthorique à laquelle donne lieu le Contact Improvisation autour d’une revue, le Contact Quarterly, qui rassemble depuis 1975, des écrits, témoignages et réflexions de danseurs, et qui a fortement contribué à la constitution d’une communauté de pratique. La création de cette revue correspond à un désir de recherche collective, qui se veut le substitut à la solution de protéger la pratique par un copyright, comme Steve Paxton, Nancy Stark Smith, et quelques autres l’envisagent un temps. Plutôt que d’exercer un contrôle sur l’enseignement, le choix est ainsi fait de laisser la forme libre de droits, et d’inviter les enseignantes et praticiennes à réfléchir sur ce qu’elles transmettent et à élargir le champ des découvertes130.

L’intérêt de ces échanges est qu’ils sont l’opportunité d’un travail critique permanent à l’égard des mythologies propres à la communauté que le Contact Improvisation fictionne autour de lui. Ces « mythologies » sont à comprendre au sens de Barthes131 : comme la part, inévitable dans toute communauté, des paroles dépolitisées où

les valeurs prônées ont tendance à être converties en idéaux naturels. Typiquement, en Contact Improvisation, « on » considère les mouvements explorés comme « plus naturels » en vertu de leur référence au toucher ; « on » loue, sans trop les questionner, les valeurs de l’écoute ou de la douceur. Or vis-à-vis de ces mythologies, on pourrait dire qu’au moins épisodiquement, Contact Quarterly se présente comme appareil critique

130 La création de la Contact Newsletter coïncide en effet avec un débat, au sein des fondateurs du Contact Improvisation, quant à l’opportunité de poser un copyright su la pratique. Ce débat survient à la suite d’une série de blessures dont ils ont vent dans des communautés où ils n’ont fait que de courtes performances-démonstrations, ils envisagent de protéger le Contact Improvisation afin d’éviter que des danseurs inexpérimentés ne s’essayent à la pratique sans l’entraînement suffisant. Nancy Stark Smith signale : « On a dressé le contrat et on était sur le point de signer, mais on a finalement décidé de ne pas le faire. J’aime à penser qu’on s’est alors imaginés, dans le futur, devenir une sorte de police mondiale du Contact, où il nous aurait fallu fliquer la pratique, et vérifier si les enseignants étaient bien des gens que nous connaissions, et si ce n’était pas le cas, leur dire qu’ils n’avaient pas le droit... (…) Donc au lieu de protéger la pratique, on a fait un bulletin d’information, où chaque personne impliquée dans l’apprentissage pouvait rendre compte de ce qui se passait pour elle. » (Nancy Stark Smith, « Harvest. One History of Contact Improvisation », CQ, vol. 31(1), Summer/Fall 2006, p. 50.)

131 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 256 : « En passant de l’histoire à la nature, le mythe fait une économie : il abolit la complexité des actes humains (…) il organise un monde sans contradictions ni profondeurs. »

voire mythographique. Nancy Stark Smith, rappelle ainsi régulièrement le rôle primordial de Steve Paxton dans l’invention du Contact Improvisation, dont les contacteurs ont tendance à considérer qu’il a émergé spontanément et collectivement : non, dit Nancy, c’est d’abord le travail d’un individu132. Et inversement, Steve Paxton en profite

régulièrement pour affirmer que : non, le Contact Improvisation n’est pas le travail d’un individu, mais le résultat d’une histoire, qui hérite de loin en loin, du ballet, de la danse moderne et des autres formes d’improvisation133. Dans ces chassés-croisés tragi-

comiques, le Contact Improvisation bénéficie d’un mouvement permanent de réinscription historique, par lequel les contacteurs luttent contre leur propre tentation de faire du Contact Improvisation et de ses gestes des objets universels ou atemporels. Nancy Stark Smith est, plus que tout autre, une actrice centrale dans ce travail mythographique, qu’elle déploie encore par les moyens de l’archive, en accumulant autant de traces que possible du travail effectué depuis les années 1970 (le sien, mais aussi celui de ses collègues qui lui envoient encore régulièrement textes, affiches, images). Elle invite par ailleurs les contacteurs à se donner le rôle de scribe de la pratique (à prendre en notes conversations, conférences, cours, qui sont ensuite publiés dans la revue), fonction originale dans un milieu (la danse, la chorégraphie) où c’est généralement la « mémoire vive » et l’oralité qui priment dans la transmission des œuvres. Un bénéfice important de ce passage à l’écrit est ainsi de permettre de rompre avec l’adresse « fermée » de la parole vive : il permet une remise en cause des auteurs, parce qu’il laisse à tous le temps de la lecture, qui n’impose pas de se soumettre au rythme et à la rhétorique imposante de ceux qui parlent. C’est le revers positif de ce que Platon, dans le Phèdre, déplorait à propos du texte : si le texte est « orphelin » de son auteur, cela

132 On peut se reporter pour cela à l’étonnante collection des « editor notes » de Nancy Stark Smith, qui, à tous les numéros de Contact Quarterly depuis 1975, ouvrent le magazine par une page où la danseuse tantôt rappelle une anecdote des années de création du Contact Improvisation, tantôt situe ses influences multiples au contact des pratiques somatiques et performatives. L’attitude curieuse et syncrétique de Nancy Stark Smith, qui s’évertue à constamment faire la place aux opinions contradictoires est presque aux antipodes de celle de Steve Paxton, qui n’hésite jamais à prononcer jugements et condamnations. À eux deux, ils tiennent une cartographie exigeante des pratiques du Contact Improvisation, en tenant les deux bouts de l’exclusion et de l’inclusion proliférante : leurs attitudes, comme l’a noté avec précision Cynthia Novack, ne sont pas étrangères au développement de la forme, qui repose pour une bonne part sur le rôle de « leaders charismatiques désintéressés » que jouent ses fondateurs (Cynthia Novack, Sharing the Dance, op. cit., p. 202)

permet aussi qu’on se le réapproprie. Autrement dit, le passage systématique à l’écriture des propos tenus dans les classes, laboratoires et autres rencontres de contacteurs sont autant d’autorisation au travail de critique adressée à la forme : chacune peut s’en emparer, défaire et refaire ce qui s’est dit, sans avoir à affronter l’autorité dont il émane. On pourrait ainsi dire que ce qui, paradoxalement, cimente la communauté de « chercheurs » en Contact Improvisation, c’est cette mise en tension permanente de ses croyances propres. Constamment, celles-ci sont exposées pour en examiner le bien-fondé ou l’archéologie.

Au total, on peut ainsi dire qu’en instituant la tenue d’un journal d’improvisations, le Contact Improvisation a donné une autorité à l’expérience du danser qu’elle n’avait guère connu jusque-là et corrélativement, on peut dire qu’il a institué l’idée que l’écriture n’est pas un « reflet » (ou une explication) de la danse, mais une de ses « dimensions134 ». Si

d’autres journaux de danse ont vu le jour à la même période ou dans les mêmes parages intellectuels que Contact Quarterly (comme le plus éphémère Writings on Dance et le plus récent sarma.be), la revue du Contact Improvisation forme une des plus importantes productions littéraires qu’on doive à des praticiens d’une forme de danse et elle contribue fortement à la constitution de la communauté d’expérience transnationale qui en soutient la pratique.

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