• Aucun résultat trouvé

En quel sens dire est-il un geste ? Pour répondre à cette question qui nous ouvre à la place de la parole dans le Contact Improvisation, partons d’une remarque sur la grammaire du verbe penser : où et comment se passe la pensée ? De nombreuses expressions, et même quelques impressions laissent à penser qu’on pense dans la tête, voire dans le cerveau. C’est sans doute, d’un certain point de vue, justifié. Mais examinons, pour notre part, un autre aspect de la pensée. Examinons cette partie de la pensée qui a lieu, qui s’imprime dans la matière. Intéressons-nous à la pensée qui existe dans le corps, dans la main, dans le stylo qui écrivent, ou dans les parties du corps, de la soufflerie, du larynx, des résonateurs qui émettent les mots.

Bref, disons que nous pensons en gestes : gestes de la main (qui requiert la stabilisation de ma posture et l’immobilisation de la feuille sur laquelle je trace en motricité fine les déliés des lettres) et gestes de la voix (qui « implique tout le corps

depuis la plante des pieds jusqu’à la racine des cheveux114 »). En parlant de pensée-en-

gestes, nous voulons dire qu’il n’y a pas d’abord une pensée qui serait formulée intérieurement comme telle, qui ensuite, se matérialiserait sur la feuille ou dans l’espace sonore. L’écriture ou la parole ne copient pas dans l’espace partagé avec les autres une pensée qui leur préexisterait. Sans doute il y a bien de la pensée avant que je ne l’imprime, mais l’imprimer n’est pas un accident qui arrive à cette pensée : l’imprimer, c’est la penser. Écrire et parler sont des styles du penser, des « manières de penser115 » et

non des répliques d’une pensée qui existerait par ailleurs de manière privée.

Appelons pré-pensée la pensée qui se prépare avant d’être dite par l’écrit ou par la parole, celle sur laquelle qu’il m’arrive de méditer pour bientôt la coucher sur le papier ou pour le seul plaisir de jongler avec les images dont elle est faite. Cette pré-pensée que je tourne et que je retourne en mon esprit n’est pas de la même nature que la pensée que je produis en l’écrivant ou en la parlant : inchoative, n’ayant d’existence que comme ersatz, elle apparaît plutôt comme la tension d’un champ de mots dans un espace abyssal. Les mots s’y ébattent, sans trop de cohérence, et tentent de s’ordonner en phrases qui me font soupçonner des idées, mais qui restent à l’état de rudiment. C’est une pensée qui est « pré-articulation », comme dit Erin Manning, c’est-à-dire qu’elle est « la pré-accélération de la langue, là où la tonalité affective du langage arrive à l’expression116 ».

On peut comparer cette pré-articulation aux pré-mouvements par lesquels un geste se prépare : de même que, avant même que j’aie étendu le bras vers l’avant, le poids de mon corps commence à se porter vers l’arrière pour compenser le déséquilibre à venir, de même, avant même que j’aie commencé d’articuler des paroles, une danse propitiatoire me mouvemente du dedans, qui prépare le terrain de la profération. Cette comparaison entre pré-articulation et pré-mouvement est d’autant plus tentante que penser vient du latin pensare, c’est-à-dire peser ou soupeser (probablement en raison de la

114 cf. pour le détail de ces concepts, Claire Gillie-Guilbert, « ‘‘Et la voix s’est faite chair...’’ Naissance, essence, sens du geste vocal », Cahiers d’ethno-musicologie, vol. 14, 2001, p. 6.

115 Vilém Flusser, Les gestes, op. cit., p. 50 : « Il est faux de dire que l’écriture fixe la pensée. Écrire, c’est une manière de penser. Il n’y a pas de pensée qui ne soit pas articulée par un geste. La pensée avant l’articulation n’est qu’une virtualité, donc rien. Elle se réalise par le geste. À la rigueur, on ne pense pas avant de gesticuler. Le geste d’écrire est un geste de travail grâce auquel des pensées sont réalisées en forme de textes. (…) Celui qui dit qu’il ne sait pas exprimer ses pensées dit qu’il ne pense pas. »

« concentration de l’esprit » dont la dynamique est analogue à celle de la condensation de la masse) : il y a, dans la pré-pensée infra-gestuelle, une histoire de poids, ou de pente ; la sensation d’une direction dans laquelle je suis sur le point de me verser, sans qu’elle ait encore pris pleinement corps. On a longtemps appelé du méchant nom de réflexion ce moment où je me saisis de ma propre pente—mais le repli sur soi qu’indique la ré-flection (de flecto, « plier, courber, ployer ») n’est jamais qu’un moyen dans l’opération la plus essentielle : celle où je me rends sensible à mes inclinations. Si l’on veut parler d’un pli, il faudrait donc plutôt parler d’un pli adventice, d’une in-flectio : la pré-articulation serait cela—saisie de l’infléchissement, sur le bout de la langue, vers la pensée qui se dira. De même que le pré-mouvement par lequel je pré-articule un geste n’est pas ce geste, mais le fond sur lequel il se dresse et se distingue, de même cette pré-pensée me dispose au penser-en-écrivant ou au penser-en-parlant sans se confondre avec lui. Et il y a une joie particulière à habiter l’espace pré-articulatoire du penser ou du mouvement, où la pensée et le geste existent aux états d’ersatz : c’est la joie d’un potentiel immense, que rien ne semble contenir, qui laisse rêver les édifices les plus fous, les danses les plus ciselées. Ce monde pré-articulé, chaotique encore, fait de fantômes de perceptions, de micro- tensions, n’est pas étranger au penser/danser : il en est la lisière, le presque.

Il est des écritures, poétiques ou chorégraphiques, qui se sont données pour tâche de faire remonter à la surface ces presque-gestes, de les rendre perceptibles. Alice Godfroy les a appelées écritures de la dansité et leur a dédié deux livres essentiels117, où la

dansité se laisse définir comme « phénomène dansant, invisible et intérieur (…) qui marque le pliage du danser et de l’écrire à l’étage de la naissance expressive, dans le sous- sol de l’acte créateur118. » Se placer dans ce lieu infra-poïétique permet de voir, dans la

seconde moitié du XXe siècle, une interrogation commune aux danseurs et aux poètes

dans leur désir de nommer le double mouvement de « prendre corps et langue », où, dit encore Alice Godfroy, « les poètes se muent en danseurs virtuels, pétris de forces et d’amorces de gestes dont la vibration devient le mode privilégié de

117 Alice Godfroy, Danse et poésie : le pli du mouvement dans l’écriture. Michaux, Celan, du Bouchet, Noël, Paris, Honoré Champion, 2015 et Prendre corps et langue. Étude pour une dansité de l’écriture poétique,

op. cit.

phénoménalisation119 ». Ces poètes—Michaux, du Bouchet, Celan, Noël—lui apprennent,

à force d’une patience éperdue pour les tréfonds d’un corps tout en inchoations, à manifester cette « immobilité explosive120 », ce silence germinatoire qui ouvre sur la

langue sans lui appartenir encore.

À l’endroit du geste où nous nous situons, ce pli ou infléchissement de la langue et du geste nous est un indice précieux. Il nous enseigne la gestualité du penser. C’est ce que les écritures de l’infra rendent manifeste : elles nous font voir que le penser se prépare en infléchissements qui sont sensibles à la manière des pré-mouvements de la posture.

Or si elles nous le font voir, c’est que la perception en est ordinairement obscurcie. Appelons récitation l’effet par lequel le caractère matériel, moteur, gestuel de la pensée est masqué. La récitation est pour ainsi dire le mode « par défaut » du dire. Le plus souvent, en effet, une simple observation me permet de remarquer que quand je parle je ne pense pas ce que je dis. Je pense sans doute à ce que je dis, mais je ne le fais pas exister par l’activité de le penser. Je reviens sur une idée déjà pensée, écrite, parlée ou entendue, une idée que j’ai déjà formulée quelque part, que j’ai entendue dire ou que je me suis déjà entendu dire. Il est sans doute utile à ma santé psychique de ne pas penser tout ce que je dis : toutes ces récitations où je me contente de réciter ce que j’ai pensé, ou de dire ce qu’« on » pense, tous ces instants me sont des moments de pause, où je puis me reposer sur mes savoirs disponibles.

Il est toutefois des moments, très-limpides, où il n’est pas abusif de dire que je

pense ce que je dis. Il y va là d’une certaine authenticité dans la parole (« voilà quelqu’un

qui dit ce qu’il pense »). Mais cela ne veut pas dire que je serais malhonnête ou inauthentique quand je me contente de dire ce que je pense ou ce à quoi j’ai pensé : simplement, quand je dis ce que je pense, je me limite à un certain nombre d’idées déjà circonscrites, déjà catégorisées—« je sais ce que je dis ! », comme on dit, avec un ton parfois péremptoire.

Quand je pense ce que je dis au contraire, je ne sais rien de ce que je dis avant de le

119 Id.

dire. Je le découvre à même le dire. Ce qui contraste avec le réciter, dont chacun a pu faire l’expérience qu’il peut être l’occasion d’une frustration à l’égard du dire : quand je récite, la matérialité du dire est plutôt un frein ; je peine à exprimer ce que j’ai déjà pensé avec la même force de clarté, et j’éprouve la sensation d’une inadéquation entre la pensée que j’ai eue ce matin en marchant, ou en parlant hier à cet ami, et la pensée que j’arrive à avoir en l’écrivant maintenant. Dans le penser ce que je dis, la matérialité est au contraire un support du penser : ce que je dis en l’écrivant, j’ai le sentiment que je ne pourrais pas le dire autrement. C’est que, quand je découvre ce que je pense à mesure que je le dis, je le découvre moins comme contenu que comme manière de dire : je le découvre dans le ton que j’utilise, dans la longueur des mots que j’emploie, dans les ponctuations, dans les formes ou plutôt dans les rythmes des phrases. Ce n’est pas nécessairement que je me relise, ou que je repense à ce que j’ai dit : c’est plutôt qu’au moment du penser, je me laisse affecter par le dire, je me laisse saturer par l’expérience du dire, par ses qualités dynamiques. Cézanne disait « je pense en peinture121 ». Il ne

voulait pas dire, à l’évidence, qu’il lui arrivait de penser à quelque chose tout en peignant. Il voulait dire qu’il y avait pour lui, au bout de son pinceau, dans la matière picturale elle- même, l’expérience d’un penser. Quand je dis que je pense en parlant, je dis de même que le poids des mots, leur matière verbale, sonore, laryngée, linguale, m’est un support à l’articulation de la pensée. Quand je dis que je pense en écrivant, ce sont les signes sur la page, les ponctuations, les blancs entre les mots, tous ces rythmes visuels sur lesquels j’achoppe et avec lesquels je joue qui me sont des soutiens.

Envisageons que la danseuse s’entraîne de même à « penser-en-mouvement122 ».

Assurément, quand je danse, il m’arrive de penser aux choses que je vais faire avant de les faire ; et assurément, pendant que je danse, il m’arrive aussi de penser à d’autres choses —par exemple, aux mouvements que je vais faire ensuite, ou à ce à quoi je ressemble, à ce à quoi va penser la chorégraphe, ou à ma liste de courses. Mais quand je pense-en- mouvements, ma pensée se trouve, se fait, s’invente en mouvements : non pas en même temps que le mouvement, mais par, avec, dans le mouvement. Dans de tels cas, ce n’est

121 Paul Cézanne, cité dans Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 60.

122 Maxine Sheets-Johnstone, « Thinking in Movement » (1981) repris dans The Primacy of Movement, op.

pas que je ne pense à rien, ce n’est pas que j’aie l’esprit vide123 : c’est simplement que mes

pensées sont des mouvements, c’est-à-dire que j’explicite le monde et moi-même dans les mouvements que je fais—de la même manière que, parfois, quand je parle, j’explicite le monde et moi-même dans les mouvements du complexe phonatoire, et par son entremise, du reste du corps en lequel il vibre.

Parler de penser-en-mouvement nous est nécessaire, parce que cela nous évite de considérer que lorsque les danseurs parlent, ils traduisent une expérience qui n’a en elle- même rien de la pensée. Nous ne voulons évidemment pas dire que penser en parlant et penser en bougeant soit la même chose : à l’évidence, les matières verbales et écrites ont d’autres qualités que les matières qui circulent dans mon métabolisme. Mais cette réserve étant faite, nous affirmons que plus profond que la séparation entre la pensée verbale et le mouvement, il y a le fait que toute pensée verbale relève elle-même d’un geste (d’écrire ou de parler) qui la place sur le même plan que le mouvement.

Muni de cette idée que dire est autant gestique que les gestes dont il a jusque-là été question dans la danse, nous voilà un peu plus à même d’aller voir, dans le Contact Improvisation, ses manières de dire, et de nous poser la question de savoir quelles sont les espèces sous lesquelles la danse non seulement se prépare dans la parole, mais s’y prolonge, voire s’y constitue.

* * *

Documents relatifs