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Comme nous l’avons déjà indiqué, le recueil comprend six autres récits, plus brefs que le premier. Dans cette partie, nous en résumerons les intrigues, étant donné que les personnages y apparaissant seront repris dans les romans, de même que certains recours et procédés employés par Ronsino rendant compte, autant que dans la partie précédente, du type de lien que l’écrivain établit avec sa langue, que nous analysons dans ce travail à travers la notion de style.

1.2.1 « El sueño argentino » : Pajarito Lernú et la contemplation de l’image

Il s’agit d’un récit bref qui consiste en la présentation du personnage de Pajarito Lernú. La narration a lieu dans le bar du village, où Pajarito mange seul à une table et est l’objet d’observation d’un narrateur homodiégétique (qui semble d’abord être hétérodiégétique) ; il va réaliser un portrait du personnage en comparant son état de décadence actuel avec un passé meilleur : « Ahora, Pajarito Lernú es otro tipo. Hará un año que se pinchó. Que dejó de ser lo que era: el centro de todas las miradas. » (V, p. 39). De nouveau, en tant que marque stylistique, ce début de phrase in media verba que nous avons commenté dans la partie précédente, dont la ponctuation est peut-être forcée, étant donné que la syntaxe accepterait plus commodément la présence d’une virgule au lieu du point pour coordonner les clausules. De nouveau, également, nous soulignons l’apparition de « por ejemplo » qui insère un temps supplémentaire dans les phrases : « Antes, pongamos un año atrás, cuando Pajarito Lernú era Pajarito Lernú y no esta escoba rinconera, insistía, por ejemplo, con cosas como el sueño argentino. » (V, p. 39). À partir de là, apparaît un discours (« parlamento ») de Pajarito Lernú dans lequel il décrit en quoi consiste selon lui le rêve argentin, qui se résume à l’association d’une image et d’une émotion : le rêve de n’importe quel argentin est de marquer un but

pendant la finale d’un important championnat de football. Le plaisir, selon Pajarito, ne réside pas dans le fait de marquer le but, mais dans le fait de pouvoir s’observer, de se dédoubler et de se voir soi-même tandis que l’on sent l’émotion de la concrétisation du but.

Suite à l’évocation de ce discours, on découvre que le narrateur fait partie de l’histoire :

Entonces nos repasaba por arriba con esos anteojos gruesísimos que parecían bailarle en la cara tan delgada. Pero estaba claro que no le importaba nada de nosotros. Lo hacía para compadrear. Las cosas que decía las decía para él, porque lo dejábamos (V. p. 40).

Pajarito apparaît comme le centre d’un groupe qui l’observe et qui l’écoute, mais dont il ne fait pas entièrement partie. Le terme « compadrear » – qui dans cette acception signifie « provocar » – correspond avec davantage de justesse à la tranche d’âge de ce narrateur et au groupe auquel il appartient que les termes que nous avons signalés dans la partie précédente dans le discours de Nano (« tranco », « zamparse »). De plus, le milieu – un bar fréquenté par des hommes – se prête à ce que ce mot prenne un sens logique et sociologique. Le narrateur et les autres hommes faisant partie du groupe qui observe et écoute Pajarito sont des travailleurs qui vont au bar à la sortie du travail (l’usine Glaxo, probablement, même si cela n’est jamais dit) : « Y lo dejábamos hacer, a Pajarito, porque se ponía a contar siempre cerca de las doce, y a esa hora nosotros volvíamos muertos del laburo, con hambre: y él recién bañadito, despierto apenas una hora antes » (V, p. 40).

Le conte s’achève sur la partie finale de cette réflexion à propos du rêve argentin, dans laquelle Pajarito conclut qu’en réalité ce rêve est le plus individualiste de tous. Le portrait du personnage est ainsi ébauché pour le reste de cette première partie de l’œuvre de Ronsino (les contes et les trois romans) : Pajarito est un personnage bohème qui ne travaille pas, arrive tard au bar et philosophe à voix haute pour l’auditoire qui veut bien l’écouter. Il semble que l’objectif de ce conte, considéré depuis la perspective du corpus complet, est de présenter ce personnage à travers un portrait. Dans l’explicit, le narrateur raconte la fin de ces soirées, lorsque tout le monde abandonne le bar en laissant Pajarito seul pendant son dîner. Et il est surpris en constatant que, aussi bien auparavant que

maintenant, l’image de Pajarito est celle de la solitude finale. C’est là, peut-être, le trait le plus remarquable de ce personnage ; trait que le récit se charge d’installer.

Deux commentaires finaux sur des questions qui reviennent et que nous développerons dans les prochains chapitres. D’un côté, le contrepoint entre « antes » et « ahora », avec la réitération lexicale de l’adverbe « ahora ». De l’autre, une réflexion, dans la bouche de Pajarito, sur l’image et la forme. L’image reproduite techniquement par la télévision semblerait convenir au rêve décrit par Pajarito comme un rêve collectif (marquer un but), alors qu’en réalité, selon lui, il n’y a rien de plus individualiste. Ce qui rend ce rêve collectif, c’est sa forme et la forme est liée au moyen de production de cette image, une question que Ronsino aborde dans ses textes au point d’inclure des photos dans le dernier roman.

La réflexion de Pajarito sur le rêve argentin a lieu tandis qu’il voit la rediffusion d’un match de football à la télévision du bar. Cela peut servir de métaphore pour penser les textes de Ronsino: si le recours à la répétition est celui qui s’impose le plus et celui qui nous permet non seulement de penser la cohésion interne –mais aussi sa façon de s’inscrire dans la tradition littéraire argentine à partir d’une modulation du travail d’autres auteurs, principalement Saer, nous nous trouvons également face à un « partido repetido », un match rediffusé, donc répété, que Ronsino est en train de jouer : celui de l’écrivain qui raconte son village et se positionne par rapport à une tradition. Le rêve de l’argentin, selon Pajarito, c’est de regarder sa propre image comme un spectacle, en niant ou en ignorant la réalité qui l’entoure, une sorte de rêve où ce qui est ignoré est aussi le lieu d’où surgit le regard, le corps.

1.2.2 « Pie sucio » et « Febrero » : la génération de Federico Souza

Ces deux récits peuvent être lus conjointement car ils représentent l’envers et l’endroit d’une même histoire. Les narrateurs homodiégétiques sont Martín Leguizamón et Emilia García, un couple qui habite à Chivilcoy. Dans le premier récit, le narrateur est Martín – ce qui maintient ainsi une voix masculine – tandis que, dans le deuxième, Emilia García prend la parole, unique voix féminine jusqu’à maintenant dans le travail de Ronsino.

« Pie sucio » se déroule le 25 décembre 1999 ; « Febrero », le 10 février 2000, un présent de l’énonciation depuis lequel la narratrice évoque des évènements s’étant déroulés un an auparavant, le 10 février 1999. L’année 1999 est une référence dans les deux récits ; elle figure en tant que souvenir dans le deuxième. On retrouve cette persistance d’un travail entre le « ahora » et le « antes », telle que nous venons de la signaler. Comme c’était le cas dans « Te vomitaré de mi boca », cette année 1999 est délimitée par l’intervalle entre février et décembre, autrement dit des repères temporels du calendrier scolaire91. Par ailleurs, la référence temporelle dans « Pie sucio » est indiquée par un journal lu par Martín Leguizamón : « El diario es de ayer, 24 de diciembre de 1999. » (V, p. 49). Ronsino se servira du même recours dans ses romans, notamment La

descomposición, pour ancrer le chronotope, comme nous le verrons dans le

deuxième chapitre. Nous signalons maintenant que le récit de La descomposición a lieu le 28 juin 1999, c’est-à-dire exactement à mi-parcours de l’année circonscrite par les contes. Dans « Febrero », Emilia installe aussi la date : « Ahora me acuerdo de aquel día : 10 de febrero de 1999. » (V, p. 57) ; puis :

Descubrí, esta tarde, hace un rato nomás, que a pesar del número que muestra el almanaque, 10 de febrero de 2000, este día no tiene nada que ver con aquél, salvo en una región : en la memoria, en mi memoria y en la de los padres de Osiris (V, p. 61).

Le temps vécu par Emilia est celui qui établit l’identité des deux références appartenant au temps historique du calendrier92. Nous pourrions représenter ces dates sur une ligne temporelle :

91 Le mois de février est également une référence à l’œuvre de Juan José Saer, de qui nous pouvons citer en guise d’exemple le conte « Esquina de febrero » et le roman Nadie, nada nunca, où nous trouvons à plusieurs reprises : « febrero, el mes irreal » (Saer, Juan José, Nadie, nada, nunca, Barcelona : Rayo Verde, [1994] 2014, p. 12). Ce topique du mois de février deviendra une isotopie dans le travail de Ronsino, déjà entamée dans le premier récit. Souvenons-nous que c’est durant « una tardecita de febrero de 1983 » (V, p. 7) que Juan Rivera arrive dans le village. Il réapparaît dans ce conte et le fera de nouveau, comme nous le verrons, dans les romans. Notre interpretation du mois de février comme une référence au calendrier scolaire est contestable du fait que c’est que récémment, dans les derniers quinze ans, que ce mois implique le début de la rentrée.

92 Nous reviendrons dans le deuxième chapitre sur les notions de temps vécu, temps historique et temps calendaire, forgées par Paul Ricœur.

Ronsino circonscrit l’année 1999 en tant qu’année scolaire et en tant qu’année vécue en fonction des expériences du personnage de la narratrice. Ensuite, le premier roman s’insère à mi-parcours de cette année en ajoutant une nouvelle couche de narrations au chronotope qui conjugue le Chivilcoy fictif et l’année 1999, et rappelle également ce qui s’est déroulé quatre mois avant son présent énonciatif pendant – une fois de plus – le mois de février 1999. Sur cette question de la représentation du temps, nous nous pencherons dans le deuxième chapitre ; cependant, cette mention et cette image illustrent les opérations qu’Hernán Ronsino effectue dès les contes sur la représentation du passage du temps à partir des éléments quotidiens qui donnent corps à cette représentation, comme le journal et l’almanach.

En ce qui concerne le premier des deux récits, la voix de Martín Leguizamón narre une séquence durant l’après-midi du jour de Noël 1999, suite au déjeuner en famille. Lui et son épouse Emilia ont reçu la famille pour le repas et sont maintenant seuls chez eux durant une après-midi très chaude. Martín, qui se repose allongé sur une chaise longue à l’ombre d’un lilas de Perse dans le jardin, va avoir

Nous voyons en grisé une représentation du calendrier de l’année 1999, puis en jaune l’année écoulée dans le récit « Febrero », qui en l’an 2000 évoque ce qui s’est passé un an auparavant exactement. Intercalés, nous voyons deux points, le 25 décembre, présent énonciatif de « Pie sucio », et le 28 juin, présent énonciatif du roman qui suit les contes, La

un petit accident domestique et se blesser le pied93. Les soins conduisent à un rapprochement intime du couple qui se voit interrompu par l’intrusion du passé puis repris dans une optique différente, car le passé revisité change le rapport au corps chez le narrateur et annule le désir sexuel. À la fin du récit, après le rapport sexuel, Martín apprend qu’Emilia est enceinte. Ce récit contient des références, des scènes et des personnages qui seront ensuite directement repris tant dans La

descomposición que dans Lumbre. Nous allons les mentionner, mais nous les

étudierons en détail dans les prochains chapitres où seront analysées ces œuvres, une fois que nous aurons parcouru le corpus textuel des romans.

L’élément le plus fort qui connecte ce récit à Lumbre, c’est la mention de Federico Souza, narrateur du dernier roman. Dans l’histoire de ce couple, Federico est un ancien amour d’Emilia lui ayant proposé, dix ans auparavant, d’abandonner le village et de partir vivre avec lui dans le sud du pays. Suite à une demande désespérée de Martín, Emilia décide de rester. Dix ans plus tard, dans le présent énonciatif de ce récit, les voici devenus un couple de la classe moyenne aisée du village ; Martín – qui est architecte – a un poste de fonctionnaire des Travaux Publics à la Municipalité et Emilia est institutrice titulaire dans une école – soit le futur médiocre que Nano prévoyait pour ses sœurs dans « Te vomitaré de mi boca ». Ils perçoivent tous les deux que quelque chose stagne dans leur vie, se manifestant dans l’état des corps, ce qu’Emilia met en mots deux ans avant ce présent : « Nos estancamos, cada uno en lo suyo, Martín […] Estamos juntos, Martín, porque le tenemos miedo al futuro » (V, p. 49). La vie en commun est devenue une zone de confort, « una comodidad espiritual, que se refleja en la forma de nuestros cuerpos, cada vez más hinchados y opacos » (V, p. 49).

La première scène est celle du personnage qui, à l’ombre du lilas de Perse, essaie de reconstruire un présent permanent. Une intention de capter l’instant

93 Nous tenons à signaler une chose que le lecteur connaît déjà : le fait que l’arbre « lilas de Perse » s’appelle en Argentine paraíso, et donc qu’être à l’ombre de cet arbre en espagnol c’est être aussi à l’ombre du paradis. Par ailleurs, le « lilas de Perse » est un arbre très associé à l’œuvre de Saer. De fait, avec le jeu de paraíso/paradis, Laure Bataillon a traduit le titre El limonero real par le syntagme Les grands paradis. Nous avons beaucoup hésité par rapport à cette traduction car le mot « paradis » en fraçais sert à nommer un arbre qui ne semble pas être exactement le même que le

paraíso mais qui lui ressemble. C’est pourquoi dans la deuxième partie de cette thèse nous allons

présent est manifeste ; la répétition de l’adverbe « ahora » et des verbes au présent de l’indicatif le confirme :

Es navidad. El reloj de pulsera que Emilia me regaló anoche marca las dos de la tarde. Acaban de irse todos. Ahora Emilia está limpiando la cocina, y yo recostado en la reposera azul, en el patio, bajo la sombra del paraíso, sintiendo la suavidad del viento», «El rosal, apoyado contra el tapial de la enredadera y el galponcito de chapa, tiene atados los tallos más crecidos con hilos gruesos, y desprende un rojo furioso que atrae no sólo mi interés, sino también el de las tres abejas que ahora zumban a su alrededor. (V, p. 43, nous soulignons).

L’adverbe « ahora » se répète 31 fois au long des 377 lignes du texte complet. Toute la narration est un travail d’évocation du présent dans sa relation avec la mémoire. Une scène et une image – qui font partie de la réflexion sur la mémoire entamée dans ce recueil – seront reprises dans La descomposición et dans Lumbre. La première est la scène de la buanderie, lorsque Martín entre à la maison pour chercher un balai à la demande d’Emilia ; la deuxième, l’image du vélo : « Parte de la rueda de la bicicleta que heredé del abuelo asoma por la puerta del galponcito de chapa » (V, p. 43).

Une fois dans le salon de la maison, Martín se rend compte qu’il s’est blessé le pied avec un morceau de verre d’une bouteille cassée égarée dans le jardin.

Il découle de cette situation que sa femme doit l’aider dans la salle de bain, ce qui génère un moment d’intimité qui les conduit dans la chambre. Mais Emilia abandonne la scène pour finir de ranger et, pendant le temps qu’il passe à l’attendre dans le lit, Martín allume la télévision et écoute un « recuerdo de la voz » qui se révèle familier, il s’agit de Federico Souza (V, p. 50). C’est le début d’un jeu de points de vue qui s’achève dans Lumbre. La scène de la télévision durant laquelle le narrateur regarde un documentaire réapparaît dans le dernier roman avec une focalisation inversée, établissant de cette façon un contrapunto entre ces deux personnages, Martín et Federico, qui participent au triangle amoureux avec Emilia. Ce procédé donne une sorte d’image « cubiste » de l’endroit – peut-être du chronotope – à partir de laquelle divers points de vue viennent rajouter des couches de narration avec des informations qui composent et complètent pour le lecteur le

cadre de la situation94. Pour l’instant, nous soulignons le fait que Martín entend Federico à la télévision ; il l’écoute parler, et la première apparition de la voix de Souza est médiatisée technologiquement. C’est la première mention de Federico Souza, le personnage dont la voix clôt le cycle du village en narrant Lumbre et dont la voix était présente, comme nous pouvons le voir ici, dans le travail de Ronsino dès ses premiers textes.

L’image de l’arbre est importante dans ce texte, le personnage se trouve à l’ombre de l’arbre lorsque débute la narration et, à la demande d’Emilia, il va se lever pour marcher vers l’intérieur de la maison ; en le faisant, « Una extraña frescura se siente bajo la sombra del paraíso. También eso me detiene. Afuera de los bordes irregulares que dibuja la sombra del árbol, el aire es terriblemente caluroso » (V, p. 44). La narration elle-même sort sous l’ombre de l’arbre et le narrateur remarque les bords que l’ombre dessine en circonscrivant un espace dont l’arbre est le centre. Nous nous arrêterons sur ces questions dans la deuxième partie de cette thèse, lorsque nous étudierons l’image de l’arbre (cf. 4.3.3, 4.3.5 et 4.3.6).

De nouveau se répètent les unités rythmiques que nous avons soulignées dans le premier conte, contribuant ainsi par un ralentissement des actions au désir de saisir le présent : « Ahora solo veo una sombra abandonada que aparece de la cocina. Emilia es una sombra abandonada que viene gritando del lado de la cocina » (V, p. 46). Dans cet exemple, l’information rhématique reste dans le rhème (« sombra abandonada »), mais se réitère d’une phrase à l’autre en produisant un effet de lenteur dans la progression du texte et en replaçant l’information dans le discours.

94 Nous entendons par cubisme, en l’occurrence, le courant esthétique qui cherche à représenter l’objet sous divers points de vue simultanés et à apporter une vision volumétrique de la figure sur le plan. Pour ce faire, plusieurs lignes de recherche ont été distinguées par la critique, notamment le dépliement de l’objet sur un espace plat afin d’agencer plusieurs points de vue sur un même espace (cubisme analytique) dans un premier temps, pour ensuite le reconstruire à partir de cette dissémination (cubisme synthétique). Sur ce point, la matière avec laquelle on essaie de représenter (la peinture pour le cubisme et le mot pour la littérature) marque la différence, empêchant la littérature de prétendre à la simultanéité dont dispose l’image. Déjà, dans « El aleph », Borges a travaillé sur cette question : « Lo que vieron mis ojos fue simultáneo: lo que transcribiré, sucesivo, porque el lenguaje lo es. Algo, sin embargo, recogeré » (Borges, Jorge Luis, « El aleph », Obras

La fin du récit raconte le rapport sexuel, après que Martín a découvert la voix