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2.2 La répétition comme retour : Glaxo, roman polyphonique

2.2.2 Intertextualité externe : William Faulkner et Rodolfo Walsh

La structure en chapitres racontés par des personnages distincts renvoie directement à celle de As I lay dying, le roman polyphonique de William Faulkner, également composé de monologues qui ont pour titre le nom du narrateur. Un des narrateurs de Faulkner s’appelle Vardaman. La ressemblance entre ce nom et celui choisi par Ronsino pour son personnage alimente l’intertextualité et signale la structure faulknérienne comme référence à celle de ce roman174.

Le personnage de Glaxo s’appelle Vicente Vardemann. Ce nom condense les deux références hypertextuelles que nous avons indiquées, comme c’était le cas avec Juan Rivera que nous verrons plus avant (cf. 4.3.2.1). Le nom de famille

174 Faulkner, William, As I lay dying, Novels, 1930-1935, New York : The Library of America, 1985. As I lay dying a été publiée pour la première fois en 1930. Le personnage nommé Vardaman est le narrateur des chapitres qui commencent dans les pages suivantes de l’édition que nous citons : p. 37, 43, 54, 65, 100, 131, 142, 144, 151, 170. Le travail de comparaison entre ce roman et Glaxo, voire sur la présence de Faulkner dans l’ensemble du corpus reste à faire.

renvoie au personnage de Faulkner, et le prénom évoque, dans le cadre de la relation avec le livre de Rodolfo Walsh, Vicente Rodríguez, le seul des membres du groupe de victimes qui connaissait Juan Carlos Livraga, le « fusilado que vive »175.

Si, dans le cas de La descomposición, le rapprochement avec le roman est réalisé à travers une transtextualité oblique car les références évoquant El limonero

real ne sont pas directes, dans le cas de Glaxo, en revanche, le lien avec Operación masacre est à la fois allusif et direct. Cet hypotexte est présent dans l’épigraphe et

dans le dernier chapitre à travers le personnage de Ramón Folcada.

Ces deux références au texte de Walsh, l’épigraphe et le personnage, se fondent dans un même geste de Ronsino : la transformation en personnage littéraire d’une présence relativement voilée dans la citation de Walsh choisie comme épigraphe. Cette citation, comme ne manque pas de le signaler Juan Pablo Luppi, est la « escena originaria de la investigación » que mène Rodolfo Walsh, c’est le « nudo del disturbio que busca recomponer Walsh luego de entrevistar a Livraga y ver la cara del ‘fusilado que vive’ »176 :

Fulmínea brota la orden. –¡Dale a ese, que todavía respira! Oye tres explosiones a quemarropa. Con la primera brota un surtidor de polvo junto a su cabeza. Luego siente un dolor lacerante en la cara y la boca se le llena de sangre. Los vigilantes no se agachan a comprobar su muerte. Les basta ver ese rostro partido

y ensangrentado. Y se van creyendo que le han dado el tiro de gracia. RODOLFO WALSH, Operación Masacre

(G, p. 7)177

175 Walsh, Rodolfo, Operación masacre, Madrid : 451Editores, 2008, p. 13.

176 Luppi, Juan Pablo, Una novela invisible : la poética política de Rodolfo Walsh, Villa María : Eduvim, 2016, p. 84. Plus avant dans son étude, Luppi signale également que Operación masacre a pour origine une double scène d’écoute : celle de Walsh lorsqu’il entend dans un bar à La Plata un conscrit qui, en mourant, ne crie pas « Viva la patria », mais « No me dejen solo, hijos de puta », et celle de l’informateur anonyme qui lui raconte qu’il y a « un fusilado que vive ».

177 Cette citation correspond à Operación masacre de Rodolfo Walsh (Walsh, Rodolfo, Operación

masacre, Op. cit., p. 127.) Nous avons fait le choix de garder la disposition du texte de Walsh tel

qu’il apparaît dans Glaxo, où les phrases sont découpées comme si elles faisaient partie d’un poème. Nous tenons à remarquer qu’il s’agit du seul livre d’Hernán Ronsino sans dédicace. Les contes étaient dédiés à ses parents, La descomposición à ses frères et Lumbre à son épouse. Glaxo n’est pas dédicacé et cette citation est sa seule épigraphe, contrairement à ce qui se passe dans ses autres livres, où il y en plusieurs. Il n’est pas exagéré de penser qu’épigraphe et dédicace fusionnent et que le livre est par conséquent dédié à Rodolfo Walsh, comme un hommage littéraire et personnel.

Depuis le début, le jeu de focalisations rend invisible une présence. La première chose qui apparaît est l’ordre que profère un émetteur non focalisé, puisque l’ordre « brota » ; néanmoins, les lecteurs peuvent la lire : « –¡Dale a ese, que todavía respira! ». La focalisation retombe sur ceux qui reçoivent l’ordre, visible pour le lecteur. L’impératif à la deuxième personne du singulier (« Dale ») désigne quelqu’un chargé d’exécuter cet ordre. Néanmoins, dans le texte, c’est la victime, à terre, qui l’entend. Immédiatement, la focalisation passe, cette fois au pluriel, aux policiers, qui croient l’avoir assassiné. La figure de la personne qui tire et rate son coup, celui qui reçoit l’ordre au singulier, est seulement perceptible dans ce verbe impératif qui signale de manière voilée sa présence. Ronsino s’empare de cette présence voilée et la transforme en personnage narrateur du dernier chapitre de Glaxo : Ramón Folcada est, dans la diégèse, une représentation du policier qui n’exécute pas correctement cet ordre dans la scène que reconstruit le récit de Walsh

via les témoignages des survivants :

Cuando pase el tren no voy a fallar como fallé esa noche en el basural de Suárez. Y porque fallé esa noche en el basural de Suárez quedó vivo ese negro peronista. Y ahora hay un libro. En ese libro no me nombran. Cuentan de qué manera se salvó. Se salvó de la masacre. Porque la llaman masacre. Pero ese hijo de puta lo que no sabe es que se salvó porque yo fallé. Y por ese error ahora estoy acá, en este pueblo de mierda (G, p. 90-91).

La mention du « basural de Suárez » et le mépris du péronisme (« ese negro peronista ») annulent tout doute quant à la référence à Operación masacre au sein de la diégèse. Il y a trois éléments du récit de Folcada dans ce fragment qu’il nous intéresse de souligner. En premier lieu, la référence au livre. Tout comme dans La

descomposición, l’hypotexte apparait dans la diégèse comme un « libro » connu et

lu par les personnages et dont il est indirectement fait allusion au titre. Souvenons-nous que Bicho Souza évoque dans le roman précédent « un libro raro que leyó sobre una familia de pescadores y un limonero » (D, p. 69). Les mots « limonero » dans le premier cas et « masacre » dans celui-ci sont des moyens d’assumer la référence. Mais, de plus, le mot « libro » et la façon d’impliquer la circulation des livres en tant qu’objets, des livres rares ou dangereux, lie l’ordre de la diégèse avec l’ordre extradiégétique à travers la relation des narrateurs à la lecture178. Dans le cas

178 Nous prenons la notion d’extradiégétique de Genette à ce point pour parler de la réalité extralittéraire.

du premier conte, « Te vomitaré de mi boca », le narrateur Nano trouve un livre qui signale également une partie de son histoire, La Náusea179, mais il ne le lit pas, préférant lire les manuscrits de Juan Rivera, l’objet de sa lecture provient de la diégèse et la mention du livre est directe. Dans les romans, les narrateurs et les personnages lisent directement les livres qui font partie du champ littéraire, extradiégétique, où Ronsino souhaite se placer. Les livres, néanmoins, sont indirectement évoqués via des clins d’œil au lecteur : le narrateur diégétique et le lecteur extradiégétique partagent l’univers de ces livres qui peuvent être à la fois signalés indirectement et reconnus. Pour cette raison même, ces livres intègrent la diégèse de façon fantasmatique. L’écriture qui les imagine cherche à ressembler à ces livres, à l’écriture de ces textes, à les approcher au moyen d’un questionnement partagé qui ne porte pas sur la façon de raconter de nouveau la même histoire, mais de savoir que faire de la langue et du style face à l’existence de ces livres dont la langue et le style poussent à l’écriture. La question est celle de la facture linguistique de ces livres. Bicho Souza et Folcada sont des lecteurs, comme Ronsino, de ces livres. Narrateurs et écrivain ont en commun le fait d’avoir lu la même chose. La différence réside dans le fait que, tandis que les premiers ne peuvent que raconter car ils sont des personnages littéraires, Ronsino peut également écrire et à travers l’écriture construire une position dans la langue le rapprochant de celle qu’avaient pu construire en leur temps les auteurs de ces livres fantasmatiques. Cette écriture rend compte de la présence de ces livres tant dans le style que dans l’histoire, où interviennent les narrateurs qui sont une conséquence du style, d’un travail contre cette matière lue constituant la langue de l’écrivain et contre laquelle il décide d’écrire, non pas pour en finir avec elle mais pour pouvoir mettre son propre corps dans un espace (celui du champ littéraire) et inscrire sa propre expérience dans la langue littéraire, et mener ainsi à bien la proposition suivante de Piglia : « hay que pensar en contra de sí mismo y vivir en tercera persona. Eso dice Renzi que le decía en sus cartas el profesor Maggi »180. Ces livres-hypotextes, ces « fantasmas del cañaveral, interminables » sont confrontés dans l’espace circonscrit par le narrateur.

179 Nous gardons la version espagnole du titre du livre de Jean-Paul Sartre La nausée tel qu’il apparaît dans le texte « Te vomitaré de mi boca ».

En deuxième lieu, le narrateur dit dans le fragment que dans ce livre,

Operación masacre, on ne le nomme pas. Dans Glaxo, en revanche, il est nommé,

il s’appelle Ramón Folcada. La nomination de sa présence lui attribue une identité qui permet sa transformation en personnage littéraire doté d’une entité psychologique. Restent ainsi à l’écart les questionnements sur la notion de personnage tels que menés, par exemple, par le Nouveau Roman. Le personnage est nommé et responsabilisé. La fiction désarticule la dissimulation dont bénéficie le policier ayant raté son tir dans le texte de Walsh, car lorsqu’elle manque d’informations et de preuves la non-fiction ne peut pas les inventer. Ce que le journalisme ne peut pas faire car il manque de preuves, la littérature peut le faire car « ha sido capaz de discutir lo mismo que discute la sociedad, de otra manera »181.Dans « Los sujetos trágicos (Literatura y psicoanálisis) », Piglia défend l’idée que l’on ne doit pas demander à la littérature la même chose qu’au journalisme, puisque sa façon de traiter les choses est autre, et que c’est là que se situe la clé du texte littéraire, dans la façon dont les choses sont traitées182. Si, comme nous le verrons dans le prochain paragraphe, la clé du texte de Walsh est en rapport avec la restitution d’une chronologie, la temporalité mise en jeu par Ronsino est une façon différente de discuter cette même question avec des noms fictifs et d’autres temporalités. Tant dans le texte de Walsh que dans celui de Ronsino, le traitement de la temporalité a une répercussion sur la nomination.

Finalement, et dans la même ligne que le point précédent, le discours de Folcada se réfère au fait que dans ce livre soit nommé « masacre » ce qui a eu lieu dans la décharge de Suárez. Tant le personnage de Folcada que l’instance narrative sont conscients du poids du geste de nomination mené par Walsh dans son livre, faisant de l’ « exécution » un « massacre ». Ce narrateur manifeste un intérêt semblable à celui de Nano quand il reformule les phrases de ses voisins. Le narrateur se révèle, à ce niveau du travail de Ronsino, comme une valve à partir de laquelle mesurer la langue. La valeur des mots est pour cette raison une

181 Piglia, Ricardo, Tres propuestas para el próximo milenio (y cinco dificultades) suivi de Rozitchner, León, Mi Buenos Aires querida, Buenos Aires : Fondo de Cultura Económica, 2001, p. 36.

182 Piglia, Ricardo, « Los sujetos trágicos (Literatura y psicoanálisis) », in Formas breves, Op. cit., p. 60-62.

conséquence du style de l’écrivain qui dépend, à son tour, de sa position dans la langue.

En suivant l’hypothèse de Luppi, le roman réclamé à Walsh par la critique des années 1960 peut se lire dans son œuvre comme un roman sans livre résultant d’un travail permanent et continuel sur sa position énonciative : « La posibilidad de leer entre los cuentos de Walsh novelas fragmentadas, diseminadas en distintos espacios y tiempos de enunciación »183. Voir Walsh comme un héritier de Borges qui propose un nouveau genre, un roman sans livre, selon la formule de Daniel Link, ilisible pour le journalisme culturel des années 1960 qui lui exigait une histoire qui ne s’épuisait pas dans la nouvelle.

Le romanesque dépasse le livre en se proposant comme un exercise sur la position enonciative qui dépend de l’écoute car narrer c’est « poner a otro en el lugar de una enunciación personal »184.

Si le roman de Walsh peut se trouver fondé sur une position énonciative située dans une lecture transversale de son œuvre, dans le cas de Ronsino, le romanesque se trouve dans la construction d’une position qui inscrit son expérience de la langue dans l’espace du narrateur. Puisque Ronsino a bien publié des romans, nous pouvons chercher le romanesque dans ces textes, dans ces énoncés, et non seulement dans l’énonciation comme c’st le cas chez Walsh.

Comme chaque voix narrative est associée à l’année où la narration a lieu – son présent d’énonciation –, la polyphonie instaure une sorte de polychronie nouant voix et temps. La représentation temporelle n’est pas linéaire, mais les voix s’enchaînent dans un style qui progresse linéairement, comme nous l’avons dit plus haut. Dans les prochains paragraphes, nous étudierons, en premier lieu, la dé-chronologisation de l’histoire en fonction de l’intertextualité avec Operación

masacre et, en deuxième lieu, le travail de crescendo stylistique.

183 Luppi, Juan Pablo, Una novela invisible : la poética política de Rodolfo Walsh, Op. cit. p. 62.

184 Piglia, Ricardo, Tres propuestas para el próximo milenio (y cinco dificultades) suivi de Rozitchner, León, Mi Buenos Aires querida, Op.cit., p. 36.