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3.1 Le cahier de Pajarito : la scène de lecture

3.2.1 Federico Souza : les possibilités du revenant

L’histoire racontée par Lumbre est articulée autour de la figure du souvenir. Federico Souza passe trois jours dans son village natal et ce séjour servira à remplir les coins laissés vides d’un univers construit à travers les trois livres précédents. Une seule voix autodiégétique replacera les événements et les personnages sous la forme du souvenir.

Le personnage du revenant est un classique de la littérature depuis l’Odyssée. Dans le cas d’Ulysse, il s’agit du retour de la guerre de Troie. Les possibilités narratives de cette condition reposent sur le voyage de retour et l’effet de l’arrivée d’Ulysse dix ans plus tard à Ithaque. De la même manière, Federico Souza revient à Chivilcoy après une absence d’un peu plus de dix ans. Citons l’incipit complet du roman :

Me entero por el Viejo. Llama temprano a Buenos Aires y me dice, con una voz cansada, que se murió Pajarito Lernú. Dice que fue ayer a la noche. Encontraron el cuerpo hundido en un zanjón, en el camino de tierra que lleva al cementerio. A la madrugada dos policías aparecieron en su casa para darle la noticia y pedirle que fuera a reconocer el cuerpo –uno de los canas era el muchacho de Cejas y, parece, estaba borracho–. Dos locos, dice el Viejo, a esa hora, los eché. Pero cuando volvió a la pieza, una angustia insoportable se le clavó en el pecho. Y así quedó, esperando que la claridad entrara por la ventana para llamarme. Ahora dice que me necesita. Y después cuenta, por fin, que, unas horas antes de morir, Pajarito Lernú me regaló una vaca. Es un animal lastimado, dice. Se lo robó al Negro Soto.

Antes, acá, terminaban los trenes. Después de doce años, cuando el sol se acuesta atrás del edificio del Munich, regreso en micro a la estación Norte. Primero se ve una luz y una forma que se imponen en el aire como una orden. Después, en esa luz, camino rápido las dos cuadras hasta la casa del Viejo. La luz bordea los edificios amputados. Y la forma espacial esconde una fuerza que arrasa. Ejerce sobre el cuerpo una presión semejante a la que padecen, por ejemplo, los satélites. Esa fuerza absorbente de los planetas. Esto es así: la captura del paisaje. Entonces toco timbre y espero. Se oye ladrar un perro. Y enseguida una voz que calma al perro y le pide que se vaya al patio; al patio, dice. La voz del Viejo se escucha sin la amplificación del teléfono. Es una voz suave y agradable. La última vez que lo vi fue hace dos meses cuando viajó a Buenos Aires. Ahora tarda en abrir el portón de madera porque le cuesta un poco destrabar la puerta del marco; dice que se hincha. Cuando me abraza, haciéndome doler los huesos, me habla despacio al oído: Hijo querido, dice (L, p. 13-14, nous soulignos).

Dès l’incipit, les extrêmes du parcours de Federico s’établissent : Buenos Aires et le village, Chivilcoy. Sans en dire le nom, le lecteur de Ronsino connaît déjà où se trouve la gare Norte et son « Munich ». Cet incipit condense, comme

l’on a affirmé pour « Te vomitaré de mi boca » (cf. 1.1.1), des éléments qui vont se déployer tout au long du roman.

Federico passera trois jours avec Bicho. Le discours du fils et celui du père se nouent en permanence sans faire recours aux lignes dialogiques, délaissées par Ronsino dès son entrée dans le genre romanesque. Federico parle, et dans son discours reste actif celui de Bicho accompagné la plupart du temps par le verbe

decir (signalé en jaune dans la citation).

Ce type de personnage permet de parcourir l’espace en imprimant la densité du temps, car les lieux et les personnes déclenchent la mémoire du revenant. Le discours romanesque de Lumbre s’articule donc à travers un aller-retour systématique organisé par des déictiques de temps et de lieu. À chaque fois Federico indique ce qui se passe maintenant et ce qui se passait avant dans les lieux où il se trouve. Cette trace de style est une constante : rappelons l’emploi de l’adverbe « ahora » dans « Pie sucio » et dans La descomposición, que nous avons déjà commenté. Dans Lumbre, la recherche incessante de la narration du présent a son contrepoint dans une comparaison avec le passé. « Antes, acá, terminaban los trenes », et immédiatement après, Federico narre son arrivée en bus. Ce changement entre les trains et le bus n’est pas anodin. Le train constitue une isotopie forte dans le roman Glaxo. Le retrait des chemins de fer représente le déclin d’un projet économique et productif lié au transport de la production agricole et de bétail depuis les provinces vers Buenos Aires et son port. Mais également au déclin du développement industriel, aussi présent dans Glaxo que dans les descriptions de Lumbre. Les trains s’associent symboliquement à ce modèle que l’histoire scolaire a appelé agroexportador qui se désarticule vers la moitié du XXe siècle et à la faillite du processus d’industrialisation219.

219 En 1948, dans le cadre de la nationalisation du Ferrocarril Oeste sous Juan Domingo Perón on décide de rebaptiser les lignes de trains avec les noms des personnages historiques. Le Ferrocarril

Oeste devient Ferrocarril Domingo Faustino Sarmiento. La ligne garde actuellement ce nom et est

appelée couramment « el Sarmiento ». Le chemin qui unit Buenos Aires avec Chivilcoy s’appelle en quelque sorte, Sarmiento. Le gouvernement qui prend le pouvoir en 1955 commence un processus progressif de désarticulation du réseau. En 1973, au moment du début de la diégèse de Glaxo, ce processus avait déjà produit ses résultats et l’incipit du roman le met en avant : « Un día dejan de pasar los trenes » (G, p. 11). Dans un roman qui dialogue de manière explicite avec Operación

Le système d’aller-retour entre le présent et le passé par les déictiques continue à garder le passé actif dans le présent et laisse le lecteur tirer des conclusions argumentatives à l’égard de l’histoire :

En ese baldío, antes, se cruzaban los rieles. Desde el tanque del Agua Corriente, por ejemplo, se veía, en el suelo, un dibujo enrevesado y complejo. Era la zona de maniobras y galpones. Y en el centro de la madeja se levantaba una garita pintada de rojo que permitía el cambio de vías: algunas entraban por el corredor principal para terminar en la estación Norte. La garita tenía tres palancas inmensas. De noche, cuando se cortaba la luz o había una tormenta fuerte, me gustaba meterme en ese pequeño sucucho y, por la apertura de los terrenos, ver con claridad la hondura del cielo. Ahora es una parte del corralón municipal (L, p. 17, nous soulignons).

Ahí, donde estaba la garita pintada de rojo, ahora, hundido en la tierra sin ruedas, está el chasis quemado de un micro Chevallier (L, p. 17, nous soulignons).

Le passé ferroviaire porte en soi un halo d’activité vitale dont le présent est dépourvu. Dans ces premières pages, le discours de Federico reprend la syntaxe de Saer: « Allá, en cambio, en diciembre, la noche llega rápido. Morvan lo sabía ». Les échos de l’incipit de La pesquisa résonnent dans la phrase de Hernán Ronsino220. Le temps, le lieu et un changement : auparavant, les trains terminaient leur trajet ici, mais maintenant c’est en bus que Federico arrive ; là-bas, en revanche, la nuit tombe tôt, mais ici, depuis la zone d’où parle le narrateur de Saer, la nuit arrive tard. Le style de Ronsino, évoquant la prose de Saer, inscrit ses textes dans le flou d’une langue travaillée et retravaillée par une chaîne d’écrivains, comme nous le démontrons dès le début de notre étude.

Au fur et à mesure que le roman avance et le discours de Federico s’ancre à nouveau dans le village, la présence des déictiques se fait moins visible car les histoires du passé et du présent vont s’imbriquer. La mémoire devient ainsi une possibilité narrative très puissante chez ce personnage. L’aller-retour reste dynamique pour la narration mais les passages s’articulent plutôt à travers un glissement dans le sens ou dans les évocations des mots.

Cette voix, nous l’avons vu, est en gestation depuis les contes. Médiatisée par la télévision et par le téléphone, la voix de Federico est entendue par d’autres personnages (Martín Leguizamón dans « Pie sucio » et Bicho Souza dans Glaxo).

Cette voix qui résonne, intermittente, depuis dix ans de travail littéraire trouve dans ce roman le lieu pour se spatialiser sur la page et finalement apparaître pour se laisser non seulement entendre mais aussi lire, « sin la amplificación del teléfono ». Et cela a un rapport avec la présence de la lumière aperçue dès cet incipit. La force cachée dans la forme spatiale de la lumière exerce sur le corps une pression équivalente à celle subie par les satellites, attirés par les planètes. La lumière semble renforcer –voire établir– le lien entre corps et espace. L’ombre est donc le résultat de cette action. Voilà dans ce roman une première approche de la notion de photographie, de « la captura del paisaje ».

Le revenant permet donc de redensifier les espaces et les histoires à force de les parcourir depuis le prisme de la mémoire, mais également d’ajouter des nouvelles histoires. Son statut est mis en question dans la définition même du terme. Un revenant est celui qui revient, mais aussi celui qui revient sans être attendu, et peut même être un esprit. Ce terme contient le temps que le revenant a passé ailleurs. Il est quelqu’un du village, mais pas comme les autres. Parmi les épigraphes de La grande, Saer se pose ce genre de questions, avec l’aide incontournable de Juan L. Ortiz :

Regresaba.

–¿Era yo el que regresaba?221

Dans cette interrogation qui interpelle la subjectivité commence à se dessiner l’espace qui sépare, à l’intérieur du revenant, celui qui est parti de celui qui revient, passé et présent incarnés dans une même personne, un même personnage, un narrateur, et finalement dans une position dans la langue. Existe-t-il une différence dans la langue de celui qui revient ? Autrement dit : a-t-il perdu son accent natal ?

Le revenant est parfois non reconnu, perçu comme un étranger, ou encore c’est lui-même qui se perçoit comme étranger. C’est le cas de Federico. Nous citons quelques exemples de l’ensemble du roman. Le premier correspond au moment où la police doit intervenir suite à une attaque de vandalisme subie par les Chinois qui gèrent un cyber-café placé là où fonctionnait avant le « Munich de la Norte ». Federico est interpellé par la police dans la rue, au coin de rue précis où se trouvait

221 Saer, Juan José, La grande, Barcelona : RBA Libros, 2008, p. 11. Les vers cités par Saer appartiennent au poème « Fui al río » de Juan L. Ortiz.

avant la boucherie Souza, coin aussi connu comme « la esquina de Souza » même si la boucherie n’existe plus et que les Souza –c’est-à-dire son père, le seul Souza qui vit encore à Chivilcoy– n’habitent plus là-bas :

El Rubio me mira. Por favor, documentos, dice el otro, el que maneja y ahora, porque me apoyo en la ventanilla, puede verme. Lo único que falta, digo. Si usted no es de acá, dice el Rubio. Y quién dice eso, quién dice que no soy de acá. Usted no vive acá, nunca lo vimos, dice el Rubio, por favor, colabore. […] Un poco resignado y conmovido también por lo que acaba de decir el Rubio, busco el documento en la billetera. Se lo estiro al Rubio pero trato de verle la cara al otro, al que maneja y ahora parece que quiere evitar que lo descubra. El Rubio abre el documento y busca en las primeras páginas, busca mi nombre. El otro, alerta, presiente cuál es el nombre que va a escuchar. Porque me ha reconocido. El Rubio dice, entonces, lo esperado por el otro policía y por mí: Souza. Y después me mira a los ojos. Tiene más granos en el cachete derecho que en el otro. Souza, repite. Y qué sos de Ismael, pregunta, un poco más relajado tal vez por el nombre. Soy el hijo, digo (L, p. 86-87).

Ensuite, Federico rencontre son ami d’enfance Areco. Il l’aide à déplacer des plaques de tôle. Lors de cette action, Federico regarde son dos : « Yo lo miro, como un extraño, llevando unas chapas oxidadas : le miro la espalda, que es un puerto oscuro donde unos parten y otros vuelven irreconocibles ; yo soy el que vuelve, irreconocible. Es así » (L, p. 196). Vers la fin du roman, juste avant le départ, Federico raconte à Bicho qu’il a croisé Areco : « ¿Y él te reconoció?, me pregunta el Viejo. Creo que no, digo » (L, p. 271). Finalement c’est lui-même qui, après s’être perçu comme méconnaissable, s’assume comme étranger. Il est dans le bus avec Bicho : « Y, bien atrás, nosotros : el Viejo con la caja de zapatos, y yo, difuso como buen extranjero » (L, p. 268). Cette perception de soi comme méconnaissable et étranger commence à tisser le lien avec l’espace et le corps qui justifient le choix de la structure de notre étude. Ronsino définit la condition d’étranger à travers le personnage d’Hélène Bergson : « Ser extranjero es estar lejos del propio deseo » (L, p. 237), avoue Hélène à Federico quand elle lui explique pourquoi elle a quitté Paris pour s’installer à Buenos Aires. L’étrangéité n’est pas une question de lieu mais de corps, on n’est pas étranger dès qu’on est proche du désir, c’est-à-dire, dès que la reconnaissance de soi ne repose pas dans le regard des autres mais dans le regard qu’on porte sur son corps.

Ce retour et ce revenant nous donnent la possibilité de décliner nos questionnements quant à la phrase et l’écriture de l’accent que nous avons postulés