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La réception de l’esprit du Code, de la codification à l’affirmation

CHAPITRE 1. LE CODE DE PROCÉDURE CIVILE DE 1966 ET SON IMPLANTATION : UN EXEMPLE DE

1.1. L A DIMINUTION DU FORMALISME ET SES IMPLICATIONS : UN CHANGEMENT DANS LA CONTINUITÉ ?

1.1.2. La réception de l’esprit du Code, de la codification à l’affirmation

La réponse des avocats et des juges à ces innovations a parfois semblé modérée. La production de littérature juridique des premières années de cette période ne témoigne pas d’un bouleversement doctrinal. Un auteur a pourtant consacré un article à «l’esprit» du nouveau Code. Il y démontre clairement que le nouveau Code s’enracine dans un esprit qui reste similaire à celui de son prédécesseur. Il ajoute que si les principes qu’il contient ne sont touchés qu’accidentellement et indirectement par la révision, leur mise en œuvre est cependant modifiée722. De plus, l’auteur considère la permanence de ce qu’il nomme des «principes directeurs du procès». Il s’agit pour lui du caractère libéral et individualiste de la procédure civile, la répartition des rôles entre juge et parties et le souci d’organiser le procès afin de respecter les droits de la défense723. Dans l’ensemble, cette approche peut être révélatrice. D’une part, elle démontre qu’une partie de la communauté juridique reconnaît dans le droit l’importance de principes que nous pourrions qualifier de directeurs. D’autre part, elle appuie l’hypothèse déjà formulée voulant que, pour une partie de la communauté juridique, ce qui peut être, et a été, décrit comme le serait un changement culturel ne naît pas en 1965. Autrement dit, le changement culturel provoqué par le nouveau Code se greffe à une réflexion déjà entamée et suffisamment vivace parmi les juristes pour le recevoir et le nourrir. Pourtant, l’adoption d’une application moins formaliste de la procédure civile aurait pu susciter un débat724. De plus, il n’y a pas unanimité chez les acteurs concernant les bienfaits dus à la diminution de celui-ci.

720 Id., p. IVa.

721 Voir par exemple les propos tenus dans S.W. Weber, «Comments on several features of the new Code of Civil Procedure», (1966) supra note 9, p. 583.

722 L. Marceau, «Le nouveau code de procédure civile : ses principes et son esprit», supra note 694, p. 367. 723 Ibid.

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Dans un tel contexte, il est intéressant de considérer l’idée de permanence dans l’esprit du Code et dans la présentation dont il fait l’objet. Cela signifie bien sûr que la compréhension de ce qu’est la procédure judiciaire, malgré les modifications dont il sera fait état, conserve aussi des traits constants durant la période. Le Code, quoi qu’il en soit de ses règles, est implicitement considéré comme un texte ayant une vocation «technique», spécialisée, c’est-à-dire celle d’assurer, en tout premier lieu, le bon déroulement des actions. Sans être fausse, cette réalité a eu tendance à occulter, dans l’esprit de certains membres de la communauté juridique, le fait que le Code, malgré son influence sur le déroulement du processus judiciaire, n’est pas uniquement un outil pratique et «technique»725. Autre trait constant, la référence à un vocabulaire lié au Code depuis le XIXe siècle tend à perpétuer l’impression d’enracinement du texte dans son passé. Les termes conservent une relative uniformité, impressionnante au regard de l’évolution de son application judiciaire. La rédaction de quelques articles évoque de près celle des Codes de 1867 ou de 1897726. La reprise de concepts, de termes et même de principes directeurs sur une longue période bâtit une impression de continuité qui peut aussi influencer la façon dont les membres de la communauté juridique interagissent avec le Code ou parlent de celui-ci.

Déjà en préparant le rapport préliminaire de 1962, les commissaires déclarent que la procédure civile est «vieillie»727. Cette critique répète une préoccupation qui anime chaque période de révision du Code de procédure civile. Cependant, les commissaires ne remettent pas en cause la structure même du système. Certaines remarques le laissent entendre, comme celles qui traitent des règles concernant la péremption d’instance. «Il faut bien reconnaître que la règlementation actuelle, qui est tirée de Pothier, ne répond pas aux besoins du moment. Les Commissaires ne croient pas pour autant qu'il serait sage, sous un régime où la marche des procès est laissée à l'initiative des plaideurs, d'abolir l'institution elle-même; ils recommandent plutôt qu'on en assouplisse les règles de manière qu'elles s'adaptent mieux aux circonstances du temps présent»728, précisent-ils. Autrement dit, le cœur du droit judiciaire reste le droit civil québécois issu d’une tradition juridique mixte et fondé sur le système contradictoire hérité du droit britannique, mais il est possible d’infléchir et de modifier les règles, comme ils entendent le faire. La structure même du système judiciaire n’est pas remise en cause, soit parce qu’elle leur semble adéquate, soit parce qu’elle

725 Comme le Code civil, il réfère à des principes, il participe au développement de la pensée juridique et en est un lieu d’expression, etc. Voir notamment D. Jutras, «Culture et droit processuel : le cas du Québec», supra note 699, p. 275- 276.

726 Comme nous l’avons souligné, le texte a été révisé par des praticiens. Ceux-ci connaissent et utilisent la procédure : la permanence du vocabulaire traduit peut-être aussi un trait de l’influence corporative sur le Code, en ce sens que les commissaires conservent le vocabulaire auquel eux-mêmes et les membres de la profession sont habitués et attachés. 727 Rapport préliminaire des commissaires à la révision du Code de procédure civile, 1962, Projet A, supra note 250, p. 1. 728 Rapport préliminaire des commissaires à la révision du Code de procédure civile, 1962, Projet B, supra note 616, p. 2.

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satisfait suffisamment le législateur pour qu’il l’ait exclue de la révision. De fait, comme la démonstration a permis de le constater, divers observateurs contemporains de la révision de 1966 et les commissaires eux-mêmes mentionnent aussi l’enracinement du Code dans ses anciennes valeurs, malgré les réformes indéniables qu’il contient729.

Ainsi, l’accent mis sur la continuité a assurément facilité l’acceptation d’un texte où certains aspects, comme la diminution du formalisme, voulaient rompre avec une tradition largement établie. Cependant, cette même apparence de continuité a-t-elle eu aussi l’effet inverse de minimiser, dans l’esprit d’une partie des contemporains, l’impact des réformes envisagées? Cette question est d’autant plus intéressante que l’idée de l’absence de formalisme indu a mis quelques années à s’imposer comme le courant de pensée dominant devant les tribunaux, même si la procédure de l’amendement a été largement utilisée dans ce sens auparavant730. Malgré la reconnaissance de son existence par le législateur, l’unanimité qui n’existait pas avant 1965 ne se concrétise pas immédiatement par la suite. Le phénomène de résistance au changement, qui consiste à continuer d’utiliser les méthodes anciennes, est bien connu dans de telles circonstances. La survivance des pratiques antérieures malgré l’introduction d’une façon de faire modifiée est représentative de la profondeur d’enracinement d’une philosophie et d’un procédé, d’une conduite, dans l’esprit du groupe considéré, ou d’une partie de celui-ci. Le décalage temporaire entre le comportement encouragé par un mouvement réformateur de la procédure civile et le comportement adopté par l’ensemble des acteurs en situation réelle se produit fréquemment en procédure civile731, comme nous l’avons constaté. Cette réalité ne prouve pas que le changement, proposé ou imposé, ne soit pas valable et ne produira pas de résultats probants à moyen terme. Dans divers domaines liés à la diminution du formalisme, des praticiens et des juges argumentent en faveur ou contre l’application stricte de règles de procédure. La reconnaissance de l’article 2 C.p.c. en tant qu’idée maîtresse qui oriente la procédure civile doit être affirmée expressément une nouvelle fois pour être reçue d’une façon plus universelle. Il est difficile de discerner si le discours lié à la continuité, qui

729 P. Meyer, supra note 693, p. 362; L. Marceau, «Le nouveau code de procédure civile : ses principes et son esprit»,

supra note 694, p. 366; Projet-Draft, Code de procédure civile, 1964, supra note 697, p. IIa.

730 Voir à ce sujet l’arrêt Hamel c. Brunelle, [1977] 1 R.C.S. 147, 156 (j. Pigeon).

731 Ceci apparaît comme un phénomène constant et répétitif en matière de changement culturel. En effet, comme nous l’avons indiqué dans l’explication des concepts, le changement culturel peut se traduire par des phénomènes comme l’acculturation, l’inculturation, l’emprunt, la réception, etc. Celui que nous étudions en matière de procédure durant la période 1965-2013 présente des ressemblances frappantes avec l’emprunt sélectif. L’emprunt libre, ou spontané, se traduit souvent par une adoption rapide du trait culturel emprunté, mais l’emprunt imposé, ou perçu comme tel, peut se jumeler à divers phénomènes. Par exemple, en lien avec le refus du changement, notons la résistance culturelle, qui survient dès le début du processus : elle peut se traduire par une résistance à l’emprunt en tant que tel autant qu’à la culture à laquelle l’emprunt est fait. Dans d’autres cas, il y a plutôt réinterprétation, soit un remodelage progressif de l’élément selon les «modalités de la culture emprunteuse», etc. Bien que n’étant ni nécessairement insurmontable ni symbole d’une déficience du processus initial, de tels phénomènes sont de nature à demander une période d’adaptation. A. Brami, supra note 110, p. 57-58; R. Bastide, supra note 624, p. 53-55 et 58-61.

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aide par ailleurs à la reconnaissance du contenu du nouveau Code, n’a pas aussi encouragé chez une partie de la communauté juridique l’impression qu’il fallait interpréter l’article 2 C.p.c. selon les anciennes façons de faire, puisqu’une partie de sa rédaction reprenait des termes de l’ancien Code. L’intervention décisive dans ce domaine et qui fixe le statut de l’article 2 C.p.c. émane de la Cour suprême et se produit en 1977. Elle impose l’acceptation d’une diminution du formalisme procédural qui vise à faire appliquer la volonté du législateur selon laquelle le fond l’emporte sur la forme732. Inspirées par cet exemple et l’interprétation de l’article 2 C.p.c., les Cours reconnaissent progressivement et élargissent une notion déjà exprimée au début du XXe siècle733, à savoir qu’une procédure non conforme aux règles procédurales peut être amendée pour remédier au problème, si cela n’affecte pas la partie adverse. Selon les mots de la Cour suprême, une partie «ne doit pas être privée de son droit par l'erreur de ses procureurs, lorsqu'il est possible de remédier aux conséquences de cette erreur sans injustice à l'égard de la partie adverse»734. Douze ans après, la Cour suprême vient reconnaître expressément le nouveau courant de pensée dominant. La suppression de la nullité sanctionnant le non-respect des formes imposées, pourtant saluée lors de l’adoption du Code, illustre l’existence d’une adhésion progressive à l’esprit du Code et l’importance de l’intervention de la Cour suprême à cet égard.

Ainsi, l’adoption officielle d’une philosophie prônant l’absence de formalisme indu dans l’application de la procédure civile depuis 1966 modifie la conception générale de la procédure civile. Celle-ci est perçue comme plus souple, permettant, par exemple, quelques adaptations nécessaires à un dossier particulier735. La reconnaissance de la règle a pourtant des raisons de susciter la réflexion. Nous avons souligné précédemment l’intérêt que peut avoir l’application stricte des règles de procédure, notamment en ce qui concerne les délais, en matière de recherche d’efficacité et de célérité736. L’avènement d’une philosophie de formalisme réduit en procédure

732 Hamel c. Brunelle, [1977] 1 R.C.S. 147, 153-154 et 156 (j. Pigeon). Cette volonté est exprimée par les commissaires,

Projet-Draft, Code de procédure civile, 1964, supra note 697, p. IIa et IIIa.

733 Le juge Pratte rappelle aussi qu’en 1901, la Cour suprême aurait considéré que certains délais étaient susceptibles de ne pas entraîner forclusion, décision à laquelle la Cour d’appel aurait toujours passé outre par la suite. Cité de Pont Viau c.

Gauthier Mfg. Ltd., [1978] 2 R.C.S. 516, 522-523. La décision citée (Lord c. R., (1901) 31 R.C.S. 165, 170), s’appuie

principalement sur la possibilité pour des parties de prévoir une modification de certains délais et de faire revivre le droit d’appel après la forclusion. Il mentionne aussi le «Manuel de la Cour d’appel» du juge Rivard, qui traite de la question : A. Rivard, Manuel de la Cour d’appel, juridiction civile : organisation, compétence, procédure, Montréal, Éditions Variétés, 1941, no. 518-520.

734 Bowen c. Montréal (Ville de), [1979] 1 R.C.S. 511, 519 (j. Pigeon).

735 C’est ce qu’exprime entre autres le jugement de la Cour suprême dans l’affaire Duquet c. Sainte-Agathe-des-Monts

(Ville de), [1977] 2 R.C.S. 1132, ainsi qu’en d’autres occasions. Des commentateurs l’avaient proposé dès la lecture du

projet de loi, voir par exemple G. Lemay, Pour la suite du monde judiciaire et semi-judiciaire, supra note 485, p. 24-25, dans le passage précité en page 111.

736 Un texte publié en 1994 s’intéresse d’ailleurs aux questions de formalisme et de réduction de celui-ci, en dégageant des aspects positifs de l’approche formaliste et en critiquant l’esprit dans lequel l’article 2 C.p.c. a été adopté. Il est possible de diverger d’opinion avec l’auteur sur certains aspects de son exposé tout en affirmant que son étude continue de se

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civile se relie notamment au développement d’une conception de l’administration de la justice qui intègre de nouvelles valeurs. La discussion concernant la portée de la philosophie tempérant le formalisme antérieur s’accompagne d’une réflexion sur ses limites. Comme au début du siècle, des membres de la communauté judiciaire rappellent que l’administration de la justice ne se fait pas sans un certain formalisme, si elle doit être «saine et efficace»737. L’assouplissement des règles, par exemple dans le cas du respect des délais de signification738, fait encore naître la crainte de l’arbitraire. Une forme d’inquiétude subsiste aussi à propos de la disparition de quelques conséquences d’une application stricte des règles de gestion de l’instance739. De telles réactions illustrent-elles une forme de résistance au changement culturel que constitue, pour la communauté juridique, le renversement d’une tendance généralisée d’application et d’interprétation de l’ensemble de la procédure civile et de son impact? Si la contestation directe de l’idée proposée par l’article 2 C.p.c. n’est pas la norme, la limitation de la portée de celui-ci dans le discours et dans son application en réduit certainement la portée. Ainsi, il est possible de proposer que, consciemment ou à cause d’autres considérations (ordre, attachement aux anciennes façons de faire, etc.), une partie des membres de la communauté juridique concevait des réticences face à la diminution du formalisme et tentait d’en restreindre les effets qu’ils craignaient devoir être néfastes. À l’inverse, les tenants d’un assouplissement de la procédure civile, de l’adoption entière des principes proposés à l’article 2 C.p.c., évoquent aussi au soutien de leur raisonnement une conception «moderne» de l’administration de la justice740, s’appuyant sur la nécessité de ne pas entraver la sanction du droit. Par ailleurs, l’aspiration à l’accroissement de l’efficacité perdure au moment du choix des recours qui sont accordés, afin d’éviter par exemple la multiplication des recours et des instances.

L’impact réel de la décroissance du formalisme sur le fonctionnement d’un tribunal doit être mesuré. L’adoption d’une telle façon de penser accentue le rôle de gestion de l’instance dévolu aux tribunaux. Lorsque le Code de 1966 prévoit que le juge peut «proroger tout délai qui n’est pas de rigueur, ou relever une partie des conséquences de son défaut de le respecter»741, il lui confie la bonne marche du procès. En supprimant le formalisme dans toute règle qui n’est pas strictement identifiée comme telle, les législateurs de la deuxième moitié du XXe siècle transfèrent aux tribunaux l’obligation de trancher en matière de prolongation de délai en augmentant le recours à la

révéler enrichissante et pertinente à l’étude du formalisme procédural québécois et même, incidemment, à l’évolution de la pensée en matière de procédure civile. Voir F. Charette, supra note 696.

737 R. Savoie, «Rigorisme ou laxisme», (1973) 33 R. du B. 305, 307. 738 Id., p. 307.

739 Par exemple, dans l’arrêt Lecompte c. Besner [1973] C.A. 24, 27-28, le juge Deschênes, dissident, s’inquiète que l’art. 2 C.p.c. soit utilisé pour «mettre à néant la rigueur» que le législateur a voulu conférer à certains délais, ici le délai pour signifier une requête pour précision (170 C.p.c.).

740 Montana c. Développements du Saguenay, [1977] 1 R.C.S. 32, 38 (j. Pigeon). 741 Art. 9 al. 1 C.p.c.

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discrétion judiciaire, plutôt que de l’assujettir au Code en multipliant les règles particulières. Dès 1966, la décision de rendre la procédure moins formaliste a donc aussi un impact sur le rôle respectif du Code et des magistrats dans l’encadrement de la progression des causes, impact qui jouera un rôle dans le développement de la philosophie liée aux principes directeurs. En d’autres termes, l’autorité conférée au Code sur certaines questions diminue légèrement. Par contre, l’expérience prouve que l’absence de formalisme indu ne signifie pas la fin du recours aux règles strictes ou de rigueur ni que l’autorité attachée aux règles du Code soit écartée. Dans le Code comme dans toute interprétation civiliste, la loi reste centrale dans la conception théorique et pratique du système. Comme le rappelle la Cour suprême, «il est évident que, tout formalisme indu écarté, les dispositions impératives du Code de procédure civile doivent être respectées, la procédure observée demeurant une garantie additionnelle du respect des droits des justiciables»742. La représentation de la procédure civile abandonne en partie et progressivement son aspect rigide, pour privilégier une approche plus souple, basée sur les besoins des justiciables et de la progression de leurs dossiers. Mais les avantages des règles de la procédure civile ne sont pas rejetés pour autant. La procédure civile reste obligatoire dans plusieurs domaines et elle balise toujours la route autorisée pour obtenir une décision judiciaire sur une question de droit civil.